Correspondance - Toujours « la revanche du barême »
J’ai lu en son temps, comme tous les habitués de cette Revue, le remarquable article du général Laffargue, paru en mars 1950, et relatif à « la revanche du barème en 1940 ». Je l’ai lu avec d’autant plus de plaisir qu’il concordait entièrement avec les réflexions que j’avais faites depuis fort longtemps sur l’ensemble de ce sujet.
Je voudrais aujourd’hui, très modestement, apporter une simple « rallonge » à cet article, prouver, s’il en était besoin, l’exactitude de ses vues grâce à des exemples choisis sur d’autres théâtres d’opérations, montrer en somme que le barème n’a pas pris sa revanche qu’en 1940 et qu’il en a été ainsi partout et toujours, en tout temps et en tous lieux.
Que faut-il entendre par « barème » ? Tout simplement cette notion, issue de la longue expérience de la guerre de 1914-1918, qu’une division peut agir efficacement, dans l’offensive, sur un front de deux à trois kilomètres, et qu’elle peut résister convenablement, dans la défensive, sur un front de cinq à six kilomètres. Le front étant donné, on en déduira, par une opération simple, le nombre nécessaire de divisions dans les deux cas. Inversement, les forces étant données, le front possible en découlera.
Évidemment, il s’agit là de chiffres moyens, susceptibles de modifications assez sensibles selon le cas concret (terrain, ennemi, etc.), mais enfin cette moyenne est quand même une précieuse indication. En outre, il y a division et division. Le barème ci-dessus est relatif à la division française de 1918, de 15 000 hommes environ, dotée de l’armement de l’époque. Si nous prenons la division américaine actuelle, forte de 18 000 hommes et munie du puissant matériel que nous connaissons, on peut majorer quelque peu les chiffres précédents et permettre à ladite division américaine, avec beaucoup de complaisance il est vrai, un front de cinq kilomètres dans l’offensive et de dix kilomètres dans la défensive. La générosité manifeste de cette fixation ne fait d’ailleurs que renforcer les considérations qui suivent.
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Pendant tout le premier acte de la guerre de Corée, au cours des mois de juillet et d’août 1950, la densité des forces sur le front des Nations unies fut très inférieure à celle requise par le barème, même en tenant compte des unités sud-coréennes. On eut constamment un front mal tenu, insuffisamment garni, présentant beaucoup plus de trous que de parties pleines, avec toutes les conséquences de cet état de choses.
D’abord les fameuses « infiltrations ». Le terme a paru impliquer on ne sait quel sortilège maléfique, martingale sournoise, coup de Jarnac inédit. Au fond, c’était extrêmement simple. L’assaillant qui se trouvait en face des trous progressait à son aise et pénétrait librement dans le dispositif du défenseur. Autant s’étonner de voir l’eau s’infiltrer à travers une passoire. Pendant la guerre de 1914-1918, quand il y avait une division par cinq kilomètres, ou trois hommes au mètre (symboliquement s’entend), il n’était pas question d’« infiltrations ».
Ce n’est pas tout. Les éléments ainsi infiltrés se rabattaient bientôt à droite et à gauche, prenant de flanc et de revers les unités du défenseur accrochées aux « parties pleines » du dispositif. Dès lors celles-ci, menacées d’encerclement, n’avaient plus qu’à déguerpir au plus vite… si elles le pouvaient. Et les acteurs de ces épisodes nous les ont plusieurs fois narrés sous la forme suivante, non dépourvue de candeur : « Notre repli fut très difficile, car notre route de retraite était sous le feu des mortiers et des armes automatiques de l’adversaire ». Évidemment ! Le propre de l’encerclement est en effet que la force encerclée reçoit des coups de devant, de droite, de gauche et de derrière.
Infiltrations et encerclements ont été, au fond, les résultantes directes de la mauvaise tenue du front défensif, de sa densité insuffisante, en un mot du mépris du barème. Tôt ou tard, ce dernier prend sa revanche.
Pour sortir de cette fâcheuse situation, pour rendre ses droits au barème, il n’y a que deux remèdes. Ou bien, pour un front donné, augmenter les forces. Ou bien, pour une quantité donnée de forces, raccourcir le front. Les Nations unies, dans la phase initiale de Corée, étaient bien en peine d’adopter la première solution. Par obligation, sous la pression des événements et de l’adversaire, elles se sont rabattues sur la seconde. Quand, vers la fin août 1950, sur la périphérie du « réduit » de Fusan, leur front s’est trouvé comprimé jusqu’à ne plus compter que 150 kilomètres environ, c’est-à-dire quand il a été diminué de moitié, la résistance s’est avérée victorieuse. Infiltrations et encerclements ont disparu, en même temps que la diminution de la superficie occupée amenuisait l’importance de la guérilla. On a tenu, parce que le barème était enfin respecté.
Mais le succès grise les têtes, et incline à ne plus guère se soucier du barème. On le voit par ce qui s’est passé au deuxième acte de la guerre de Corée, au nord du 38e parallèle. Si, au moyen d’un compas, on mesure sur la carte la longueur du front tenu par les forces des Nations Unies en fin novembre 1950, c’est-à-dire à la veille de l’offensive mort-née du général MacArthur, on trouve à peu de chose près 500 kilomètres. Il en résulte, au taux mentionné précédemment, que le commandement allié aurait dû, pour l’offensive projetée, disposer de 100 divisions américaines, et, pour résister convenablement, de 50 divisions du même type. Je concède volontiers que ces chiffres sont relatifs à un adversaire normal et que les Nord-Coréens étaient au moment considéré en pleine déconfiture. Mais, depuis un grand mois, la silhouette menaçante des armées chinoises apparaissait à l’horizon, et le problème de la résistance se posait impérieusement. Avait-on, compte tenu de tous les contingents, l’équivalent des 50 divisions nécessaires ? Certes non. Par conséquent, barème en mains, les forces des Nations Unies tenaient un front beaucoup trop grand pour leurs moyens, et leur position était terriblement aventurée. Leur dispositif ne constituait qu’un mince rideau, qu’une frêle toile d’araignée que l’assaillant chinois crèverait du premier coup. C’était facilement prévisible, et c’est en effet ce qui s’est produit, avec cette aggravation que la rupture du front a amené l’isolement des éléments avancés en flèche dans la partie nord-est du théâtre des opérations, qui n’ont pu échapper à la destruction que grâce à une retraite par mer (Hungnam). Le barème s’était encore une fois vengé.
Le troisième acte de la guerre de Corée nous amène à des réflexions toutes semblables. Après le fiasco précédent, le général MacArthur a manifesté l’intention de tenir le long du 38e parallèle. Comme forces, il disposait, nous disait-on, de 150 000 hommes représentés par les contingents des Nations unies, augmentés de 100 000 Sud-Coréens. Cela faisait 250 000 hommes, soit l’équivalent tout numérique, de 14 divisions américaines, en accordant, ce qui est tout gratuit et éminemment généreux, la même valeur aux Sud-Coréens qu’aux Américains. Avec ces 14 divisions, le général Mac Arthur « avait droit », selon le barème, à 140 kilomètres de front, et pas à un pouce de plus. Or, le front du 38e parallèle, de mer à mer, comptait 250 kilomètres, soit 100 kilomètres de trop. On pouvait donc s’attendre, d’emblée, à la répétition des mécomptes défensifs éprouvés un mois auparavant. Et c’est ce qui a été effectivement constaté. Seule une retraite rapide, bien ordonnée d’ailleurs, a permis aux forces des Nations unies, moyennant quelques pertes, de se dégager de l’étreinte momentanée des Célestes descendant du nord, en attendant un rétablissement ultérieur.
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Il convient d’ailleurs, en la matière, de ne pas trop critiquer le voisin. En fait de barème, nous avons donné au Tonkin, pendant longtemps, le spectacle d’errements pareils. Nous prétendions tenir le front considérable de la frontière sino-tonkinoise avec des effectifs ridiculement insuffisants. Qui plus est, nous distribuions ces effectifs en une série de postes isolés, répartis tout le long du front. Il y avait non seulement infraction quant au barème, mais aussi cordon linéaire dans toute son horreur. L’ennemi avait évidemment beau jeu à concentrer successivement des efforts massifs sur les divers points de ce cordon, et à les faire sauter un à un. Ce fut la triste histoire de That-Khé, Cao-Bang, Lao-Kay, etc.
Dans le même ordre d’idées, je verserai volontiers au dossier un souvenir personnel. En novembre 1939, la 7e Armée française (Giraud), établie dans les Flandres où je me trouvais, avait élaboré un beau plan de participation à l’avance des armées françaises en cas d’invasion de la Belgique par les Allemands. Ce plan comportait la marche vers Anvers et la Zélande, entre l’Escaut et la mer. Il ne fut d’ailleurs jamais réalisé, l’offensive allemande des Ardennes, en mai 1940, lui ayant enlevé toute efficacité, en balayant ces rêveries zélandaises avec le reste. Mais il est à noter que, dans sa conception, il prévoyait une flanc-garde à droite pour laquelle une division de cette 7e armée se déployait sur l’Escaut, en amont de Gand, et y tenait un front de vingt-sept kilomètres environ. Vingt-sept kilomètres pour une division, en présence d’un adversaire tel que l’Allemand de 1940 ! Ô barème, où es-tu ?
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Ces divers faits donnent à penser que la notion du barème, c’est-à-dire du rapport optimum et nécessaire entre le front et les forces, a tendance à déserter les cerveaux de notre époque, et qu’il y a là comme une maladie universelle. Il n'est donc pas mauvais de la rappeler de temps à autre, comme l’a fait si judicieusement le général Laffargue. On ne saurait en effet, sans risques de graves mécomptes, prendre trop de libertés avec cette notion. Dans l’offensive, son oubli n’a peut-être que des inconvénients limités ; il en résulte, au pis, un simple manque à gagner ; il n’y a que demi-mal ; on n’en meurt pas. Dans la défensive au contraire, il expose à des événements fâcheux et même à des catastrophes.
En vain objecterait-on, pour affirmer la caducité de ces considérations, l’actuelle « disparition de la notion de front continu et son remplacement par celle de combat en surface » (lt-col Berteil : « Pour ne pas préparer la dernière guerre » in RDN, décembre 1950). Il en est, en réalité, des notions comme des armes.
Les nouvelles s’ajoutent aux anciennes, sans les faire disparaître. Si celle du combat en surface s’est logiquement introduite à la suite des progrès de la technique et de l’armement, elle ne chasse nullement celle de front, et il serait souverainement imprudent de perdre celle-ci de vue, surtout sur les théâtres d’opérations qui pourraient éventuellement nous échoir. Les observations précédentes quant au barème, dérivant de la notion de front, conservent donc, à mon sens, toute leur valeur d’actualité. ♦