Le débat stratégique a pris depuis quelque temps une ampleur particulière, et les polémiques soulevées par l'Initiative de défense stratégique ne l’ont en rien simplifié, bien au contraire ! À ce foisonnement d'idées nouvelles et de remises en cause qui peuvent légitimement inquiéter l'opinion, l'auteur, ancien commandant de la Force aérienne tactique (Fatac), oppose un ensemble d'arguments qui incitent à la sagesse et à l'objectivité. Il était sans aucun doute grand temps que quelqu'un fît cette mise au point.
Vaincre… les illusions
Au moment où le débat stratégique tend de plus en plus à occuper la place publique, il faut se souvenir qu’il y a une quinzaine d’années, les problèmes de défense n’étaient pas, en France, au premier plan des préoccupations. Certes, à l’époque — fin des années 60 —, le pouvoir poursuivait l’effort que l’on sait pour affirmer notre politique de dissuasion, pour réaliser les systèmes d’armes adaptés et donner à nos armées de nouvelles structures. Mais l’opinion publique ne portait à ces affaires qu’un intérêt en général limité. L’heure était en effet à l’expansion et à la croissance de l’économie, tandis que, dans l’euphorie de la coexistence pacifique et de sa fausse interprétation — la détente — la notion même de menace militaire tendait à s’estomper, entraînant dans son déclin, malgré les efforts des uns et des autres, celui de l’esprit de défense. À l’époque, bien des militaires, lorsqu’ils évoquaient déjà la modernisation et le développement considérables des forces du Pacte de Varsovie, constataient avec surprise et amertume que leurs propos étaient parfois accueillis avec scepticisme, voire avec indifférence. Pour certains de leurs interlocuteurs, ces affaires n’étaient pas d’actualité. Pour d’autres, la dissuasion nucléaire était la garantie absolue, vérité admise sans réflexion sérieuse sur la détermination, le courage et l’ampleur des moyens nécessaires à la crédibilité du concept.
Et puis tout a changé. Ce fut d’abord le choc pétrolier de 1973, choc qui devait en entraîner d’autres et marquer l’entrée de notre monde dans une crise économique d’où nous ne sommes pas encore sortis. À l’euphorie de l’expansion succédaient les contraintes de la rigueur. Au sentiment de sécurité faisaient place la crainte du lendemain et la prise de conscience de notre vulnérabilité. Ces secousses internes du monde occidental se trouvèrent amplifiées par une montée évidente des périls militaires : affaiblissement de la puissance des États-Unis après la guerre du Vietnam ; mise en évidence brutale du déséquilibre des forces en Europe avec l’affaire des euromissiles ; développement de l’instabilité dans le monde avec une cascade de crises ou de guerres, notamment en Afrique, au Moyen-Orient, en Europe même, tandis que l’URSS, fin 1979, engageait son armée hors de ses frontières et envahissait l’Afghanistan, où elle est encore. Alors, dans l’opinion publique, ce fut le réveil. Désormais, les problèmes de défense ne relevaient plus de spéculations lointaines mais se posaient en termes de réalités concrètes, et de façon pressante. Chez nous peut-être plus qu’ailleurs en Europe, le réflexe a été sain. Loin de se réfugier dans une attitude pacifiste ou neutraliste, les Français, dans leur grande majorité, se sont préoccupés du renforcement de leur défense militaire et des moyens à y consacrer. L’intérêt porté aux questions stratégiques s’est alors traduit par le foisonnement d’idées nouvelles, de remises en cause, d’études et de projets que l’on connaît aujourd’hui. Changement réconfortant dans la mesure où les débats permettent de dégager des solutions concrètes pour améliorer notre sécurité et où ils traduisent une affirmation plus nette de l’esprit de défense. Changement qui n’est pas sans risque, dans la mesure où ces débats, amplifiés par des débordements excessifs, conduisent à la cacophonie et à la confusion, comme nous le constatons ici et là.
Finalement, le balancier de l’histoire est passé, en quinze ans, d’un extrême à l’autre et les extrêmes, pour la stratégie comme pour le reste, correspondent rarement au bon choix. En particulier, la prise de conscience de la montée des périls a favorisé la naissance de courants de pensée qui s’écartent dangereusement des réalités et tendent, d’une façon ou d’une autre, à abuser l’opinion. Ainsi apparaît le temps des illusions. Illusion d’abord sur la possibilité de s’affranchir du fait nucléaire, directement ou indirectement, en revalorisant à l’excès, pour notre défense en Europe, des stratégies d’action classiques et en reléguant la dissuasion nucléaire au rang des accessoires, car placés au pied du mur, beaucoup répugnent alors, dans un réflexe compréhensible de crainte, à envisager le recours aux armes de terreur pour écarter la foudre qui menace ; et les marchands d’illusions trouvent alors un terrain propice pour placer leurs discours. Illusion aussi, à l’autre bout de l’échelle, sur les dimensions mêmes de notre stratégie, dont l’efficacité impose pourtant, plus que jamais, une définition claire des priorités et une adaptation rigoureuse de nos ambitions à la réalité des capacités de notre pays.
Ce sont de telles illusions qu’il nous faut dénoncer pour mieux les… vaincre, car dans le domaine de la défense plus que dans tout autre, le sens du réalisme et le souci de la mesure sont sans aucun doute les meilleurs guides de l’action.
La grande illusion
La première et la grande illusion aujourd’hui est de croire, ou de vouloir faire croire, que l’atome est en voie de perdre le rôle stratégique majeur qu’il tient dans le monde depuis 1945. Ainsi, la crainte du recours au nucléaire serait-elle progressivement écartée, tandis que les armes classiques reprendraient peu à peu la place exclusive qui fut la leur dans la stratégique militaire des temps passés. Réflexe compréhensible et hautement respectable au plan de la morale — donc facilement exploité — mais espoir que la réalité ne permet pas d’affirmer. Trois courants de pensée alimentent une telle illusion, en prenant cependant des voies fort différentes.
Il y a d’abord tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, récusent la dissuasion, ou la dénaturent de telle sorte qu’elle perd effectivement toute crédibilité. Les arguments sont nombreux. Pour les uns, ils consistent à affirmer qu’aucun chef d’État n’aura la volonté, au moment ultime, de déclencher les représailles nucléaires dont l’adversaire aura été menacé, au cas où celui-ci s’en prendrait aux intérêts les plus essentiels du pays. Un tel raisonnement, qui suppose d’ailleurs l’échec de la dissuasion, s’appuie sur l’élimination radicale du rôle que jouent la détermination et la volonté politique dans les situations de crises. Appliqué au cas de la France, il est le plus souvent étayé par une caricature de notre propre politique de dissuasion, présentée comme relevant du tout ou rien — ce qu’elle n’a jamais été —, mais l’argumentation s’en trouve apparemment renforcée. Pour d’autres, ou pour les mêmes, la menace de représailles nucléaires est certes crédible, mais dans la seule mesure où il s’agit d’écarter le risque d’une attaque de même nature. Ainsi le nucléaire ne dissuaderait que du nucléaire… le chimique du chimique et, pourquoi pas, la balle dum-dum de la balle dum-dum. Une telle conception de la dissuasion — et de l’évaluation de la menace — non seulement simplifie de façon outrancière le problème, mais surtout, elle indique clairement à l’adversaire le terrain où il doit s’engager pour imposer sa loi sans risque majeur pour lui. Pour d’autres enfin, souvent encore les mêmes, scrupules et soucis humanitaires se mêlent pour envisager le recours au nucléaire dans des conditions telles que, pour mieux éviter le courroux de l’adversaire, on n’hésite pas à proposer que notre frappe — ne serait-elle que tactique — vise le seul territoire à défendre, c’est-à-dire le nôtre ou celui de nos alliés. Ainsi se mêlent les hypothèses simplificatrices et l’irréalisme le plus total aux plans politique, psychologique et militaire.
Ces idées sont connues. Sans mettre en cause la sincérité de ceux qui les soutiennent, reconnaissons le danger qu’elles font courir. Un danger d’autant plus pernicieux que, présentées non sans talent parfois, elles exercent un pouvoir de séduction certain par l’espoir insensé qu’elles font naître. Lorsque tous les Français seront convaincus du laminage de la volonté politique de leurs dirigeants face au problème nucléaire, il n’y aura plus, effectivement, de dissuasion. En Europe, nous mesurerons notre capacité de défense en fonction du seul rapport des forces classiques. Face à l’URSS, nous savons ce que cela signifie. Un tel courant de pensée est donc dangereux. Il relève aussi et surtout d’un raisonnement incomplet et d’une analyse en sens unique du problème. Seules sont prises en considération en effet les réactions, les hésitations, voire les faiblesses du dissuadeur dans la conduite de sa stratégie, sans jamais tenir compte de l’adversaire potentiel lui-même. Or cet adversaire, c’est lui l’agresseur, c’est lui qui prend en premier les risques et doit surmonter l’incertitude quant aux suites de son entreprise, sachant que toute erreur de calcul de sa part peut entraîner, pour lui d’abord, la catastrophe nucléaire. Avec de telles omissions dans le raisonnement, il est alors facile de présenter des schémas où toutes les frayeurs sont pour nous tandis que l’adversaire peut se permettre, lui, toutes les audaces !
Ne pas tenir compte de l’adversaire ! Pourtant, face au fait nucléaire, notre adversaire potentiel s’est clairement exprimé. L’URSS a perdu 20 millions d’hommes au cours de la Deuxième Guerre mondiale et la majeure partie de la Russie d’Europe a été dévastée. Le souvenir de ces événements est encore vif chez les Soviétiques. Ceux-ci n’ont aucune envie de recommencer une telle expérience, que seules les armes nucléaires seraient capables de leur faire subir. Ils ont pris tellement au sérieux le risque nucléaire que, dès 1952, sous Staline lui-même, ils ont renoncé, dans leur doctrine politique, au principe de l’inévitabilité de la guerre, dans le cadre de la lutte inexpiable entre le capitalisme et le socialisme. Et ce fut la coexistence pacifique, dont Khrouchtchev et Brejnev ont parfaitement défini les contours : « La coexistence pacifique, déclara le premier en 1957, est la poursuite de la lutte pour le triomphe du socialisme sur le capitalisme, à l’exclusion de l’emploi brutal de l’armement nucléaire ». Brejnev, quant à lui, précisait en 1972 : « Nous nous efforcerons de détourner cette lutte historiquement inévitable vers une voie dégagée des dangers des guerres ou des conflits dangereux ». Cela signifie bel et bien que la coexistence pacifique s’est imposée aux dirigeants soviétiques à cause du fait nucléaire. Cela signifie également que si le péril nucléaire était écarté pour eux, alors la guerre redeviendrait possible… Avis aux messagers porteurs d’illusions. La dissuasion nucléaire est une réalité, qu’elle soit ou non avouée ; lui tourner le dos serait pour nous suicidaire.
Un autre courant d’opinion tend aujourd’hui à masquer l’importance du fait nucléaire, un courant sans doute plus nuancé, même si, dans ses conséquences, il rejoint souvent le premier. Il trouve son origine dans la recherche d’un rôle plus large à donner aux forces classiques dans la stratégie nucléaire. Il s’agit là d’un vrai et difficile problème, né avec la dissuasion elle-même, et dont les solutions sont d’ailleurs multiples. Pour être dissuasive, une menace de riposte nucléaire exige d’être brandie à bon escient. Le caractère effrayant de la riposte suppose en effet une menace d’une exceptionnelle gravité, et reconnue sans ambiguïté comme telle. C’est bien dans cette identification du but stratégique de l’adversaire que l’ensemble des forces classiques — dotées ou non d’armes nucléaires tactiques — trouvent leur raison d’être. Plus importantes sont ces forces, plus large est la marge de manœuvre dont est susceptible de disposer le pouvoir politique pour conduire sa stratégie. Il n’y a pas de règles pour définir le niveau optimum de ces forces ; tout dépend des ressources dont peut disposer le pouvoir politique après avoir satisfait les besoins prioritaires au niveau stratégique. Tout dépend aussi de son évaluation de la menace. Mais en toute hypothèse, apparaît la nécessité absolue, pour le dissuadeur, de ne pas se laisser prendre au piège du raisonnement, en inversant les priorités dans la conduite de sa stratégie et en entretenant alors la dangereuse illusion du retour aux guerres d’antan.
C’est bien ce risque qui se précise aujourd’hui en Europe à partir d’un courant de pensée alimenté par tous ceux dont le légitime souci de développer nos forces classiques conduit, par une démarche excessive, à une stratégie bien vaine et dangereuse. Un tel courant est largement inspiré par nos Alliés d’outre-Atlantique. Depuis les années 60, c’est-à-dire depuis qu’ils ont perdu leur supériorité stratégique sur l’Union Soviétique, ceux-ci n’ont eu de cesse en effet de reculer l’échéance d’un éventuel recours au nucléaire sur notre continent et d’orienter la stratégie de l’OTAN vers un engagement conventionnel de plus en plus large. Il faut comprendre la logique de nos Alliés. Il faut également admettre que leurs intérêts, sur ce plan, ne sont pas nécessairement identiques aux nôtres. Actuellement, la pression d’outre-Atlantique trouve une justification nouvelle dans l’efficacité redoutable à attendre des armes classiques modernes, grâce aux progrès de la technologie. D’où les débordements constatés aujourd’hui en Europe, en France comme ailleurs, où l’engouement pour le classique est devenu contagieux. Sans renoncer, c’est vrai, au nucléaire, la perspective de la guerre classique est présentée ici et là comme l’hypothèse la plus probable en Europe, comme la réalité de demain… nous pourrions même dire comme un espoir pour certains. Alors apparaît l’illusion que les combats de demain, en cas d’affrontement sur notre continent, se dérouleront selon des schémas qui font penser, au mieux, à ceux de 1914-1918 et au pire à ceux de 1940. Curieux aboutissement pour ceux que hante le souci de ne pas être en retard d’une guerre ! La meilleure illustration, commune d’ailleurs aux deux courants de pensée évoqués jusqu’ici, en a été présentée lors du show télévisé d’avril dernier (1), show dont l’intention était excellente mais où le talent et la sincérité d’une de nos vedettes les plus sympathiques n’ont pu compenser l’archaïsme des scénarios, où la dissuasion était quasiment absente. Nous n’étions pas sur la bonne voie. On a sans doute frémi ici et là dans les chaumières mais tout cela a finalement laissé une impression de mortel ennui, tant l’opinion sait d’instinct discerner ce qui est vraisemblable de ce qui ne l’est pas.
Une telle stratégie, par ses excès, est vaine. Elle est vaine en ce sens que rien ne prouve que l’adversaire nous suivrait sur le terrain que nous aurions choisi. Le général Gallois a mille fois raison de dire qu’on ne voit pas pourquoi les Soviétiques, s’ils se décidaient à attaquer en Europe, le feraient de telle sorte qu’ils soient sûrs d’être perdants, en renonçant a priori à utiliser la totalité des armes, classiques et nucléaires dont ils disposent ! Une telle stratégie est aussi dangereuse. La guerre classique, nous en connaissons en effet le prix, la durée, les ressources considérables qu’elle exige… et les ravages qu’elle cause, ravages que l’efficacité des armes nouvelles rendrait encore plus redoutables. Comptons, certes, sur nos forces classiques pour renforcer la crédibilité de notre menace de riposte nucléaire — et, dans ce sens, il y a, c’est vrai, des efforts à faire — mais ne nous laissons pas abuser par les perspectives d’une guerre classique en Europe qui conduirait à coup sûr notre continent à la ruine sans écarter pour autant l’ultime péril de l’atome !
L’Initiative de défense stratégique est venue apporter un élément de perturbation supplémentaire et constitue l’amorce d’un nouveau courant d’illusions. L’IDS est trop connue pour être présentée ici dans ses détails. Un tel projet imprime dès aujourd’hui un nouvel élan aux recherches spatiales et au développement de nouvelles technologies, tandis qu’il constitue, face à l’URSS un défi formidable, politique, scientifique, économique… et militaire. Au plan stratégique, l’IDS vise, on le sait, à remplacer la dissuasion par une véritable défense. L’ambition est séduisante pour l’esprit et satisfait la morale. Cela dit, le but affiché doit être pris avec précaution : il ne traduit qu’un idéal vers lequel on tend, mais sans jamais l’atteindre. Il permet, certes, d’envisager un accroissement redoutable des défenses antimissiles — fait capital dont devront tenir compte les nouveaux systèmes d’armes offensifs — mais de là à dire que le bouclier enlèvera toute capacité de pénétration aux missiles stratégiques et permettra ainsi d’écarter le péril nucléaire, il y a un abîme que beaucoup n’hésitent pas à franchir. Pour ceux-là, nous pourrions bientôt entrer dans une ère nouvelle, l’ère post-nucléaire, de fait une nouvelle illusion… Car nous sommes à l’ère nucléaire. Nous y sommes entrés en 1945 et nous ne sommes pas près d’en sortir. La physique est ce qu’elle est et les découvertes scientifiques ne s’effacent pas. Il nous faut en conséquence regarder la réalité en face.
La réalité, elle, demeure : l’explosif nucléaire permet à un seul projectile de forte puissance — un seul — d’effacer de la carte une grande cité, ou même de ravager une contrée entière. Cela signifie que le bouclier, pour éliminer une telle menace, devrait être efficace non pas à 90, 95 ou 99,9 pour cent, mais à cent pour cent. Face aux missiles balistiques, nous nous retrouvons finalement, dans l’espace, dans une situation analogue à celle des années 50 où, devant la menace des bombardiers nucléaires, nous exigions des défenses aériennes une efficacité à cent pour cent. C’est précisément l’impossibilité de garantir une telle performance qui a conduit au concept de la dissuasion nucléaire. Rappelons également que si le bouclier se renforce, l’épée, quant à elle s’aiguisera ; il y a bien des manières en effet pour percer ou éviter un bouclier. C’est une question de tactique, de technique et d’imagination. Et puis, est-il certain que les Soviétiques relèveront le défi ? Ne vont-ils pas se contenter de multiplier le nombre de leurs vecteurs stratégiques, en augmentant aussi la puissance des charges ?
En toute hypothèse, par-delà toutes ces illusions, il paraît assuré que le fait nucléaire restera bel et bien l’élément dominant des stratégies à venir, même si les problèmes doivent être plus complexes, les moyens offensifs plus diversifiés et l’affrontement plus largement étendu à la quatrième dimension.
Les grandes envolées
Dénoncer ces illusions et affirmer que la dissuasion nucléaire reste la dominante des stratégies ne conduisent pas à prôner l’immobilisme. De toute évidence, les changements politiques, économiques, scientifiques constatés aujourd’hui ou attendus demain pèsent sur les stratégies et imposent un effort permanent d’adaptation. D’ailleurs, les courants d’opinion évoqués jusqu’ici, s’ils pèchent par leurs excès, répondent à des préoccupations réelles : crédibilité des représailles nucléaires, effort pour échapper au tout ou rien et évolution des capacités de pénétration des missiles balistiques. Ces préoccupations ont bel et bien justifié les efforts déployés jusqu’ici pour faire évoluer notre stratégie, nos systèmes d’armes et nos forces. Pour l’avenir, de tels efforts apparaissent, en toute hypothèse, suffisamment importants pour que, à l’autre bout de l’échelle cette fois-ci, nous ne nous fassions pas d’illusions non plus sur la dimension même de notre stratégie, en Europe comme hors d’Europe. Ne nous laissons pas emporter par ces grandes envolées du discours, envolées séduisantes mais sans rapport le plus souvent avec nos capacités réelles.
Nos capacités réelles ! Un rapide tour d’horizon sur les transformations inéluctables qui s’imposeront à nos armées nous montre déjà l’ampleur de l’effort qui nous attend.
Il y a d’abord l’espace. Si la France a sérieusement défriché dans ce domaine, au plan militaire l’essentiel reste à entreprendre, que ce soit pour satisfaire les besoins en télécommunications ou répondre aux nécessités de surveillance et d’observation dans la quatrième dimension. Pour le nucléaire, évolution aussi. S’agissant de la FNS, aux problèmes déjà préoccupants de la sûreté au sol des systèmes d’armes — voir le programme SX — vont s’ajouter ceux de la sûreté sur trajectoire des vecteurs et des têtes face au développement probable des défenses ABM. L’ampleur encore incertaine de ces problèmes à venir ne facilite ni le choix des solutions ni même l’évaluation des échéances. Nous sommes certains d’une seule chose : tout cela coûtera beaucoup d’argent, car les techniques et les tactiques nouvelles se conjuguent pour donner à la lutte entre l’épée et la cuirasse une dimension financièrement inquiétante. Au niveau du nucléaire tactique, les choses se présentent sans doute mieux. Mais apparaît la nécessité, selon nous, d’élargir bientôt notre panoplie en nous dotant de l’arme neutronique. L’intérêt serait double. L’efficacité de notre frappe préstratégique serait affirmée car nous aurions de bonnes chances de porter un coup sévère aux unités, blindées ou non de l’avant, en plus du reste ; compte tenu de ses effets limités sur l’environnement, cette arme rendrait notre frappe plus crédible vis-à-vis… de nos Alliés, dans la mesure où leur territoire pourrait être atteint.
Quant aux forces classiques, l’échéance de la fin de ce siècle — c’est-à-dire demain — est, on le sait, redoutable. Beaucoup de matériels majeurs arriveront d’ici-là en limite d’âge (chars, hélicoptères, avions de combat, transport, navires dont porte-avions…), tandis que des besoins entièrement nouveaux apparaissent comme celui du radar de surveillance aéroporté. Ces questions sont à la une de l’actualité au travers des débats sur la programmation en cours. Mais en plus, il nous faut aborder le problème du volume de ces forces. Celui-ci a été défini dans les années 60 en fonction du rôle imparti à notre dispositif dans le cadre de notre concept dissuasif : évaluer le but stratégique de l’adversaire et donner au pouvoir politique les délais pour conduire sa manœuvre. Depuis, il n’a pas sensiblement évolué. L’effort principal a porté sur la modernisation des armements et des équipements. Les restructurations à bilan nul — négatif pour la dernière — se sont succédé. Finalement, nul ne songe à nier qu’aujourd’hui, le niveau quantitatif de nos forces a atteint son point bas et qu’il serait bon de renverser la tendance. En effet, si les hypothèses d’engagement sont désormais plus variées, grâce à la plus grande souplesse d’emploi des unités, des besoins nouveaux apparaissent dans le domaine logistique et aussi dans celui des appuis, aériens notamment ; ces besoins, il faudra bien les satisfaire pour préserver la cohérence du système. Et surtout, nous savons que les conflits modernes entraînent une consommation de plus en plus effrayante de moyens, constat dont nous devons tenir compte si nous voulons que la durée de notre engagement se maintienne à une valeur significative. C’est une question de qualité des armes ; c’est aussi une question de volume des forces. Dans le domaine de l’action extérieure enfin, ce n’est pas jouer les Spartacus que de rappeler la lacune évidente que nous devons combler dans les années à venir, à savoir l’insuffisance, dans la troisième dimension, de notre capacité de transport à longue distance. Le besoin est connu et reconnu ; il n’est pas aujourd’hui satisfait.
Espace mis à part, tous ces efforts sont pratiquement indépendants du degré de coopération européenne. Finalement, ce n’est pas l’immobilisme qui nous guette ; ce serait plutôt l’essoufflement. Les difficultés actuelles le prouvent déjà. Alors non ! Ce n’est pas le moment d’en rajouter avec des ambitions illusoires et dangereuses…
Les grandes envolées… Passons rapidement sur le schéma déjà évoqué du retour à la guerre classique en Europe. La guerre classique ! Illusion, mais aussi impossibilité, pour nous comme pour ceux qui nous entourent. Si pour parer à toutes les éventualités, nous prétendons en effet avoir nous aussi les capacités de nous battre à tous les niveaux de l’escalade, classique et nucléaire, nous devons être conscients de l’effort gigantesque — nous disons bien gigantesque — que nous aurions à fournir et des sacrifices financiers insupportables qui nous seraient imposés, à nous comme à nos Alliés. Les nouvelles capacités des armes sont souvent présentées comme un argument justifiant de telles ambitions. Sachons bien que si ces capacités deviennent plus larges, les coûts augmentent d’autant, tandis que la complexité des tactiques ne permet pas de compenser comme on pourrait le croire le nombre par la qualité. Car, à la guerre, on est au moins deux et les armes de l’adversaire se perfectionnent comme les nôtres… Nous avons eu l’occasion récemment d’en faire la preuve ici même pour ce qui concerne l’arme aérienne (2). Certes, les Soviétiques disposent, eux, de tout et dans tous les domaines, classique et nucléaire. Mais eux, ils peuvent prendre avec le niveau de vie de leurs populations des libertés que nous, nous ne pouvons pas nous permettre. C’est à la fois notre supériorité et notre faiblesse. C’est une bonne raison en tout cas pour ne pas nous engager sur la voie qui est la leur.
Mais il y a plus sérieux. C’est ainsi que la sanctuarisation élargie a, dans notre pays, le vent en poupe. Nous voici projetés à l’autre bout de l’échelle des illusions. Le concept a des origines fort diverses : souci légitime de resserrer nos liens avec nos voisins, inquiétude née du brutal constat du déséquilibre des forces en Europe, surenchères politiques aussi… Soyons cependant prudents, car on fait dire à la sanctuarisation élargie un peu tout ce que l’on veut. Pour les uns en effet, ce concept est envisagé dans toute la rigueur du terme. La sanctuarisation a des limites précises, l’Elbe par exemple, où la logique du raisonnement conduit alors à proposer de déployer nos forces ; un sanctuaire ne saurait en effet être défendu avec des unités déployées à plus de cent kilomètres à l’intérieur de ses limites. Pour les autres, le concept entraîne essentiellement un déploiement en avant des moyens nucléaires tactiques. Cela implique du même coup de lier leur sort à celui des forces alliées ; nous sommes ramenés au cas précédent. Ce sont ces deux interprétations qui nous intéressent ici, même si pour d’autres encore, la sanctuarisation élargie paraît relever d’une simple extension de la notion de nos intérêts vitaux, dont on se garde bien alors, à juste titre, de préciser les limites. Pour ceux-là, si l’expression conserve son pouvoir de séduction, elle traduit de fait un concept fort éloigné de la véritable sanctuarisation, ou bien les mots n’ont plus de sens. L’ambiguïté méritait d’être relevée ; elle est regrettable, mais le concept, lui, ne l’est pas.
Dire que la notion de nos intérêts vitaux doit pouvoir être comprise, selon les cas, d’une façon plus ou moins extensive est une chose. Cela a d’ailleurs toujours été le langage de la France, même si l’extension envisagée a évolué dans le temps en fonction notamment du degré de coopération avec nos voisins. Parler de sanctuarisation élargie en est une autre, toute différente. Dans le premier cas, nous laissons à l’adversaire le soin, et le risque, d’évaluer lui-même si nos intérêts vitaux sont ou non menacés par telle ou telle de ses entreprises. Nous introduisons ainsi dans ses calculs un facteur d’incertitude redoutable, dans la mesure où cet adversaire voudrait s’en prendre à l’un de ces pays auxquels nous sommes attachés, en Europe, par tant de liens politiques, économiques, culturels… et militaires. Notre dissuasion nucléaire apparaît alors comme un élément stabilisateur concourant d’ores et déjà à la sûreté de nos voisins. Encore faudrait-il que nous en persuadions nos Alliés ; encore faudrait-il nous en persuader nous-mêmes ! Dans l’autre cas — la dissuasion élargie, au sens strict du terme — nous apportons une certitude affichée qui a toute chance de ne pas couvrir tous les cas de figure en cas de crise en Europe et offre à l’adversaire des perspectives nouvelles pour mettre à l’épreuve nos ambitions et porter atteinte à notre crédibilité.
Par-delà ces considérations doctrinales et sans insister davantage sur la crédibilité politique fort douteuse du concept, il serait pour le moins prudent de mesurer au préalable les conséquences d’une telle envolée au plan militaire. En plus des efforts inéluctables qui nous attendent et dont nous avons dressé le bilan, une sanctuarisation élargie nous conduirait à réévaluer nos capacités de frappe stratégique, compte tenu du nouveau rapport des enjeux. Elle imposerait sûrement un renforcement cette fois-ci considérable de notre potentiel classique, en particulier dans le domaine logistique, étant donné le nouveau déploiement de nos forces. Enfin et surtout, il nous faudrait revoir sérieusement en hausse notre potentiel nucléaire tactique. En effet, la menace prise en considération ne serait plus seulement celle visant nos propres forces, mais aussi celle visant l’ensemble du dispositif allié. L’arme nucléaire dite tactique n’est pas une sorte de superartillerie que l’on peut mettre à la disposition de son voisin, sans engager alors l’existence même de son propre pays. Par sa nature même, l’ANT est bel et bien couplée avec la menace ultime de notre riposte stratégique. Le nouveau qualificatif qui lui a été récemment attribué — préstratégique — souligne cette évidence. L’ANT n’est pas davantage un simple pétard que l’on ferait sauter devant l’adversaire pour l’alerter sur la gravité de son entreprise ; elle doit avoir également une efficacité opérationnelle suffisante pour briser l’élan de l’adversaire et obliger celui-ci à se remettre avant de poursuivre… éventuellement. Rappelons que les forces de l’OTAN ont disposé, à une époque, de plus de 8 000 armes de cette nature et qu’aujourd’hui, elles n’en auraient plus « que »… 4 000 environ ! Alors, sanctuarisation élargie ? En théorie, tout est possible. Mais regardons la réalité en face et ne nous nourrissons pas d’illusions en faisant des promesses que nous serions bien incapables de tenir.
Notre stratégie d’action extérieure n’est pas à l’abri non plus de certains dérapages provoqués par des ambitions porteuses elles aussi d’illusions. Force est de constater qu’avec l’expérience et l’évolution des menaces, la durée et l’ampleur de nos interventions ont tendance à augmenter, tandis que, face à l’instabilité croissante dans le monde, notre stratégie prend une nouvelle vigueur, entraînant des réactions ici et là parfois excessives. Deux risques se présentent alors : le premier est d’inverser les priorités dans notre effort de défense ; le deuxième est de concevoir une stratégie d’action extérieure qui ne prendrait pas en compte tous les paramètres du problème.
Ainsi n’est-il pas rare d’entendre qu’en Europe, la stratégie militaire se limiterait à une sorte de veillée d’armes plus ou moins figée par la menace nucléaire, l’essentiel de la lutte se déroulant désormais à l’extérieur. L’affirmation est, dans un sens, parfaitement justifiée. Encore faut-il ne pas perdre de vue que la veillée en question est absolument prioritaire et que, de plus, elle absorbe une part importante de nos ressources. Rien ne peut être entrepris en effet si la sûreté de notre continent n’est pas assurée. Si l’on perd de vue cet aspect des choses, alors apparaît le risque d’inverser les priorités dans notre effort de défense ou bien, si les priorités sont maintenues, d’envisager une stratégie d’action extérieure qui ne serait plus à la mesure de nos capacités. On passerait alors insensiblement du concept du coup de poing, pour les interventions, à celui du corps expéditionnaire, du schéma de Kolweizi à celui de Suez. Premières illusions.
Le deuxième risque relève d’une perception incomplète, dans l’opinion en général, des véritables données de notre action extérieure. Les Français sont dans leur ensemble très sensibles à l’appel du large. Notre situation géostratégique l’explique ; notre histoire le prouve. Attitude parfaitement justifiée encore de nos jours. La dimension de notre stratégie extérieure, au sens géographique du terme, ne peut être que mondiale, compte tenu de la répartition de nos intérêts… et de nos territoires sur le globe. Le problème qui se pose est celui des moyens et des modes d’actions à concevoir pour nos forces. Or, le poids de la tradition aidant, ce problème n’est le plus souvent perçu que d’une façon partielle, sous le seul angle de la stratégie navale. Il apparaît alors simple, dans ses principes, et les priorités semblent évidentes. Hélas ! Les choses sont aujourd’hui plus complexes. Elles exigent une perception nette du caractère interarmées de l’action extérieure et de ses nouvelles données. En particulier, quel que soit le cadre considéré — présence ou intervention — nous savons qu’aux forces navales s’ajoutent désormais, pour donner à nos armées la mobilité stratégique qui leur est indispensable, les forces aériennes à long rayon d’action — combat et transport, ce transport dont nous venons précisément de relever la lacune dont il souffre. Et cette mobilité est d’autant plus importante que la nature même des crises et leur soudaineté imposent des réactions souvent immédiates, des mises en place toujours rapides, dans des zones parfois très reculées à l’intérieur des continents, là où nous sommes intervenus quatre fois sur cinq au cours des dix dernières années.
Polémique ? Concurrence ? Non, rappel à la réalité et surtout de la complémentarité des forces, dont il s’agit de tirer les conséquences au plan des moyens comme à celui de l’emploi. Et ce n’est pas le plus facile, parce que cela impose une répartition cohérente — ce qui ne signifie pas égale — des efforts entre les différentes armées et parce que cela pèse sur les actions envisageables pour chacune d’elles. Mais c’est bien la seule façon de donner à notre stratégie d’action extérieure la vigueur qu’elle mérite, avec des moyens dont l’enveloppe est nécessairement limitée. C’est la garantie pour répondre au mieux, par le style et la vigueur des interventions, au caractère des crises actuelles. C’est aussi la garantie pour mieux cerner les limites du possible, loin des schémas illusoires. Nous ne pouvons pas en effet tout faire, partout.
Conclusion
Ainsi le foisonnement des idées nouvelles et des remises en cause que nous constatons aujourd’hui s’alimente-t-il de courants d’opinion fort divers, parfois totalement opposés, parfois complémentaires, des courants qui se recoupent sur certains points pour ensuite diverger. Il s’agit d’y voir clair. C’est pourquoi il nous a paru nécessaire, dans un souci de recalage, de distinguer dans tout cela ce qui est accessible de ce qui ne l’est pas, et de séparer le rêve de la réalité. Question de bon sens.
Au fil des propos ont alors émergé ici et là des faits qui nous paraissent essentiels et constituent autant de jalons capables de montrer la route pour aller de l’avant. Car nous ne saurions avoir une attitude figée face aux évolutions qui se dessinent. Pour bien reconnaître la route, il faut éviter aussi les amalgames et les interprétations à sens unique des faits. Question de sens de la mesure. Reconnaître la primauté de la dissuasion nucléaire n’a jamais signifié prôner le tout ou rien ou éliminer toute stratégie d’action ; repousser avec vigueur l’idée d’un retour aux guerres d’antan en Europe ne conduit pas à minimiser l’importance des forces classiques et leur aptitude à combattre sur le continent ou ailleurs, pas plus que souligner la complémentarité des armées ne peut masquer la spécificité — et l’importance — de chacune d’elles. Ces précautions étant admises, alors il devient sans doute possible de dégager des solutions concrètes. Mais soyons convaincus qu’en toutes hypothèses, qu’il y ait ou non évolution de notre stratégie et quel qu’en soit le sens, notre défense exige d’ores et déjà, et exigera encore demain que nous lui consacrions une part accrue de nos ressources. C’est aussi la condition pour vaincre… les illusions.
Août 1985
(1) La guerre en face.
(2) Défense Nationale, juin 1985 : « Le changement dans la troisième dimension ».