Discours du Premier ministre lors de la séance d'ouverture de la 38e session de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) le 13 septembre 1985.
Patriotisme, indépendance, solidarité
Il y a un an, je m’adressais à la promotion 1984 de l’IHEDN et je soumettais à la réflexion des auditeurs deux thèmes qui orientent toute l’action gouvernementale : le rassemblement et la modernisation. Ces thèmes trouvent leur application dans le domaine de la défense nationale. Le rassemblement des Français autour de leurs forces armées est resté pratiquement unanime, les valeurs du patriotisme et de l’esprit de défense sont présentes et, je crois, intangibles.
Quant à la modernisation, sa nécessité peu à peu s’impose dans les comportements sociaux. L’idée de modernité et les efforts que réclame sa réalisation progressent malgré les difficultés, qu’il s’agisse de notre industrie, de notre administration, de notre système éducatif, de nos rapports sociaux. Bien naturellement notre politique de défense reflète ces progrès et nos forces armées se sont affirmées comme l’une des composantes de notre société les plus aptes à se moderniser.
Trois actions indissociables ont inscrit dans les faits cette volonté de modernisation de notre défense.
D’abord, la modernisation continue de nos forces nucléaires. Indispensable au maintien de leur crédibilité, elle constitue une priorité absolue, traduite dans nos campagnes d’essais dans le Pacifique et soulignée par le président de la République avec une constante détermination, notamment lors du premier départ en patrouille opérationnelle du sous-marin stratégique L’Inflexible, doté du nouveau missile à têtes multiples M4.
Autre outil de notre modernisation : La force d’action rapide (FAR). Elle a été mise en place selon le calendrier prévu et manifeste sans ambiguïté, notre volonté et notre capacité d’intervention en Europe ou hors d’Europe. Cette force, qui n’est pas conçue pour occuper un créneau dans le dispositif intégré de l’OTAN, sera un outil souple, doté d’une grande mobilité et d’une excellente puissance de feu antichar. La FAR est un moyen d’agir, si nécessaire, dès les premières heures d’un conflit ou d’une crise.
Je soulignerai également la modernisation continue de notre corps de bataille. Des projets majeurs, comme le futur char de combat et l’hélicoptère de combat franco-allemand, garantissent à long terme la poursuite de cette constante adaptation.
La FAR et notre corps de bataille donnent à nos forces efficacité et cohérence, au service de notre stratégie globale de dissuasion. L’armement préstratégique joue son rôle dans cette démarche. Il constitue l’ultime avertissement adressé, sous la seule responsabilité du président de la République, à une puissance qui menacerait nos intérêts vitaux. Ce n’est ni une superartillerie, ni encore moins l’instrument d’une frappe limitée. C’est l’indication claire qu’un changement de nature affecte dès lors notre riposte, au-delà de laquelle elle prend la forme d’un recours à l’arsenal stratégique.
En organisant cette année une manœuvre au niveau du corps d’armée avec nos alliés allemands, nous avons d’ailleurs clairement démontré que nous entendions exercer pleinement notre solidarité politique, le cas échéant, sur le plan militaire.
Ainsi, le cheminement de notre modernisation progresse. Comme toujours, notre défense marche à l’unisson des progrès de notre économie et de notre société.
Les lignes de force de la stratégie française
Une défense moderne est en constante évolution mais elle reste enracinée dans quelques principes. Ainsi la stratégie de la France est fondée sur la dissuasion nucléaire du faible au fort. Vingt-cinq années d’efforts nous ont donné des moyens crédibles et diversifiés pour assurer, en toute indépendance, la protection de nos intérêts vitaux. La stratégie d’interdiction de la manœuvre ennemie qui en résulte est une stratégie de non-guerre. Elle s’appuie sur trois types de forces : terrestres, aériennes et maritimes.
Autre principe intangible : la défense des intérêts de notre pays dans le monde et le respect de notre alliance, de nos accords militaires et de nos amitiés. La modernisation de nos forces d’intervention permet de rester au niveau de la menace. On a vu, au Tchad par exemple, l’an dernier, que la France pouvait donner à un pays ami qui nous l’avait demandé les moyens de préserver son indépendance.
Notre programme de construction de sous-marins nucléaires d’attaque, la mise en chantier d’un porte-avions à propulsion nucléaire, de même que la décision de créer une base militaire bien équipée en Nouvelle-Calédonie, témoignent aussi de la vocation mondiale de la France et de sa détermination d’assurer sa défense. Notre capacité d’action en mer et outre-mer constitue un des impératifs de cette défense. Demain, cette capacité trouvera de nouveaux champs d’application dans l’exploitation des richesses de la mer et dans l’utilisation de l’espace.
Les deux principes que je viens d’énoncer : fidélité à la stratégie de dissuasion nucléaire et rôle mondial de la France sont illustrés avec un particulier éclat, aujourd’hui même, par la présence du président de la République à Mururoa après une escale à Kourou, en Guyane. Puissance nucléaire et puissance du Pacifique, la France a, dans cette région du monde, des intérêts qui sont essentiels à son indépendance. Nous resterons vigilants pour qu’ils ne soient pas lésés. Les essais nucléaires continueront sur ce territoire de la République, comme l’a précisé le président Mitterrand, « autant qu’il sera jugé nécessaire pour la défense du pays, par les autorités françaises et elles seules ».
On trouvera le même esprit de fidélité à nos traditions et la même volonté d’ouvrir des perspectives d’avenir dans les actions de la France en faveur du désarmement. La quête légitime de sécurité s’est transformée chez les deux supergrands en une course aux armements. Ce surarmement entraîne des dépenses considérables. Il est d’autant plus choquant que dans le même temps des hommes meurent de faim, faute de pouvoir être secourus efficacement par les pays développés. Or, le sous-développement, ce n’est pas seulement le malheur des hommes, c’est aussi un processus générateur d’instabilité, qui constitue un facteur aggravant pour la sécurité des régions concernées. Devant l’ONU, le président de la République a proposé le 28 septembre 1983 la convocation, après une sérieuse préparation, d’une conférence dont l’ordre du jour aura pour but d’encourager l’aide au développement au moyen de ressources dégagées par des mesures de désarmement.
Cette année, se sont ouvertes des négociations entre les Américains et les Soviétiques à Genève. Nous souhaitons qu’un accord véritable en soit le fruit. Nous avons refusé la prise en compte de la force française parce que celle-ci est indépendante et sans commune mesure avec les arsenaux des deux supergrands, à qui il revient d’abord de faire les premiers pas. Seul un équilibre des forces, au niveau le plus bas possible, peut, selon nous, engendrer la sécurité et rassurer les pays qui, comme le nôtre, veulent maintenir la paix.
Nous sommes également favorables à une intensification des négociations entreprises à la conférence de Stockholm sur le désarmement en Europe. Avant la suspension de ses travaux, en juillet 1986, nous souhaiterions obtenir des résultats concrets et significatifs pour le renforcement de la sécurité sur notre continent. Cette conférence de désarmement est une enceinte où les déséquilibres sur les armements classiques peuvent être réellement discutés.
En ce qui concerne l’espace, nous voulons éviter l’apparition d’armes à très fort pouvoir déstabilisant. Nous avons fait des propositions constructives dans ce sens à Genève. Nous souhaitons que le traité ABM de 1972 soit préservé. Nous considérons que les recherches auxquelles, du reste, on procède d’un côté comme de l’autre, doivent demeurer conformes au traité.
Sur de tels principes la France ne variera pas : il n’y a pas de meilleure base pour s’engager dans la réflexion sur l’avenir.
Un changement du monde
Depuis un an, il y a eu accélération des questions que la modernité pose à notre défense, qu’il s’agisse de l’Initiative de défense stratégique américaine ou de la prise de conscience par l’Europe des défis technologiques et de sa mobilisation, à l’initiative de la France, dans le projet Eurêka.
Dans le domaine militaire, comme dans la sphère économique, nous vivons un changement du monde. C’est le fait d’une irruption des nouvelles technologies, qui révolutionnent les domaines du traitement de l’information, des matériaux, du vivant, de l’énergie et de la mécanique. Ces nouvelles technologies, qui ont comme point commun de nécessiter des investissements considérables, peuvent être la clé d’importantes évolutions stratégiques.
Les deux supergrands, arrivés à un niveau d’armement et de capacité de destruction jamais atteint dans l’histoire, s’opposent certes sur des idéologies, mais surtout sur des volontés de puissance. Ils tendent maintenant toutes leurs énergies pour prendre un ascendant crédible en masse d’armements et en qualité scientifique, et pour occuper une position dominante dans la dialectique de la dissuasion, où la perception de la menace de l’autre prime sur sa réalité.
C’est dans ce contexte qu’il faut analyser l’Initiative de défense stratégique américaine, qui pourrait affecter l’ordre stratégique mondial que nous connaissons depuis une vingtaine d’années.
Le programme américain a été présenté initialement comme un programme défensif, qui se propose de détruire, en vol, des missiles attaquants et non plus les silos de l’adversaire par une frappe préventive ou par une frappe des villes en représailles. Toutefois, il se traduirait, dans les faits, par la mise au point et l’installation dans l’espace de nouveaux armements.
Si ce système voyait le jour, il entraînerait le déploiement d’autres systèmes concurrents. Il aurait aussi comme effet de générer de nouveaux armements offensifs. La lutte du bouclier et de l’épée connaîtrait un nouveau développement. Le président de la République a rappelé notamment notre opposition à tout ce qui aboutirait à un surarmement dans l’espace.
Nous ne méconnaissons pas les efforts que réalise l’URSS dans le domaine des armes antimissiles et antisatellites mais pour autant nous n’adhérons pas au concept général qui sous-tend l’IDS, selon lequel les armes nucléaires deviendraient impuissantes et dépassées. Cette conception nous paraît hautement hypothétique et donc discutable. L’importance de technologies qui, pour certaines, n’existent pas encore, ne saurait conduire à changer brutalement de concept stratégique.
Rien ne permet de penser que les moyens offensifs pourraient disparaître dans un avenir prévisible. Nous pensons également qu’il est discutable de chercher à fonder dès maintenant un concept stratégique sur des possibilités technologiques lointaines. Il est surtout dangereux de rechercher l’adhésion à un ensemble problématique en tenant un discours qui revient à dévaloriser ce qui constitue, pour très longtemps encore, le fondement même de notre sécurité, à savoir la dissuasion nucléaire.
Dans l’état d’incertitude qui la caractérise, cette initiative américaine peut donc constituer un facteur de déstabilisation de l’ensemble de la scène stratégique. Dans ces conditions, la France n’est pas en mesure de lui apporter son adhésion.
En revanche, nous voyons les retombées pour la recherche et l’industrie américaines d’un programme qui espère disposer de 26 milliards de dollars de dépenses sur cinq ans. Aussi bien sommes-nous résolus, même si cette résolution n’est pas nouvelle, à intensifier encore les efforts technologiques en Europe pour ne pas prendre de retard par rapport à cette gigantesque mobilisation de moyens.
La percée technologique qui s’amorce sous nos yeux entraînera des conséquences en dehors même des domaines nucléaire et spatial. Elle bouleversera les procédés de combat classique, et l’évolution générale prévisible pèsera sur l’ensemble des choix stratégiques. Qui ne pourra consentir aux investissements nécessaires en hommes et en moyens, n’aura plus guère de liberté d’action. L’ampleur des financements indispensables pour une puissance nucléaire comme la France conduit à bien délimiter ce qui doit être pris en charge en coopération et ce qui doit strictement rester national.
Perspectives d’avenir
Face à ces changements des équilibres mondiaux, je voudrais insister sur deux perspectives vers lesquelles la France doit s’engager résolument ; le rôle accru de l’Europe dans son propre effort de défense et la gigantesque mobilisation pour la maîtrise des technologies du futur, notamment de l’espace.
Dès la décision de quitter l’organisation militaire intégrée, le général de Gaulle entreprenait de définir avec nos alliés des modalités de coopération militaire. Ce mouvement n’a jamais cessé. Il est devenu une des pierres angulaires de la politique étrangère de la France. L’avenir de notre défense ne peut être dissocié de celui de l’Europe.
La France a proposé à ses six partenaires de l’Union de l’Europe occidentale de relancer cette organisation pour débattre de leurs intérêts communs et spécifiques sur les questions de sécurité. Consciente des évolutions de l’idée de sécurité européenne, la France, réactivant dès 1982 les dispositions du traité de l’Élysée, a institué avec la république fédérale d’Allemagne une structure de coopération diplomatique et militaire sans équivalent en Europe. Cette structure travaille de manière pragmatique et approfondie à traduire dans les faits notre communauté croissante d’intérêts dans le domaine de la sécurité. Cette solidarité est heureusement complétée par nos relations traditionnelles avec la Grande-Bretagne, seule puissance nucléaire européenne en dehors de la France.
Dans ce cadre, il importe de mieux réfléchir à un développement efficace de la coopération stratégique entre Européens, sans méconnaître l’impérieuse nécessité d’une présence américaine significative à nos côtés.
Sur le plan militaire, l’interopérabilité et, dans tous les cas possibles, la standardisation au sein des forces de l’Europe occidentale, doivent être développées, compte tenu de l’acharnement de la compétition technologique et du coût de plus en plus élevé des armements modernes. Une juste appréciation des nécessités et des compétences doit permettre de dégager dans de nombreux cas des solutions européennes communes.
Pour les productions d’armements européens, il existe, pourquoi le nier, de réelles difficultés, qui tiennent au caractère inévitablement concurrentiel d’entreprises nationales dynamiques. La grande qualité des produits d’outre-Atlantique, et la nécessité pour certains pays européens de participer au financement de la garantie américaine introduisent un facteur de difficulté supplémentaire. Ceci ne doit en aucune manière nous faire renoncer à rechercher sans cesse des compromis équitables, visant à la production de produits performants. L’Europe a montré ses capacités en réalisant de nombreux programmes comme Eurodif, Ariane, Airbus.
L’histoire des productions d’armements européens est suffisamment jalonnée de succès pour que les efforts nécessaires continuent à être faits par tous. Les programmes de missile antichar de troisième génération et de moteurs d’hélicoptère doivent être complétés par d’autres. Nous avons décidé de continuer à développer un avion d’appui au sol correspondant à nos besoins et se fondant sur notre savoir-faire industriel et commercial. Il est différent de l’intercepteur sur lequel les quatre pays avec qui nous discutions vont coopérer, mais des voies nous paraissent encore ouvertes pour une production aéronautique coordonnée.
Quant au projet Eurêka, proposé par la France, il veut mobiliser les nations européennes, dont certaines n’appartiennent pas à l’Alliance, pour la production de matériels de très haute technologie nécessaires à la maîtrise du futur. Au contraire de l’Initiative de défense stratégique, il ne s’agit pas d’un programme d’armement même si des retombées sur le plan stratégique sont cependant évidentes pour ceux des pays d’Europe qui le décideront. Il s’agit d’assurer, face aux dynamismes américain et japonais, la présence massive de l’Europe dans des secteurs civils de pointe et d’enrayer un retard européen qui est dû à la dispersion des efforts.
Le projet Eurêka entraînera une solidarité supérieure en Europe dans le domaine de la haute technologie. Déjà Jean Monnet parlait des solidarités de fait en Europe lorsqu’il lançait il y a une trentaine d’années la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA).
Aujourd’hui, ce que la France attend d’Eurêka, c’est le renforcement des solidarités de fait en Europe, par accords volontaires entre deux ou plusieurs entreprises européennes dans les domaines des technologies de l’information, des télécommunications, de la robotique, des matériaux, de la productique, des ressources végétales et vivantes, mais aussi des techniques avancées pour la protection de l’environnement et pour les transports. Les promoteurs des projets Eurêka tireront certainement les leçons du modèle de coopération que constitue l’Agence spatiale européenne. La capacité de l’Europe en matière spatiale, amplement démontrée par les tirs successifs d’Ariane, aboutira, espérons-le, dans les meilleurs délais à la définition et à la mise au point de navettes orbitales européennes.
Comme vous le voyez, la France ne veut ni être distancée ni se faire imposer sa conduite dans les processus de changement en cours. Fidèle à ses principes, elle définit ses propres réponses, sans méconnaître l’importance des enjeux tant stratégiques qu’industriels. C’est de ces enjeux que vous devrez prendre la mesure, tout en gardant à l’esprit dans votre session l’exigence première d’indépendance de la France dans la solidarité avec ses alliés.
Patriotisme et esprit de défense
Plus que jamais, l’évolution des systèmes d’armes et la diversité des théâtres d’opérations nous rendent sensibles aux liens entre la puissance économique et la puissance militaire. C’est toute notre politique de modernisation qui contribue à l’effort de défense de la France, et plus précisément : la modernisation de notre appareil productif, la modernisation de notre système éducatif et l’action de la France pour le développement du Tiers-Monde.
L’esprit de défense et l’esprit de modernisation sont tout un. La même vigilance, la même volonté d’indépendance les animent. Notre peuple y est engagé. C’est dire aussi l’importance de la défense civile qui permet de lutter contre toutes les formes de menaces et de déstabilisation. Le ministre de l’Intérieur et de la Décentralisation, avec la collaboration des autres ministres et notamment celui de la Défense, ont progressé dans l’élaboration d’une politique active à cet égard. Les responsabilités locales vont s’accroître dans ce domaine, permettant aux populations concernées d’être de plus en plus associées aux différents plans de protection.
Oui, c’est tout notre peuple qui doit être désormais tendu dans un effort pour maintenir et si possible accroître la puissance de notre pays. Il le fait pour son économie et il le fait pour sa défense, conscient que pour gagner les batailles de la modernité, il existe une valeur efficace et forte : le patriotisme.
Dans le bouleversement prévisible de beaucoup de données stratégiques, dû à l’apparition de nouvelles technologies, la stratégie française de dissuasion doit garder son indépendance et sa crédibilité. Si cette stratégie reste résolument articulée autour de nos forces nucléaires, modernisées en fonction de l’évolution des défenses de l’attaquant, elle doit également prendre en compte les changements d’échelle nécessités par la conquête des technologies nouvelles particulièrement celles de l’espace. L’Europe peut relever le défi, dans la mesure où les dirigeants comme les peuples sauront distinguer l’essentiel.
Nous devons enfin œuvrer résolument pour que la sagesse et la volonté de coopération soient traduites à l’échelon de la planète par une politique de désarmement. Sans faiblesse, mais sans scepticisme, il nous faut agir pour gagner la paix, objectif ultime et permanent de notre effort de défense. ♦