L'auteur, président de la Commission armées-jeunesse (CAJ), a prononcé cette allocution à l'occasion des États généraux du civisme organisé par le Comité national de liaison « Être citoyen » fin 1986. Il y explicite les rapports entre le civisme et les armées, insistant tout particulièrement sur le rôle majeur du service national.
Civisme et service national
Dans le cadre des états généraux qui nous réunissent aujourd’hui sur le thème du civisme, je suis heureux d’intervenir, non seulement comme représentant des armées mais aussi comme président de la commission armées-jeunesse, tant il est vrai qu’armées et jeunesse sont deux réalités fortement impliquées par le civisme.
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Le civisme est l’art d’être citoyen. Dans le domaine des idées, c’est la conscience d’appartenir à la cité, c’est la reconnaissance de valeurs communes morales et matérielles sur lesquelles elle est fondée. Dans celui de l’action, c’est le dévouement de l’individu à cette cité.
Or qu’est la jeunesse, sinon l’ensemble des citoyens débutants sortant de l’enfance et de l’assistance familiale pour, progressivement et grâce à différentes actions éducatives, s’intégrer en tant qu’individus pensants et agissants ? Quant à l’armée, qu’est-elle, sinon un ensemble de citoyens voués à la défense, par les armes, de la cité ?
Nous savons qu’à l’origine des sociétés, la qualité de citoyen est indissociable de celle de soldat. Dans ses cités, le monde grec offre de multiples exemples d’armées nationales. Je n’évoquerai que les deux plus célèbres : Sparte et Athènes.
Sparte présente le type extrême de la « cité-caserne ». Selon Platon : « Le peuple spartiate est une armée, il forme la garnison d’une ville qui n’est qu’un camp ».
L’Athènes de Périclès, elle, a gardé l’obligation du service militaire et dispose d’une « armée-citoyenne » qui se confond avec la cité lorsque la patrie est en danger. L’année de sa majorité, à 18 ans, le citoyen prononce le serment civique : « Je ne déshonorerai pas ces armes sacrées, je n’abandonnerai pas mon compagnon de bataille, je combattrai pour mes dieux et pour mon foyer, seul ou avec d’autres. Je ne laisserai pas la patrie diminuée, mais je la laisserai plus grande et plus forte que je l’ai reçue ». À la « cité-caserne » s’oppose ainsi la cité « mère des arts et des lettres » protégée par son armée nationale.
Mais l’histoire ancienne nous apprend aussi que les progrès techniques de l’époque dans les équipements et les armements déjà de plus en plus perfectionnés et coûteux, le développement de la cavalerie et les créations de flottes de guerre conduisirent très souvent à la formation d’une armée de professionnels recrutés tant dans le pays même qu’à l’étranger. Il en est alors chaque fois résulté le désintérêt des citoyens à l’égard de la défense, qui entraîna la chute de la cité. Faute de l’avoir compris, ou de n’avoir pu l’éviter, les cités grecques et Rome en sont mortes.
La défense doit donc être un souci permanent des sociétés. Elle ne doit pas être abandonnée à des mains étrangères. Ce sont là deux règles à valeur permanente qui conditionnent la survie des nations. C’est pourquoi les armées françaises d’aujourd’hui associent à un certain taux de professionnalisation indispensable pour le service de leurs armes de haute technologie ou pour des interventions urgentes décidées par le gouvernement la participation de la jeunesse à la défense de la patrie par le procédé de la conscription — terme de 1798 — ou du service national — terme actuel —.
Aujourd’hui le service national — qui évolue dans ses formes comme évoluent les modes de vie de la société et les exigences de la politique de défense du pays — demeure un acte essentiellement civique.
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Certes, il n’appartient pas aux armées de présenter une doctrine du civisme, ni même d’en définir les applications concrètes, car celui-ci relève d’une série de choix moraux, culturels, politiques, et dans une société diversifiée comme l’est aujourd’hui la nôtre, il ne peut revenir à un seul corps de la nation — et tout particulièrement à celui qui détient la force — de prendre au nom de tous des options fondamentales. Cela est du ressort du législateur.
Mais dans le domaine du civisme, les armées ont des responsabilités importantes et elles les assument. D’abord, bien évidemment, les armées n’existent que pour une finalité, la défense de la nation par les armes, acte éminemment civique. Leurs structures, leurs méthodes, tout ce qui est entrepris en leur sein, doivent tendre et tendent vers ce but. Mais à partir de là, il est clair qu’elles ont des fonctions civiques.
Les armées font accomplir au jeune citoyen son premier acte civique impliquant, et combien profondément — même en temps de paix —, le sacrifice de l’individu à l’intérêt commun. Elles ont donc la charge de lui faire appliquer concrètement, et par un geste autrement coûteux que les petits actes de solidarité de l’apprentissage scolaire, ce que l’école leur a appris en matière de civisme. Elles contribuent ainsi, après la famille et l’école, à la prise de conscience du citoyen.
Les armées ne peuvent avoir de soldats que motivés. Il est donc normal et nécessaire que, dans leur domaine et dans les limites de leurs propres responsabilités, elles contribuent à maintenir et à développer le civisme de tous leurs membres, professionnels et conscrits. Mais celui-ci ne s’apprend pas comme une leçon, il se construit à l’occasion de la vie quotidienne. À l’exception de quelques séances de formation civique qui se veulent être des rappels, il n’est pas un élément des programmes d’instruction militaire, il en constitue le motif et l’application, et cela doit être souligné, à toute occasion, par les instructeurs. L’action civique dans les armées est donc essentiellement pratique, pragmatique même, et fait appel au sens des responsabilités et à l’esprit d’initiative.
Dans les actions du combat, les armées ont besoin de l’intense cohésion de tous les exécutants. Elles sont donc une école de cohésion et contribuent de la sorte à apprendre aux citoyens à vivre ensemble, pour un même objectif, en se supportant mutuellement et dans une organisation, donc sous une autorité, au nom de l’intérêt commun. À la richesse de la diversité des individus, les armées ajoutent l’efficacité de l’effort en commun. Et cela est important à une époque où la défense légitime des spécificités, des différences, voire des particularismes, conduit trop souvent et indûment les individus et les groupes à l’intolérance. Or, le civisme n’est-il pas le fruit de la tolérance, même, mieux, celui de la volonté de vivre et de demeurer ensemble ?
Voici, me semble-t-il, les trois pierres que les armées apportent à l’édifice du civisme : une prise de conscience charnelle, une motivation, le sens de la cohésion organisée.
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Ces trois pierres s’articulent parfaitement autour de la pierre d’angle du civisme. Celui-ci comporte la conscience de droits découlant de l’appartenance à la communauté ; mais c’est aussi et surtout la reconnaissance des droits d’autrui dans un esprit de solidarité, et celle des droits de la collectivité à l’égard des êtres. Pour un individu, le sens civique, c’est donc le sens de ses droits et de ses devoirs dans la cité. Mais, les hommes étant ce qu’ils sont, le citoyen retient volontiers ses droits, il oublie facilement ses devoirs. À mon sens, l’instruction civique dispensée dès l’école et « poursuivie ensuite, selon les termes du président Robert Fabre, tout au long de l’existence, dans la famille, à l’armée, dans l’entreprise, dans la communauté locale et nationale », doit donc mettre l’accent sur la notion de devoir, réhabiliter le sens de celui-ci et en exalter les vertus.
La pierre d’angle du civisme est en effet le sens du devoir. Cette affirmation vous étonnera-t-elle de la part d’un militaire ? Je ne le pense pas, puisqu’il est demandé au soldat de consentir, le cas échéant, le sacrifice de sa vie à son pays. ♦