Allocution du chef d'État-major de la Marine prononcée en mars 1987 devant les auditeurs de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN).
Réflexions pour la Marine de 2007
Toute démarche de l’esprit visant à prévoir et à préparer l’avenir doit être précédée d’un effort pour examiner comment on est passé de la situation qui prévalait à une époque antérieure à la situation présente. Il est donc nécessaire, si l’on veut, sans trop s’égarer, préparer des forces navales pour les vingt prochaines années, de se rappeler ce qu’était la marine voici vingt ans.
En 1967, la force océanique stratégique (FOST) naissait : Le Redoutable était lancé le 29 mars. Il n’entrait pas pour autant en service, sa première patrouille opérationnelle ayant eu lieu en janvier 1972. Mais, en 1967, ce que devait être la FOST était bien défini, et les programmes que constituaient un sous-marin de 8 000 tonnes, un système de propulsion à vapeur en circuit fermé tirant son énergie de la fission contrôlée, des missiles balistiques de plusieurs milliers de kilomètres de portée, à tête nucléaire, et les capacités de calcul correspondantes, étaient en marche vers leur rendez-vous.
L’aviation embarquée était déjà une force moderne, équipée d’appareils à réaction basés sur deux porte-avions neufs, armés de missiles air-air et air-sol et dotés de radars d’interception et de tir.
Les navires de surface entraient dans l’ère des missiles aériens. Jusque-là ils ne connaissaient que les torpilles, qui sont des missiles sous-marins. Les missiles qui entraient en service étaient antiaériens, et on commençait à leur associer des calculateurs numériques. Mais 1967 est aussi l’année où, pour la première fois, un navire de surface, l’Eilath israélien, était mis hors de combat par un missile antinavire.
Depuis lors il n’y a plus un, mais six sous-marins stratégiques (SNLE), dont certains portent des missiles à têtes multiples. Il y a des sous-marins d’attaque à propulsion nucléaire. Les deux porte-avions sont toujours les mêmes, leurs avions d’attaque sont récents et équipés pour tirer une arme nucléaire, ceux de supériorité aérienne ont près de 25 ans d’âge mais sont armés de missiles modernes. Parmi les autres navires de surface, vingt-sept sont armés d’hélicoptères — il n’y en avait que six en 1967 —, onze disposent de stations de communication par satellite et trente sont armés de missiles antinavires. On trouve aussi de tels missiles sur les avions embarqués et sur les sous-marins.
Les vingt ans qui viennent de s’écouler ont donc été caractérisés par l’accroissement et la mutation des forces sous-marines, l’arrivée massive de l’informatique à bord des unités, et la généralisation des missiles tactiques, qu’ils soient antiaériens, antinavires ou même anti-sous-marins. En fin de période, apparaît une évolution technique importante dans les procédés de détection sous-marine. La marine nationale a, comme d’autres marines, développé la détection passive en écoutant et analysant finement les bruits à très basse fréquence engendrés par les sous-marins, au lieu comme auparavant d’émettre un signal ultrasonore dont l’écho est éventuellement renvoyé par leur coque.
Ainsi la marine s’est-elle adaptée à son temps en modernisant ses armes et ses équipements, ce qui lui a permis de remplir ses missions dans un contexte économique difficile. Aujourd’hui, quelle est la situation ? Que doit, dans ce cadre, être la marine ? Les réponses à ces questions permettent d’apprécier comment évolueront les conditions d’emploi des forces navales dans l’environnement concevable pour l’avenir.
Les données
L’exposé des motifs du projet de loi de programme relatif à l’équipement militaire pour les années 1987-1991 rappelle que « la politique de défense de la France continue de reposer sur les mêmes principes fondamentaux : indépendance nationale, solidarité avec nos alliés, présence et rayonnement dans le monde ».
En Europe, deux faits caractérisent la situation : le rapport des forces, déséquilibré au profit du Pacte de Varsovie, et l’apparition d’une nouvelle phase dans les relations Est-Ouest en matière de contrôle des armements. Notre stratégie de dissuasion du faible au fort, totalement indépendante, trouve sa raison d’être dans la persistance du premier fait et dans certaines inquiétudes que peut faire naître l’évolution du second. Pour l’exercice de cette stratégie, il se trouve que l’océan se prête mieux que d’autres milieux à la dissimulation de nos moyens de frappe en second, éléments indispensables de notre crédibilité. C’est donc en mer que l’on doit faire vivre ces moyens. Or la haute mer ne connaît pas de frontière ; personne n’y est chez soi, sans pour autant être chez les autres. Il faut pouvoir y agir à sa guise, y connaître l’activité des autres, sans aucune possibilité, en temps de paix, de la contrarier, mais en se tenant toujours prêt à s’y opposer si nécessaire.
Hors d’Europe, on observe de graves perturbations dans les régions d’importance stratégique majeure, comme le golfe Arabo-Persique, la Méditerranée orientale, certaines parties de l’Afrique. Or il faut, dans le monde, protéger les intérêts de la France, contribuer à sa présence et au maintien de sa souveraineté partout où elle s’exerce, c’est-à-dire tout spécialement dans nos DOM-TOM, satisfaire si besoin est aux accords de défense et de coopération qui nous lient à de nombreux pays de l’Afrique francophone, assurer enfin la liberté de circulation maritime.
Tous ces éléments, correspondant à l’analyse des menaces faite par le gouvernement, vont servir à définir les moyens dont la marine devra être dotée. Cela est très exigeant, car ainsi que le notait Bismarck, « la géographie… est la seule composante invariable, à l’échelle humaine, de l’histoire ». Et la géographie place le centre d’expérimentations nucléaires de l’autre côté de la planète, le centre spatial européen sur un territoire français très opportunément proche de l’équateur mais de l’autre côté de l’Atlantique, et des possessions françaises importantes à la fois pour elles-mêmes et pour les facilités qu’elles offriront pour le dialogue avec les engins spatiaux, à toutes les latitudes et toutes les longitudes. Enfin, et pour s’en tenir à la métropole, la France est sur la façade atlantique de l’Europe, au large de laquelle circule le flux maritime des biens alimentant l’économie de ce continent. Elle est aussi sur sa façade méridionale et tout ce qui se passe dans ce « centre du monde ancien » qu’est le bassin méditerranéen la concerne peu ou prou.
Maintien dans les profondeurs de la haute mer d’un dispositif permanent de frappe nucléaire stratégique, capacité de connaissance suivie des activités étrangères où et quand nous le voulons, possibilité d’intervention au niveau convenable en tout point du globe, autant dire que tout impose à la France d’être présente sur les mers. Encore faut-il savoir comment elle le sera d’ici vingt ans.
La Marine de 2007
La vie d’un navire dure largement plus de vingt ans. Ceux de nos bateaux qui aujourd’hui n’ont que quelques années d’existence seront donc toujours en service au terme considéré. Mais leurs armes, leurs moyens d’observer, de communiquer, de maîtriser les situations, auront sans doute changé. Et bien d’autres bateaux seront entièrement nouveaux.
Dans une livraison récente de Cols bleus (1), le ministre de la Défense a exposé que la marine française se structure « aujourd’hui et pour demain » autour de trois pôles : des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, des sous-marins nucléaires d’attaque, et des porte-avions. Ces trois pôles, à eux seuls, conviennent assez bien aux besoins exprimés de dissuasion, d’information et d’intervention. Mais il faut leur ajouter, en permanence, des éléments manifestant la présence des forces armées françaises, c’est-à-dire des bâtiments de surface et des avions de patrouille n’ayant pas le caractère inquiétant d’un sous-marin ou d’un porte-avions, et capables de rendre à peu de frais des services de « vie courante » dans les régions où ils. se trouvent : renseignement, surveillance des zones économiques ou des eaux territoriales, transport au profit des autorités militaires ou civiles et des populations, assistance à la grande pêche et aux marins en difficulté.
Les SNLE actuels sont d’une conception qui remonte à plus de vingt ans, même le dernier de la série. D’ici 1992, tous ces sous-marins à l’exception du Redoutable mettront en œuvre les missiles M4. Ils seront remplacés nombre pour nombre à partir de 1994 par des sous-marins dits « de nouvelle génération ». Un soin tout particulier est apporté à la conception et à la réalisation de ces bâtiments qui seront plus gros que nos SNLE actuels afin d’être le plus silencieux possible. Leur tonnage sera de 13 000 tonnes environ.
Les missiles armant les SNLE nouveaux seront dans un premier temps, c’est-à-dire pour les deux premiers, du type M4 à têtes multiples, puis ultérieurement des M5 dont les têtes auront des caractéristiques correspondant aux nouveaux aspects de l’environnement stratégique lors de leur mise en service. Il faut remarquer que dans le temps où n’auront été définis que deux types de SNLE, les missiles stratégiques (Ml, M2, M20, M4 et M5) auront été constamment améliorés, tant pour les vecteurs que pour les têtes nucléaires.
Les sous-marins nucléaires d’attaque, deuxième pôle évoqué par le ministre, sont jeunes. Le Rubis, le Saphir, et le Casablanca qui naviguent déjà, l’Émeraude qui entrera en service l’an prochain, seront tous encore en activité dans vingt ans, en compagnie de quatre autres du même type, et sans doute d’au moins deux autres d’une nouvelle série de bâtiments plus importants, pour des raisons comparables à celles qui ont fait grossir les SNLE. En considérant les missions qui leur sont confiées, il semble raisonnable d’en avoir entre dix et quinze.
À l’autre extrémité de l’échelle des âges, nos porte-avions actuels n’ont aucune chance d’être encore en service dans vingt ans, mais la marine, conformément aux décisions arrêtées par le gouvernement, continuera à disposer de porte-avions et de leur aviation embarquée. Un tel bâtiment vit entre trente et quarante ans. Le Charles de Gaulle, qui entrera en service en 1996, sera donc encore en activité en 2030, et le remplaçant du Foch également. Il y aura en effet deux porte-avions, un seul n’ayant aucun sens. La construction de ceux-ci est financée sur une période de vingt ans environ, à raison d’annuités correspondant à peu près au cinquième des crédits de paiement consacrés chaque année au renouvellement de la flotte de surface et des sous-marins d’attaque. C’est le prix à payer pour disposer des avantages reconnus à l’aviation embarquée, combinaison de ceux liés au « fait aérien » : souplesse d’emploi, rapidité, puissance, et de ceux tenant à ce que l’on peut appeler le « fait maritime » : permanence sur zone, liberté d’action vis-à-vis des tiers, mobilité tactique (un porte-avions peut se déplacer de mille kilomètres en vingt-quatre heures).
Nos nouveaux porte-avions commencent à être bien connus. Leur taille les place à la limite inférieure de leur classe de navires. Ils seront à propulsion nucléaire, ce qui augmentera encore leur mobilité au point qu’on pourra parler à leur sujet de mobilité stratégique. Ils seront dotés de catapultes, comme les quinze porte-avions américains qui à notre connaissance ne risquent pas d’abandonner cette formule avant longtemps. Cela permet d’avoir en l’air de vrais avions, disposant de toutes les capacités d’un avion de combat basé à terre. De plus en plus de pays de par le monde sont dotés d’avions tout à fait modernes ; il serait déraisonnable d’envoyer pour les affronter une aviation embarquée disposant d’appareils handicapés par construction, car il faut bien mettre quelque part les artifices nécessaires au décollage court et à l’atterrissage quasi vertical : si on ne les met pas sur le porte-avions, on les retrouvera sur l’avion qui en sera pénalisé.
Notre aviation embarquée sera encore constituée de Super-Étendard jusqu’en 2005 environ, tandis que nos intercepteurs Crusader n’ont plus que quelques années à vivre. Leur remplacement est à l’étude. Une de nos préoccupations est le guet aérien avancé. Sur mer, il est partiellement assuré par des bâtiments répartis autour des porte-avions et par des avions de sûreté, les Alizé dont ce n’est pas la vocation principale et qui ne dureront pas au-delà de la fin du siècle. On peut escompter, dans l’avenir, bénéficier d’informations venant de satellites et du système de détection aéroporté de la défense aérienne, suivant les zones où seront employés nos navires. Pourtant, le besoin d’un appareil de guet avancé demeure pour fournir une bonne connaissance de la situation dans l’espace aérien autour de nos forces, le danger pouvant prendre la forme d’avions ou de missiles lancés d’avions, de navires de surface ou de sous-marins.
Les bâtiments de surface auront soit une vocation tactique précise, antiaérienne ou anti-sous-marine, utilisée lors de leur emploi dans le contrôle d’une zone (par exemple si l’on veut écarter tout sous-marin d’une région donnée), ou pour la sûreté au large de nos côtes, ou au sein d’un groupe aéronaval constitué autour d’un porte-avions, soit une vocation plus générale de présence avec les capacités correspondantes de grande autonomie, de bons moyens de liaison, et des équipements militaires destinés davantage à la protection propre du navire qu’à une contribution à la guerre navale de haut niveau. Encore convient-il d’observer, comme pour les avions, que la plupart des marines disposent aujourd’hui et disposeront plus encore demain d’armements très modernes, et que nos navires « de présence » devront avoir les moyens de faire respecter le pavillon français.
Les bâtiments spécialisés dans la lutte contre avions ou missiles aériens sont actuellement au nombre de cinq. Il y a indubitablement un point faible dans ce domaine : nous voulons remplacer nos missiles français et américains à moyenne portée (une trentaine de kilomètres), mais il n’y a pas sur le marché de matériel convenable pour les ressources que nous pouvons y consacrer. Le besoin antimissile est plus pressant encore. Aussi un missile français antimissile à courte portée (cinq à dix kilomètres), le SAAM, est-il en cours de développement. Nous en équiperons nos navires. Notre intention est de nous associer à un projet de missile à moyenne portée, le SAMP, qui serait une extension du SAAM, et lorsqu’il sera défini, d’en doter nos bâtiments de défense aérienne.
Les bâtiments anti-sous-marins sont au nombre de douze. Ce nombre est peut-être trop faible. Au vu de l’évolution des menaces, il sera sans doute souhaitable de l’augmenter jusqu’à dix-huit. Leur mission est partagée avec les sous-marins d’attaque et les avions de patrouille maritime. Ce sont ces trois composantes de la marine qui sont chargées de façon complémentaire d’écarter le danger des sous-marins adverses.
Pour les missions de présence, nous disposons pour peu de temps encore de huit avisos-escorteurs, et pour plus longtemps de dix-sept avisos. Tous ou presque sont armés d’Exocet mais ils ne portent pas d’hélicoptères. Notre intention est d’assurer la relève des plus vieux de ces bateaux par d’autres emportant des hélicoptères, armés de missiles mer-mer et d’un moyen d’autodéfense antiaérienne. Ces bâtiments, auxquels s’ajoutent une dizaine de petits patrouilleurs, remplissent et rempliront outre-mer et au large de nos côtes la mission « d’occupation du terrain » qui permet de savoir ce qui se passe sur mer, de faire respecter la loi, de porter assistance et éventuellement de protéger.
Sur nos côtes, nous devons être capables de maîtriser la menace des mines, au moyen desquelles l’usage de nos propres ports ou de certains chenaux et passages obligés pourrait nous être dénié. Nos forces de lutte contre les mines procèdent à la surveillance quasi visuelle — par acoustique, électronique et informatique interposées — du fond des eaux et à l’élimination des objets que l’on y trouve et qui paraissent suspects. Cela demande des équipements coûteux, mais on obtient une certitude de sécurité là où l’on n’avait que des présomptions. Nous avons en service des dragueurs et des chasseurs de mines anciens, dont les derniers disparaîtront aux environs de 1995, et nous voyons entrer en service dix chasseurs modernes construits en coopération avec la Belgique et les Pays-Bas. Dès cette année, nous lançons un programme de bâtiments antimines qualifiés d’« océaniques » car on les veut efficaces sur tout le plateau continental. Nous estimons qu’il nous faut, à terme, dix de ces BAMO, et quinze chasseurs.
Il faut aussi pouvoir recueillir rapidement sur de grandes zones les renseignements sur ce qui se passe en surface, ou aller pister un sous-marin dont la présence a été décelée par un moyen quelconque, enfin chercher à intercepter des sous-marins soit dans une région de passage obligé, soit à proximité de notre trafic. Ces tâches sont le lot de l’aviation de patrouille maritime basée à terre. Elles demandent une présence de longue durée, et la mise en œuvre d’équipements complexes et encombrants servis par un équipage nombreux. Toutes ces raisons expliquent la nécessité d’avions de grande taille, qui ne peuvent utiliser que des aérodromes terrestres. Le parc actuel de trente-six Atlantic, dans le dernier quart de leur vie, sera remplacé par un parc d’une quarantaine d’avions neufs, les Atlantique 2, capables d’exploiter les plus récents procédés de détection en surface et d’écoute de l’activité sous-marine. Véritables navires volants, ils sauront communiquer via les satellites et lancer des missiles contre les navires aussi bien que contre des sous-marins, bien au-delà de l’horizon.
Les évolutions
L’exploitation des possibilités nouvelles offertes par la technique, et les nécessaires parades à l’utilisation par les adversaires de ces mêmes possibilités, amènent ou amèneront des évolutions sensibles dans trois domaines principaux :
– l’utilisation de l’espace affectant les communications, la précision et le suivi de la navigation, l’observation de la surface et la surveillance de ce qui s’y déplace, la connaissance de l’environnement, enfin la capacité de pénétration des armes stratégiques ;
– la lutte contre les sous-marins, où l’amélioration des procédés de détection s’accompagne de progrès considérables de la discrétion du « gibier », et conduit à s’interroger sur un usage spécifique de l’arme nucléaire dans ce domaine ;
– la lutte à la surface des mers, où prédominent toutes les techniques de la guerre électronique.
L’espace
L’utilisation de l’espace va permettre de disposer de liaisons plus sûres, plus rapides et plus discrètes entre les autorités à terre et les forces navales, et entre les divers éléments de ces dernières. En particulier, on verra des liaisons « directes », si l’on peut dire (alors que le support physique des signaux passe par un ou deux satellites géostationnaires) entre les sous-marins nucléaires d’attaque et les autres moyens aéronavals. Il y a là une cause d’évolution profonde des tactiques et des mentalités. Pour des raisons de discrétion, les sous-marins ont toujours répugné à émettre, de peur de compromettre le succès de leur mission. Si les liaisons par satellites excluent tout risque d’indiscrétion, on peut envisager d’obtenir presque en temps réel les informations recueillies par les sous-marins et d’orienter continûment l’action de ceux-ci en fonction de l’évolution de la situation. Cela permettra l’intégration plus directe des sous-marins à la manœuvre d’ensemble. Il faut cependant rappeler à ce propos que le système militaire de communications Syracuse utilise le satellite géostationnaire français Télécom Un situé au-dessus de l’Atlantique et ne couvre qu’une partie de la surface du globe. Hors de cette zone, on ne dispose pas de la souplesse d’emploi procurée par ces procédés, sauf à utiliser, en raison et en fonction des circonstances, des satellites commerciaux ou des satellites militaires de puissances alliées. La marine ne peut donc que souhaiter l’extension mondiale de Syracuse.
À la facilité nouvelle procurée par les communications s’ajoute l’amélioration spectaculaire de la précision de la navigation. Grâce à des réseaux de satellites fournissant les mêmes éléments aux sous-marins, aux avions, et aux navires de surface — voire à certains missiles, dans le futur — les erreurs de position entre partenaires éloignés les uns des autres disparaîtront, et on pourra s’affranchir des importantes mesures de sécurité actuellement en vigueur dans toutes les marines du monde, où l’on redoute à juste titre les méprises et leurs conséquences funestes. Mais en ce domaine, nos navires et avions utilisent des réseaux étrangers et il n’y a pas en cours de programme français de satellite de navigation. L’abonnement au système international de positionnement global Navstar est satisfaisant dans la plupart des situations mais on ne saurait faire reposer entièrement le succès d’une opération ou l’efficacité d’un armement sur ce système.
L’observation militaire revêt, évidemment, une importance fondamentale pour l’évaluation de la situation dans les théâtres maritimes et la conduite des opérations en mer. La connaissance des moyens et des mouvements ennemis est toujours un avantage décisif pour celui qui l’a le premier ou qui déjoue les moyens utilisés par l’adversaire, en le trompant sur la réalité des événements perçus.
En mer cependant on ne peut se contenter d’observer des positions, il faut détecter et suivre sans solution de continuité des objectifs mobiles. Les satellites d’observation terrestre apporteront d’excellents renseignements sur les sites fixes : fréquentation des ports, objectifs côtiers, chantiers navals, infrastructures, permettant ainsi de multiplier l’efficacité de l’aviation embarquée si elle doit intervenir. Mais la faible capacité de leur balayage les rend inaptes au suivi de la situation en pleine mer. Pour ce besoin particulier, il nous faut utiliser des satellites portant ou des équipements d’interception électronique ou des radars, éventuellement des senseurs thermiques, et il en faut un grand nombre.
Les satellites de surveillance font de l’interception électronique en permanence, mais les radars, qui demandent une importante fourniture d’énergie électrique, n’émettent qu’environ 5 % du temps, lorsqu’ils passent sur des zones jugées intéressantes. La couverture qu’ils fournissent est donc discontinue. De plus l’exploitation des données recueillies n’est pas encore instantanée, on ne peut considérer actuellement que les moyens spatiaux permettent un pistage permanent de tout mobile. Les forces navales peuvent encore, au prix de précautions simples, contrer cette menace : en faisant le silence lors des passages de satellites et en prenant passagèrement des routes apparentes différentes de la route générale suivie. Mais bien entendu tout cela va se compliquer au fil des années : la durée de vie des satellites va augmenter, leurs performances vont s’améliorer, et le temps nécessaire à l’exploitation va diminuer.
Il reste à savoir ce qui se passe sous la surface. On ne peut pour l’instant rechercher dans l’eau que des bruits, et il faut pour cela des capteurs immergés. Les satellites vont simplement permettre de recueillir les informations fournies par un grand nombre de ces capteurs répartis sur une grande surface. Confrontées avec d’autres données obtenues au-dessus de la surface : température, vent, houle, courants, ces informations permettront d’avoir une bonne connaissance de l’état de l’océan. Comme le bruit propre de la mer est fortement influencé par cet état, on pourra identifier les zones les plus bruyantes et y dissimuler nos SNLE dont simultanément les qualités de silence ne font que croître. Ainsi l’observation par satellite a-t-elle pour résultat heureux d’améliorer encore l’invulnérabilité de notre force stratégique. Les points de l’océan d’où pourraient un jour surgir nos armes resteront donc encore longtemps imprévisibles.
Mais on sait que la capacité de pénétration de ces armes vers leurs objectifs est l’objet de recherches très poussées chez les deux grandes puissances. Cela pourrait à terme aboutir à l’édification d’obstacles infranchissables pour nos propres armes. Les progrès peuvent survenir dans deux domaines : la détection précoce et le suivi en vol des missiles, d’une part, l’interception et la destruction des têtes, d’autre part. Il faut donc perfectionner sans cesse nos armes dans les domaines de la furtivité, rendant difficile la détection des têtes, de l’agilité, contrariant les effets des dispositifs d’interception adverses, enfin de la résistance aux agressions, par dissipation de l’énergie dirigée contre elles, par exemple. Les parades de ce genre sont, heureusement, financièrement et techniquement plus accessibles que la réalisation pratique des menaces éventuelles. Les missiles M5 dont sera dotée la FOST dans vingt ans seront capables de franchir les défenses envisageables à cette échéance.
La lutte contre les sous-marins
La liberté d’action en mer suppose que les sous-marins adverses n’y agissent pas à leur guise. Or toutes les caractéristiques du milieu marin s’opposent à leur détection. Les sous-marins d’aujourd’hui sont totalement indépendants de l’air extérieur, leurs armes se satisfont des éléments recueillis en immersion pour rejoindre et détruire leurs cibles. Il faut donc tenter de déceler leur présence en écoutant les bruits qu’ils font dans l’eau. Dans le cas des SNLE, qui font tout pour ne pas être trouvés, une telle recherche est vouée à l’échec, mais les autres sous-marins ont une mission différente : ils doivent détruire des bateaux, et donc se déplacer, parfois rapidement, pour rejoindre une bonne position d’attaque. Ce faisant, ils ne maîtrisent plus totalement leur niveau de discrétion, et on peut alors espérer les surprendre. Si dans l’avenir les progrès des sous-marins sont tels, dans le silence, que l’écoute « passive » n’autorise plus un tel espoir, on reviendra sans doute à l’écoute « active », c’est-à-dire que l’on provoquera des bruits dont on écoutera un éventuel écho sur un sous-marin. Pour avoir de grandes portées avec de tels procédés il faut non seulement recueillir des bruits mais les analyser très finement. Ce sont les progrès dans les moyens de traitement des données qui permettent l’évolution de la lutte anti-sous-marine.
En contrepartie de l’accroissement des portées, l’imprécision sur la position d’un but augmente. Il faut alors disposer de moyens, généralement aériens, capables de rallier rapidement la proximité de ce but, d’y obtenir une confirmation de la présence d’un sous-marin et d’en définir plus précisément la position. Il faut aussi avoir des armes, capables de détruire une cible éloignée et mobile. Celles-ci devront donc soit être capables de retrouver la cible par leurs propres moyens, soit recevoir après leur tir et le plus longtemps possible des informations sur leur but. Autant dire qu’elles seront très coûteuses, et qu’il sera de plus en plus impératif que chacune détruise son objectif. Les sous-marins sont par nature très résistants, ils le seront toujours davantage grâce à l’emploi de nouveaux matériaux. Une arme à charge classique devra donc exploser au contact sous peine de ne causer que des dommages mineurs. Si on n’est pas sûr de parvenir à ce contact entre l’arme et sa cible, il faut augmenter la puissance de la charge explosant alors à distance plus ou moins proche. Pour obtenir sous l’eau, des rayons d’efficacité de plusieurs centaines de mètres, il semble indispensable de recourir à des charges nucléaires. Il n’est actuellement aucunement prévu de doter nos forces de telles armes anti-sous-marines, mais le besoin doit être envisagé lucidement. Un tel usage de l’armement nucléaire semble être le seul admissible pour un pays comme le nôtre en dehors de son emploi dans le cadre du concept général de la défense du territoire national, et l’enjeu de la lutte contre les sous-marins semble le justifier.
La bataille navale
Au-dessus de la surface, tous les progrès concernent à des titres divers ce que l’on appelle la guerre électronique. Qu’il s’agisse de détecter, de brouiller, de leurrer, de décevoir, d’intercepter des signaux et de les analyser, il semble que l’informatique et l’électronique autorisent pour demain toutes les audaces conceptuelles. Ce qui est certain c’est que l’usage réuni de l’observation par satellites, des transmissions de données en tous sens et en tous genres et des moyens de calcul qui permettent de « traiter » et présenter très rapidement la masse d’informations disponibles réduit considérablement les possibilités d’acquérir et d’utiliser un effet de surprise tactique, et plus encore stratégique. Si bataille il doit y avoir, elle peut être gérée de façon très centralisée, ce qui n’est pas sans réagir sur les tactiques. Moins d’unités, réparties sur des espaces plus vastes, dotées de bonnes capacités d’autodéfense et d’armes à longue portée seront utilisées de façon coordonnée dans le but de concentrer, au moment favorable, non pas les forces comme jadis, mais les coups venant de tous les points de l’horizon sur les cibles choisies.
Conclusion : avant tout les hommes
Pour résumer, la marine nationale, pour les vingt ans qui viennent, aura toujours :
– à entretenir la permanence en patrouille des sous-marins stratégiques porteurs des missiles sur lesquels repose l’aptitude de notre pays à tenir en respect toute entreprise hostile à ses intérêts vitaux ;
– à savoir ce qui se passe, partout où c’est nécessaire, en liaison bien entendu avec les autres éléments de notre appareil militaire : composante spatiale, qui par essence est commune aux armées, et moyens des autres armées ;
– à contribuer au maintien de la souveraineté française là où elle s’exerce, et à la sauvegarde des intérêts de la France et de l’ensemble du monde libre partout où ils peuvent être menacés.
Il est inutile d’évoquer, sur le mode incantatoire, la « vocation maritime de la France » ou d’appeler à s’éveiller une « France maritime » de rêve. La France existe, la mer et les océans aussi. Il s’agit de veiller à ce que les forces navales françaises intègrent bien, en temps utile, les progrès de la technique moderne, et les maîtrisent pour les faire servir au succès de leurs missions, telles qu’elles sont dans le monde tel qu’il est. C’est là qu’interviennent les hommes, qui changent plus encore que ne change le matériel qu’ils servent. Déjà nos hommes ne sont plus ceux d’il y a vingt ans : la population maritime de la France a fondu, qu’il s’agisse des pêcheurs ou des marins du commerce ; le reste de la population est dans son immense majorité citadine ; l’effort physique est lié davantage à la pratique des sports qu’à l’exercice d’une profession, etc.
Beaucoup des marins de 2007 sont déjà au service aujourd’hui (il y a actuellement sous l’uniforme encore 10 000 hommes entrés au service en 1967 ou avant), mais le plus grand nombre est plutôt, pour l’instant, entre le berceau et le début des études secondaires. À l’image de l’ensemble de la jeunesse française, les marins de 2007 seront sans doute plus instruits que ceux d’aujourd’hui, peut-être moins robustes physiquement et plus fragiles psychiquement. Si la dissuasion, ainsi que tout le monde le souhaite, joue son rôle, ils ne connaîtront du combat et de ses exigences, au-delà d’éventuels affrontements localisés liés au déroulement des crises, que des récits et des images plus ou moins fidèles ; ils n’en auront aucune expérience. C’est sur ses hommes, sur leur formation et leur épanouissement, que la Marine doit porter ses efforts. Elle doit savoir ce qu’ils doivent être et c’est là peut-être une tâche plus complexe que la définition de nouveaux matériels et la conception de nouvelles tactiques.
(1) Cols bleus, journal de la Marine et des arsenaux, n° 1931 du 21 février 1987 : « Entretien avec le ministre ».