L'auteur nous fait part de ses réflexions sur les problèmes présents et à venir posés à la France et à l'Europe dans le domaine de la défense. Il fait un certain nombre de recommandations que les gouvernements – et les opinions publiques – se devraient d'étudier avec soin et de suivre.
Vers des tournants dangereux
Les Européens de l’Ouest s’interrogent : les initiatives américaines et soviétiques ouvrent-elles une voie qui aboutira à l’abandon d’une sécurité fondée sur la dissuasion nucléaire ? Est-ce le début d’un dégagement des États-Unis, qui, pour lent qu’il puisse être, laissera finalement les Européens seuls chez eux ? Ou les négociations actuelles ne sont-elles que l’une de ces péripéties dont la scène internationale offre le spectacle depuis que le monde est entré dans l’ère atomique et que, périodiquement, on entend annoncer qu’il faut trouver un substitut à l’équilibre de la terreur, que les stratégies nucléaires sont périmées, qu’un effort sur la production d’armements classiques serait plus efficace, toutes affirmations platoniques et rarement confirmées par les faits ? Il faudrait pour répondre à ces questions avoir le don de prophétie ; cet article n’a pour but que de contribuer à clarifier quelques données des problèmes posés aujourd’hui à notre réflexion.
En premier lieu, il importe de bien comprendre le dessein soviétique : M. Gorbatchev, s’il a modifié le style et la tactique de la politique étrangère de l’URSS, n’a pas innové sur le fond : contrairement à une interprétation répandue à l’Ouest, les Russes ont toujours considéré l’arme nucléaire comme une invention diabolique et cherché à rétablir le pouvoir d’intimidation que la suprématie en armes classiques leur conférait, en usant de tous les moyens possibles pour que les Occidentaux renoncent à l’atome militaire. Si les Russes s’en sont pourvus eux-mêmes, ce fut d’abord pour relever le défi américain et montrer leur capacité ; et si, parallèlement à leur action de propagande, leurs dirigeants ont appuyé les théories de leurs états-majors envisageant une guerre nucléaire comme un prolongement de la guerre « conventionnelle », ou soutenu leurs techniciens dans la modernisation des équipements, comme ce fut le cas lors du remplacement des SS 4 et 5 par les SS 20, il n’y avait pas dans ce comportement un symptôme de changement affectant leur politique de défense, mais un effet d’une dialectique laissant à chacun, politique ou militaire, ses responsabilités, complémentaires les unes des autres. La conception selon laquelle les Soviétiques, tirant les premiers, eussent neutralisé les forces alliées par des frappes nucléaires « chirurgicales » est peu réaliste : une offensive des forces du Pacte de Varsovie viserait en premier lieu le Rhin et aurait pour objectif final l’Atlantique ; des destructions dans la profondeur, que des charges de 150 kilotonnes produiraient, auraient un effet énorme de retardement, et ruineraient la stratégie d’attaque rapide. La riposte alliée, si les Russes cherchaient à détruire par des tirs atomiques les moyens de lancement occidentaux, ferait sûrement appel aux armes nucléaires tactiques (1), et l’escalade serait déclanchée. Or c’est ce que les Soviétiques ne veulent pas : c’est le péril qu’ils redoutent, ayant compris, mieux que les esprits conservateurs de beaucoup d’Occidentaux, que c’est cette menace qui rend assez illusoire leur suprématie classique.
Les accords récents conclus entre M. Gorbatchev et le président américain sont la première étape de la mise en œuvre d’une politique qui se poursuivra méthodiquement. Étape importante certes, car paradoxalement la modernisation des armes « intermédiaires » soviétiques avait provoqué une réaction occidentale, un boomerang que les dirigeants du Kremlin n’avait pas imaginé. La production des SS 20 et autres missiles de plus courte portée avait eu pour résultat le déploiement en Europe d’armes américaines pouvant atteindre le sol russe. La « réponse inflexible », préconisée par M. François de Rose, devenait possible. L’option zéro a mis fin à cet avantage occidental et montré aux Européens, victimes à leur tour du boomerang d’une proposition présentée par eux-mêmes, la précarité d’une défense qui ne dépend pas d’eux. Mais le passé est ce qu’il est, et c’est le futur qu’il faut considérer. Les deux prochaines étapes envisagées par les Soviétiques, plus ou moins amorcées, concernent d’une part les armements intercontinentaux, d’autre part les armes à courte portée. Pour les premiers, la suppression de 50 % des missiles américains et russes, si les négociateurs aboutissent à un accord, demandera du temps lors de l’application. Dans l’exécution des mesures de vérification, les obstacles se révéleront. Il est donc improbable qu’une réduction supplémentaire soit proposée à bref délai. Or les forces nucléaires stratégiques françaises et anglaises sont d’une dimension assez faible par rapport à celles des supergrands pour que le refus d’en discuter de Londres et de Paris puisse être encore implicitement admis par les Soviétiques dans l’hypothèse d’une diminution de 50 % des armements américains et russes. Au-delà, nous connaîtrons sûrement une pression beaucoup plus forte, mais ce n’est pas actuel.
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