Note préliminaire : il a paru intéressant de demander à un ancien collaborateur du maréchal de Lattre de Tassigny cette esquisse de sa formation de chef.
Correspondance - Réflexions sur un chef de guerre
Le maréchal de Lattre de Tassigny vient d’être enlevé par la mort en plein accomplissement d’une lourde tâche. En lui l’Armée française perd un grand chef militaire d’une puissante originalité. Alors que notre Pays, frappé par cette disparition subite, est plongé dans la consternation et le deuil, il est trop tôt pour se livrer à une étude d’une personnalité aussi accusée et pour demander à cette étude les enseignements que lègue la vie d’un grand chef. Aussi, sans chercher à résumer les étapes de la vie militaire du maréchal de Lattre de Tassigny, vie qui reste encore si présente à la mémoire de tous, se bornera-t-on à relever ici les traits essentiels du comportement du maréchal de Lattre de Tassigny dans l’exercice de son commandement et les facteurs qui paraissent avoir exercé sur sa formation militaire une influence déterminante.
Chaque homme naît avec son tempérament propre. À cet égard, le maréchal de Lattre de Tassigny apparaissait doué d’un tempérament bien personnel qui devait lui donner la physionomie si caractéristique que lui a connue l’Armée française. Une nature toute en contrastes, à la fois sensible et violente, expansive et secrète, impérieuse et souple, directe et calculatrice ; une nature artiste, généreuse jusqu’à la prodigalité, aimant le beau, la grandeur, la magnificence ; un caractère gai, entraînant, séduisant mais capable de brutales colères ; en un mot un homme de la Renaissance, un tempérament du xvie siècle éclos en plein xxe siècle, un être qui eût ravi Stendhal.
Le maréchal de Lattre de Tassigny est entré dans la carrière militaire comme cavalier. Il a servi comme jeune officier au 12e Dragons à Pont-à-Mousson et à Toul : c’est de Toul qu’il partit pour être blessé quelques jours plus tard en chargeant.
Au 12e Dragons, il doit sa première et forte empreinte. Sans doute devait-il aussi servir longuement dans l’infanterie, mais ce séjour dans l’infanterie, tout en augmentant son expérience du combat, n’a laissé en lui aucun trait particulièrement caractéristique, alors que ses débuts dans un régiment de cavalerie d’avant-garde l’ont profondément marqué. La cavalerie de 1914 avait été animée d’un esprit agressif qui lui avait donné le goût et même le mépris du risque. Le 12e Dragons était, à cet égard, une des unités où cet entraînement était mené avec le plus de vigueur. Le général de Lattre devait conserver dans son commandement de division et d’armée ce goût du risque, cette insouciance de l’obstacle, et ce culte de la chance qui était sans doute dans sa nature mais qu’avaient développé ses débuts dans la cavalerie. De là, sans doute, sa dilection pour les commandos, les bataillons de choc. De là aussi ses coups de dés, son attaque brusquée de Toulon et de Marseille, sa défense de Strasbourg, son passage du Rhin.
Pour avoir respiré aussi à ses débuts l’air endeuillé de la frontière d’Alsace-Lorraine, il en était resté imprégné : en lui demeurait vivace l’âme de la revanche, cette âme si caractéristique des soldats d’avant 1914.
Après 1918, le capitaine de Lattre de Tassigny devait servir longuement au Maroc. Or, s’il était un chef susceptible d’exercer sur le jeune officier une influence décisive, c’était bien le maréchal Lyautey. Deux natures comparables par tant de points communs. On a pu dire que le disciple avait imité le maître ; c’est vrai dans une certaine mesure, mais en réalité le maître n’a fait que donner un essor à des dispositions qui préexistaient. D’où ces traits impérieux, séduisants, artistes, créateurs, que l’on relève chez les deux maréchaux. D’où aussi cette association si curieuse de la mondanité et du commandement militaire qui faisait souvent ressembler le quartier général à une cour, ce souci de la mise en scène et de la publicité, cette publicité sans doute nécessaire aux entreprises éloignées de la métropole, mais qui paraît si opposée aux habitudes de simplicité, de modestie et d’austérité de tant de grands autres chefs militaires.
Toutes ces manifestations, brillantes, parfois vaines, peut-être, n’empêchaient d’ailleurs pas le général de Lattre de Tassigny, comme le maréchal Lyautey, d’être un grand laborieux. Mais c’était un travailleur qui avait de singulières habitudes ; il faisait pour ainsi dire de la nuit le jour, ce qui usait son état-major, forcé, lui, de travailler non seulement la nuit, mais le jour. Autant le général de Lattre était fantaisiste quant à ses heures, incapable de se plier à un horaire, autant il était ordonné dans la rédaction de ses papiers, et exigeant pour la préparation des documents qu’il devait revêtir de sa signature. Il les étudiait minutieusement, longuement, pesait les mots comme autant de pièces historiques, de sorte que ses instructions pourront être étudiées avec fruit, ce que, du reste, il envisageait.
Fort curieux, le général de Lattre de Tassigny, qui était l’activité même et que son tempérament cavalier aurait dû porter aux déplacements extérieurs, a été, dans son commandement de la Ire Armée plutôt un homme de bureau. Certainement, la part considérable de son emploi du temps qu’il accordait aux visiteurs, à la manière du maréchal Lyautey, a dévoré généralement le petit nombre d’heures de jour qui eussent été disponibles pour l’exercice plus direct du commandement.
Enfin il est une troisième influence qui a agi sur la formation du maréchal de Lattre de Tassigny. C’est son passage à l’état-major du général Weygand. Il ne semble pas toutefois que l’officier d’état-major ait été sensible, comme précédemment, à l’empreinte personnelle du chef. Ici, c’était la lignée des Joffre et des Foch qui subsistait, c’est-à-dire une lignée bien différente de celle d’un Lyautey. Dans cet état-major, le lieutenant-colonel de Lattre de Tassigny fut chargé des exercices du Conseil supérieur de la Guerre ; il s’acquitta, pendant plusieurs années, de ce travail avec soin et intelligence. C’est ainsi que par l’étude des problèmes de stratégie et de tactique générale, il acquit cette souplesse d’esprit dans la manœuvre, cette rapidité de vues que d’aucuns croient devoir attribuer à l’improvisation, mais qui, en fait, est pour une large part, l’aboutissement de longues années silencieuses d’exercice.
La maîtrise du général de Lattre, dans la conduite d’une armée, allait d’ailleurs s’affirmer.
Si l’on relève encore un certain flottement dans la direction de la poursuite après la victoire de Provence, de la bataille des Vosges et de Belfort–Mulhouse, la conduite des opérations ultérieures témoigne d’une habileté et d’une sûreté croissantes.
Et, bien qu’il soit prématuré de se risquer à formuler un avis sommaire sur les opérations encore insuffisamment connues d’Indochine, il apparaît que ces opérations ont été menées par le général de Lattre de Tassigny avec une pleine maîtrise en dépit de circonstances douloureuses qui mettent cruellement à l’épreuve la force d’âme d’un chef.
Batailles défensives d’arrêt animées par l’action directe galvanisante du chef ; judicieuse couverture défensive sur le front Nord si dangereux, grâce à la construction d’une ligne fortifiée bétonnée, construite dans un minimum de temps ; puis, après avoir acquis de la sorte une plus grande liberté d’action, nettoyage intérieur du delta du Tonkin et accentuation des mesures d’organisation de l’armée vietnamienne ; enfin, passage à l’offensive en des points stratégiquement bien choisis, Cho Ben et Hoa Binh, telles ont été les phases principales, logiques et bien enchaînées, de la stratégie du général de Lattre, commandant en chef en Indochine.
Aussi, en reconnaissant ces mérites, l’Armée et la France mesurent-elles devant cette tâche, si brutalement interrompue, toute l’étendue de la perte qu’elles viennent de subir. ♦