Discours du Premier ministre à la 1re session européenne de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) le 15 novembre 1988.
L'Europe et sa sécurité
Vous êtes venus des sept pays que comprenait l’Union de l’Europe occidentale jusqu’à son élargissement à l’Espagne et au Portugal, pour réfléchir, ensemble, aux enjeux de la sécurité européenne. Je suis heureux de vous accueillir ici, et d’inaugurer la première session européenne de l’Institut des hautes études de défense nationale. Permettez-moi de remercier tous ceux qui ont rendu possible le succès de cette initiative, française à l’origine, européenne désormais. Elle traduit la prise de conscience progressive, par les Européens, de leurs intérêts et de leurs objectifs communs en matière de sécurité.
Il serait absurde de vouloir transformer cette session en exercice d’autosatisfaction. Si le chemin parcouru est immense, celui qui nous reste à faire est encore long. Des difficultés existent, qui tiennent à la différence de statut de nos pays, à leurs histoires, diverses, et qui se sont souvent affrontées, à leurs choix plus récents, politiques et militaires ; elles tiennent aussi à l’âpreté de notre environnement, économique et technologique notamment, qui favorise les craintes, aiguise les compétitions.
Mais, comme l’a rappelé il y a peu de temps, ici même, le président François Mitterrand, ces difficultés doivent au contraire nous inciter à agir. Après tout, il y a à peine plus de trente ans, qui pensait que la construction du Marché commun serait aisée ? Aurait-il fallu pour autant y renoncer ? L’espace commun dans lequel nous vivons, l’espace européen que nous avons construit, est aussi un espace stratégique. Quel est-il ? Selon quels principes doit-il s’organiser ? Comment peut-on en hâter la réalisation ? Telles sont les questions que je souhaite aborder, aujourd’hui devant vous.
L’identité de l’Europe
L’Europe occidentale : des valeurs et des intérêts spécifiques
Nous avons, nous Européens de l’Ouest, une vision spécifique de ce qu’est l’Europe et de ce qu’elle doit être. Ce message particulier, il s’enracine dans les valeurs auxquelles nos pays croient, et dont ils sont les garants.
Après des siècles d’histoire tourmentée, parfois sanglante, l’Europe occidentale a pu se développer dans la coopération au cours des décennies passées. Cette solidarité nouvelle n’a été possible que par la référence commune et constante à certaines valeurs, qui fondent l’identité européenne ; c’est aussi dans le respect de ces principes que la démarche entreprise pourra s’élargir à d’autres contrées. J’y reviendrai dans un instant.
Cette spécificité européenne, quelle est-elle ? Elle tient à trois caractéristiques qui font de l’Europe occidentale un système unique. Elle seule, en effet, allie la démocratie pluraliste et le respect des droits de l’homme, un haut niveau de développement ainsi qu’une protection sociale sans équivalent. Ils sont indissociables : l’Europe que nous construisons forme un tout.
Cette Europe a aussi sa propre vision du monde. Elle a des responsabilités particulières, qui ne coïncident pas nécessairement avec celles de son allié et ami américain. Les États-Unis ont des engagements planétaires, que nous pouvons partager, que nous pouvons choisir de soutenir. L’Europe occidentale est dans l’Alliance atlantique, en assume les charges, en partage les objectifs. Mais l’Europe a sa propre vocation planétaire, ses propres engagements hors d’Europe, et un rôle spécifique à jouer dans les équilibres mondiaux : elle exerce un attrait croissant sur certaines régions du Tiers Monde, car sa parole n’est celle d’aucune idéologie. Pour elle, les enjeux de sécurité européens sont multiples et ne sauraient se ramener aux relations avec l’Union Soviétique : ainsi en est-il de la Méditerranée qui est une zone d’engagement croissant et d’intérêts politiques et militaires originaux.
L’Europe n’est pas, non plus, seulement l’Alliance atlantique. Je ne veux pas là évoquer d’autres institutions comme la Communauté économique européenne ou l’UEO. L’Europe, c’est aussi Varsovie, Budapest ou Prague, qui ne sont pas pour nous seulement un enjeu de la compétition Est-Ouest, mais font partie de notre histoire. Nous n’entendons les rayer ni de notre mémoire, ni de notre avenir.
Nos pays ont en commun des valeurs importantes, mais aussi des intérêts de sécurité fondamentaux, qui se traduisent notamment par des risques communs : si un conflit devait éclater, il est inconcevable qu’il ne nous touche pas tous. Nous avons notre vision du monde et de l’Europe : elle seule peut intégrer une préoccupation spécifique de l’Est et du Sud dans une vision globale de sécurité. Comment, dans ces conditions, ne pas vouloir construire le pilier européen de l’Alliance atlantique ? La France, pour sa part, y est déterminée : dans le respect de la spécificité de notre doctrine de défense, nous sommes résolus à nous engager dans la voie européenne.
Le pilier européen de l’Alliance
Si l’Europe qui se construit à l’Ouest cherche à coopérer pour sa sécurité, ce n’est pas par esprit belliqueux. N’inversons pas les facteurs : c’est l’Europe politique, économique, culturelle que nous construisons, qui étend sa volonté de solidarité à la défense, et non l’inverse. Il n’y aurait pas, d’ailleurs, de défense qui tienne sans fondement politique.
De son côté, l’Union Soviétique n’a pas cessé, elle, son effort de défense. La perestroïka n’a pas encore trouvé de traduction militaire. Je n’ai pas la manie des chiffres, mais laissez-moi vous en rappeler quelques-uns, qui parlent d’eux-mêmes : de 1985 à 1986, la production soviétique de chars, d’artillerie, de lance-roquettes multiples a dépassé la totalité de ces matériels en service dans les armées française et allemande ; de 1986 à 1987, l’arsenal stratégique soviétique a crû d’un nombre de têtes équivalant à celui des systèmes stratégiques français. Le Pacte de Varsovie a continué, au cours des douze derniers mois, à se renforcer, et le déséquilibre au détriment de l’OTAN en matière d’armements conventionnels reste inchangé.
La plus grande prudence militaire s’impose donc tant que la nouvelle pensée soviétique n’aura pas trouvé de traduction concrète, tant que les idées, fortes au demeurant, de « suffisance raisonnable » ou de posture défensive, resteront, de l’avis de tous les spécialistes, des déclarations d’intention.
Eh bien, me direz-vous : que faites-vous donc de l’Alliance ? L’OTAN n’est-elle par ce qui garantit la sécurité de l’Europe ?
L’Alliance s’est construite autour des États-Unis, qui ont aidé une Europe en ruine à se relever. Aujourd’hui, celle-ci est prospère et dynamique : il est normal qu’elle soit plus forte, et je connais assez les Américains pour savoir qu’ils ne s’en plaignent pas ; les budgets de défense n’en sont pas la seule mesure ; c’est à un partage nouveau des responsabilités qu’il faut nous habituer.
La question posée ici n’est pas celle des choix politiques fondamentaux que les uns et les autres ont pu faire : intégration ou indépendance nationale. Il serait maladroit et inutile de chercher à les remettre en cause : ne réanimons pas les vieilles querelles ! Cela ne doit pas empêcher que, dans le respect de ces choix, s’élaborent des coopérations particulières, souples, adaptées à un environnement en constante évolution. L’Europe de la défense ne peut pas se construire comme un cadre rigide et global, mais bien plus comme un tissu de coopérations et de solidarités spécifiques, au cas par cas. C’est ainsi que s’imposera progressivement une approche multilatérale des questions de sécurité.
Cette Europe de la coopération combine l’acquis de la CEE et l’espoir de la CSCE, la Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe. Elle s’exprime à l’UEO, qui fait encore ses premiers pas. J’y reviendrai plus loin. Elle s’exprime aussi au groupement européen indépendant de programmes, le GEIP, pour la coopération en matière d’armements. Des efforts sont à faire à cet égard. J’en reparlerai. Elle s’exprime enfin dans le domaine du désarmement, dans le cadre de la CSCE.
Le dialogue entre les deux Europes
Des raisons géographiques assurément, mais bien plus une histoire commune, politique et culturelle, unissent les deux parties de l’Europe. N’est-ce pas d’ailleurs la raison pour laquelle la France a toujours refusé que les négociations sur l’Europe mettent en présence deux blocs, deux alliances de nature d’ailleurs si différentes l’une de l’autre ? N’est-ce pas pour cela que la France accorde tant d’importance au processus de la CSCE, qui met en présence les 35, c’est-à-dire tous les pays européens ainsi que les États-Unis et le Canada ? La démarche politique d’ensemble que représente l’Acte final d’Helsinki doit être poursuivie sans relâche. C’est ainsi seulement que pourra être surmontée progressivement la division de notre continent.
Or, si l’avenir de l’Europe apparaît aujourd’hui encore sous les traits de la division, si Berlin nous rappelle qu’il y a deux Europes en une, est-ce à nous, Européens de l’Ouest, qu’en incombe la responsabilité ? Le contrôle exercé sur les pays dits de l’Est empêche qu’il y ait aujourd’hui une communauté politique de l’Atlantique à l’Oural.
Pourquoi nier cependant que de grands changements sont en cours en Union Soviétique ? M. Gorbatchev a entamé un vaste mouvement de réformes ; il cherche à instaurer une relative transparence et une certaine efficacité économique ; il a engagé son pays dans une politique de dialogue et de coopération avec l’Ouest. Tout cela est vrai. Tout cela doit être salué et encouragé. D’ailleurs, l’ensemble des pays ouest-européens, et avec eux la France, ont aujourd’hui des relations à la fois plus nombreuses et de meilleure qualité avec Moscou. Je m’en réjouis. Qu’une politique à l’Est plus active, plus imaginative, plus exigeante aussi, se mette en place, est la condition nécessaire du rapprochement.
Mais je m’étonne chaque fois que j’entends certains affirmer que, désormais, l’initiative européenne est du côté de Moscou ; je m’étonne davantage encore lorsque j’en entends d’autres préconiser de ralentir la coopération européenne de défense, sous prétexte que l’Union Soviétique découvre les vertus de la coopération internationale et du dialogue européen, et que pour la première fois depuis 1945 nous avons quelque espoir de voir le désarmement progresser.
Si cela m’étonne c’est qu’il y a bien longtemps que l’Europe se construit, depuis 1957 au moins, et elle ne cesse de se fixer de nouveaux défis ; c’est qu’il y a plusieurs années que nous, à l’Ouest, parlons de transparence et de dialogue : n’est-ce pas toute la portée des accords de Stockholm, signés il y a maintenant plus de deux ans ? Si je m’étonne, enfin, c’est que, profondément acquis à la cause du désarmement, je ne saurais l’opposer à celle de la sécurité.
Seule une Europe occidentale sûre d’elle fera avancer le dialogue entre les deux Europes.
L’une des difficultés qu’il y a à définir l’Europe de la défense, c’est que, comme les poupées gigognes, elle est faite d’Europes aux dimensions différentes, qui s’emboîtent l’une dans l’autre. N’est-ce pas là, d’ailleurs, un processus qui nous est bien familier ? L’UEO vient de s’agrandir de deux pays amis, l’Espagne et le Portugal ; les douze de la CEE ont commencé à six ; les élargissements successifs n’ont pas été faciles : qui songerait aujourd’hui à les regretter ? En tout cas pas nos voisins de l’Est, fort désireux de multiplier leurs liens avec la CEE : celle-ci vient d’établir avec le Conseil d’assistance économique mutuelle, le CAEM, des relations officielles, première étape d’une série d’accords qui devraient contribuer à la modernisation des pays d’Europe de l’Est.
Désarmement et sécurité
La cause du désarmement a brusquement progressé. L’accord de Washington, la double option zéro, a servi de révélateur. Au scepticisme général a succédé l’espoir : un mandat sur les prochaines négociations conventionnelles pourrait être bientôt signé à Vienne.
Certains s’alarment : n’est-ce pas la sécurité de l’Europe que l’on brade ? D’autres s’indignent : le désarmement progresserait plus vite si nous supprimions telle catégorie entière d’armes, si nous acceptions la démilitarisation pure et simple d’une partie de l’Europe.
Le désarmement est une chance à saisir, celle d’un équilibre plus stable ; ce n’est pas seulement faire moins, c’est aussi faire mieux. L’exigence de sécurité ne disparaît pas ; désarmement et sécurité vont de pair : je ne saurais pour ma part renoncer à l’un ou l’autre de ces principes.
Les principes de l’europe de la défense
Maintenant que nous voyons un peu mieux de quelle Europe il s’agit, laissez-moi vous exposer à grands traits les principes qui doivent guider la coopération européenne de défense.
Premier principe, donc : savoir combiner l’exigence de sécurité et le désarmement. C’est ce qui permet la stabilité. Le volet désarmement permet de passer d’une situation marquée par la supériorité à un processus de recherche de la suffisance. Suffisance en vertu de quoi ?
C’est là qu’intervient le critère de la sécurité : il faut réduire et faire peser des contraintes particulières sur les armements qui serviraient à une attaque brusque et par surprise, ou qui permettraient une guerre prolongée. Cela implique qu’on en diminue le nombre et qu’on les déconcentre géographiquement.
En effet, la stabilité ne découle pas de la seule diminution des armes : les nombres sont symboliques, ils peuvent être trompeurs. La parité numérique n’est pas un critère pertinent, à lui seul, de stabilité : la localisation des forces est importante ; leur combinaison aussi. Du processus de désarmement en cours devrait en tout cas résulter qu’aucune partie de l’Europe n’ait une sécurité diminuée, inférieure à celle des autres.
C’est la même préoccupation qui nous anime pour ce qui est des armes chimiques : nous souhaitons vivement que la Conférence de Paris favorise le succès de la négociation de Genève. C’est en tout cas l’espoir du président de la République, qui a pris l’initiative de cette conférence. C’est bien évidemment aussi le mien.
Un mot encore, en dehors du problème de la vérification sur lequel je reviendrai plus loin : le désarmement ne saurait écarter la nécessité que les forces autorisées s’adaptent à l’évolution de l’environnement technologique et opérationnel. Ce principe, de bon sens, ne doit évidemment pas servir de prétexte au contournement des accords. Mais on ne peut bloquer les progrès de la recherche technologique, cela n’aboutirait qu’à baisser les bras dans la compétition internationale.
Deuxième principe : les forces classiques et nucléaires sont nécessaires, ensemble, à la défense de l’Europe. Le nucléaire et le conventionnel se complètent l’un l’autre, tout en ayant leur caractère spécifique. Les tentations du tout nucléaire comme celles d’une « dissuasion conventionnelle » — historiquement sans fondement — sont également utopiques, et déstabilisatrices. Le lien entre forces conventionnelles et nucléaires est fondamental : il faut qu’un adversaire ne puisse parier sur le contournement de la dissuasion.
La France, pour sa part, fait d’une dissuasion nucléaire autonome le fondement de sa défense. C’est ainsi qu’elle dispose de forces conventionnelles et de forces nucléaires, préstratégiques et stratégiques, qui forment un tout. Aucune de ces armes ne menace nos voisins et amis. Elles sont destinées, quelle que soit leur portée, à renforcer la dissuasion, et non mener une bataille.
Dans le contexte de désarmement que nous connaissons aujourd’hui, il serait dangereux — et contre-productif — de renoncer unilatéralement à tel ou tel élément d’une panoplie, conventionnelle ou nucléaire ; c’est au regard de l’ensemble d’un dispositif de défense, de sa cohérence générale, que s’évalue l’intérêt de chaque système.
Ces principes fondent la doctrine française : la France ne saurait, pour elle-même, y renoncer. Nul ne le lui demande sérieusement, d’ailleurs. Un adversaire éventuel saurait, ainsi, qu’en attaquant l’Europe il ne peut écarter le risque d’un passage au nucléaire. C’est ce risque qui assoit la paix de l’Europe, et les forces nucléaires françaises, et britanniques d’ailleurs, jouent à cet égard un rôle essentiel. Elles resteront au cœur du processus de dissuasion en Europe.
Mais le dispositif nucléaire doit être complété par un dispositif conventionnel crédible. Les négociations de Vienne contribueront à la stabilité de ce dispositif. L’autre voie à explorer est celle de coopérations plus nombreuses dans le domaine conventionnel : la brigade franco-allemande est le premier pas franchi en ce sens. Est-il absurde de penser qu’un jour, des pans entiers de nos forces classiques seront imbriqués ?
Troisième et dernier principe : il faut parler de l’Europe avec tous les pays d’Europe. La coopération européenne apparaît parfois limitée aux relations fortes qui unissent certains pays : je songe, bien sûr, aux relations franco-allemandes. Elles sont assurément au cœur de l’Europe future ; elles ne constitueront pas à elles seules l’avenir de l’Europe. C’est ainsi que je me réjouis tout particulièrement de l’élargissement de l’UEO à l’Espagne et au Portugal.
Il va de soi que tous nos pays n’ont pas les mêmes préoccupations de sécurité ; que tous n’ont pas les mêmes intérêts ; que tous enfin n’ont pas les mêmes moyens. La coopération européenne doit prendre en compte la diversité et la multiplicité des enjeux : j’espère ainsi voir grandir une véritable politique méditerranéenne de l’Europe. Mais elle doit tout autant être solidaire : nul ne peut oublier que la sécurité de l’Europe est une et globale ; nul non plus ne peut se désintéresser de l’équilibre mondial : il faut favoriser l’échange d’informations sur les situations de crise ; c’est ensemble aussi qu’il nous faut aborder les problèmes particuliers que pose la prolifération des technologies militaires.
Les voies de coopération à développer
La coopération en matière d’armements
Comment donc, dès aujourd’hui, faire avancer davantage la coopération européenne ? Le président de la République française a rappelé l’importance qu’il accorde à la coopération en matière d’armements. L’harmonisation des intérêts concurrents, l’unification progressive de nos matériels sont incontestablement des objectifs prioritaires.
N’y a-t-il pas quelque absurdité à voir chacun de nos pays développer, séparément, des systèmes identiques ? L’échec d’un projet commun d’avion de combat futur, l’incapacité où nous avons été de coopérer sur un char sont des avertissements sérieux, et coûteux : à éparpiller ainsi nos efforts, à multiplier sans raison les frais de recherche et développement, nous favorisons nos concurrents internationaux. La redondance de nos programmes est aussi absurde militairement : la complexité croissante des systèmes d’armements imposera de plus en plus, si l’on veut qu’ils soient compatibles, de les concevoir ensemble ; à défaut, on risque l’inefficacité opérationnelle.
Est-ce là ce que nous voulons ? Pour ma part, je n’entends pas m’y résoudre. Il nous faut parier sur la coopération.
La coopération en matière d’armements, telle que nous la pratiquons depuis quarante ans, bat de l’aile. Deux phénomènes l’expliquent tout particulièrement, qu’il faut modifier par des initiatives vigoureuses.
D’abord, s’il est difficile de coopérer sur tel ou tel programme, c’est que les technologies utilisées ont été développées nationalement : il ne faut donc plus chercher à coopérer en priorité sur les produits finis — le char, l’avion, le missile —, mais le plus en amont possible, sur les technologies qui les composent.
Quelles sont ces technologies ? Ce sont celles qu’il nous faudra maîtriser pour que nos forces armées remplissent les missions que leur imposera notre environnement technologique et opérationnel d’ici 20 ans. C’est donc de nos missions futures qu’il faut partir — la défense aérienne, la pénétration des défenses, l’alerte avancée, pour n’en citer que quelques-unes — pour définir les technologies permettant de les remplir. Coopérons donc pour évaluer ces missions et développer ces technologies.
Deuxième problème : l’absence d’harmonisation de nos besoins opérationnels. Les systèmes conçus à partir de ces technologies de base pourraient souvent être communs : seule une planification à 30 ans de nos besoins opérationnels le permettra, le président de la République française l’a rappelé. Mais plus le nombre des participants est élevé, plus l’exercice est difficile ; que chacun de nos pays commence donc de manière bilatérale, et, pour mieux préparer l’avenir, arrêtons-nous un instant sur le passé : deux à deux, évaluons les succès et les échecs que nous avons connus, créons la confiance pour mettre à plat nos besoins futurs.
Sans doute aussi faudrait-il développer les achats croisés et les appels d’offres ouverts : une expérience en cours entre la France et la Grande-Bretagne me semble à cet égard aller dans le bon sens.
Pour mettre en œuvre ces initiatives nouvelles, je ne crois ni à une structure lourde, créée de toutes pièces, ni à la seule bonne volonté des administrations nationales. Il faut s’accorder sur un organe souple de coordination, qui favorise la mise sur pied de programmes de coopération précis, rassemblant quelques pays seulement, et en assure le suivi. On peut se demander s’il ne pourrait être rattaché au groupement européen indépendant de programmes.
Je ne tiens pas pour l’instant à développer davantage ces principes. Vous me permettrez d’abord d’en discuter encore avec mes homologues européens, avec qui j’ai déjà eu l’occasion de m’entretenir longuement à ce sujet. J’ai demandé au ministre de la Défense de suivre ces questions avec une attention particulière et de faire réfléchir ses services aux formes concrètes que pourraient prendre ces initiatives.
La coopération dans le domaine de la vérification
Le désarmement, je l’ai dit, sera de plus en plus présent dans la coopération européenne. Des négociations sont en cours ou s’ouvriront prochainement : dès maintenant, il est utile de se préparer, ensemble, à la bonne mise en œuvre des accords auxquels, espérons-le, elles permettront d’aboutir.
Deux directions principales, me semble-t-il, sont à explorer avec une particulière vigilance : la transparence des données et la vérification des accords.
La transparence d’abord : les accords de désarmement s’inscrivent dans un processus politique global, qui tend à remplacer la méfiance et la confrontation par le dialogue et la coopération.
Favoriser la transparence là où régnait le secret est donc plus que souhaitable, nécessaire à l’apaisement du climat international. Tout ne peut être dit ; beaucoup peut être fait : par exemple, l’échange d’informations sur l’organisation des forces, les budgets de défense, les manuels d’enseignement militaire, les programmes d’armements majeurs.
Pourquoi ne pas envisager la création d’un Centre européen de la transparence, qui aurait pour mission de rassembler des informations, de les diffuser et de les expliquer ? Il faut éviter l’enlisement dans des procédures lourdes. Plusieurs solutions concrètes sont envisageables, notamment le rattachement du Centre de la transparence à des instituts existants, et je souhaite que le ministre d’État, ministre des Affaires étrangères les étudie dans les plus brefs délais.
La vérification maintenant : un accord de désarmement doit être vérifiable s’il veut être crédible. L’accord de Washington sur les forces nucléaires intermédiaires a constitué une innovation à cet égard ; il indique la voie à suivre. Incontestablement, le désarmement conventionnel présente des difficultés de vérification plus grandes : il n’est pas bien compliqué de cacher un char, ou un soldat ! Un effort d’imagination s’impose. Déjà des idées circulent. N’est-ce pas l’occasion de relancer le projet d’une coopération européenne pour un satellite d’observation ? Une initiative régionale de ce type permettrait d’attacher l’utilisation de l’espace à l’esprit du désarmement, et non à la multiplication des armes.
La coopération dans le domaine de la réflexion stratégique
C’est par l’importance du dialogue que je voudrais terminer. Vous êtes ici pour parler, échanger, étudier. Sans cette communication, sans la connaissance qu’elle permet des intérêts des uns, des aspirations des autres, l’Europe de la défense n’avancera pas.
Cette session européenne de l’IHEDN en est la marque : nous pouvons, sans fierté excessive, reconnaître que l’IHEDN a joué un rôle important dans la diffusion de l’esprit de défense en France. Il s’agit de même de permettre que s’impose progressivement une sensibilité européenne en matière de sécurité, susceptible de donner naissance à une véritable culture stratégique européenne. À cette fin, l’entreprise dont vous êtes les pionniers est à poursuivre. Nos amis américains verront.
C’est pour cela que je souhaite la création d’un Institut européen des hautes études de sécurité, rattaché à l’UEO selon des modalités à préciser. Cela permettrait à l’UEO, qui hésite encore, de mieux chercher sa voie. Commençons donc par lui permettre de développer une pensée en commun. La mission de cet institut serait la formation et l’enseignement, pour que se diffuse un esprit de défense commun, et que soient sensibilisées les opinions publiques nationales à la notion de sécurité collective européenne. Il n’est pas question d’uniformiser les politiques, mais d’abord de favoriser la convergence de nos analyses. Faute d’une grammaire commune, comment parler d’une même voix ?
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J’ai conscience que notre tâche est ardue. C’est à la fois en permettant la mise en place progressive, par coopérations successives, d’un pilier européen de l’Alliance, et en favorisant une politique envers l’Est plus active, plus ambitieuse, mieux coordonnée aussi, que nous avancerons dans la voie du rapprochement entre les deux Europes. Cette tâche est la nôtre, votre réflexion, ici, doit l’encourager. Vous entreprenez un exercice difficile et de longue haleine ; il n’en est que plus nécessaire. ♦