Vers l'armée de métier ?
« La mort est ce qui a été donné de plus précieux à l’homme. C’est pourquoi l’impiété suprême est d’en mal user. Mal mourir. Mal tuer. »
Simone Weil (La pesanteur et la grâce)
Si le service militaire est fort critiqué dans les dîners en ville, il est, dans le discours public, paré de tant de vertus qu’il y a de l’audace à le mettre en question. La langue de bois est en honneur chez les militaires eux-mêmes, qui font là-dessus les bons apôtres. On se réjouira donc de ce que M. Giscard d’Estaing et le général Lacaze, avec l’autorité que leur confèrent leurs responsabilités passées, aient décelé dans l’air du temps les prémices d’un nécessaire changement. C’est dans Les cahiers de Mars, revue encore discrète (1), que l’ancien chef d’état-major dit que l’armée professionnelle est « inévitable », adjectif soigneusement choisi. On ne reprendra pas ici les arguments du général, qui sont très pertinents, ni sa réfutation des objections courantes, honnêtement présentées. On rappellera seulement (2) qu’il n’est point de système ni de fonction qui soient aussi rebelles à l’analyse des coûts et de l’efficacité que cette masse d’hommes et de machines vouée à produire, à grands risques, de la mort et de la destruction. L’on proposera quelques réflexions générales sur trois thèmes, morale, stratégie, sociologie.
Morale
Commençons par le plus pénible. Il peut paraître saugrenu de comparer la « moralité » de l’armée de métier et celle de la conscription. C’est pourtant là une question très classique, et bien légèrement traitée en cette année du bicentenaire. Qu’il soit plus « moral » d’armer le citoyen et de l’envoyer défendre la patrie que d’en confier le soin à une corporation, voilà l’opinion républicaine ; que, ce faisant, on introduise dans la guerre beaucoup d’acharnement et de cruauté, c’est pourtant ce qu’on pouvait prévoir et que les faits ont montré. Les civilisations délicates, qui précèdent la nôtre, se sont évertuées à contenir la guerre, faute de pouvoir l’interdire. Le premier moyen qu’elles ont choisi fut d’en faire un métier, auquel se consacraient quelques originaux. Ces gens-là sont bien étranges, avec leurs uniformes, leurs ors, leurs tambours, et les grâces qu’ils se font avant de s’entre-tuer. Mais quand le peuple, enfin, s’en mêle, il lui faut de grandes causes à défendre ou à promouvoir : c’est la fureur ! Foin des politesses, il faut être sérieux, ce à quoi la science oblige ; si c’est à bon droit que l’on tue, on tuera énormément : c’est le massacre !
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