Correspondance - À propos du second front de 1942
J’ai lu l’article paru sous la signature de l’amiral Lemonnier dans la Revue de Défense Nationale et intitulé : « Un second front était-il possible dès 1942 ? » (août-septembre 1951) Voulez-vous me permettre d’apporter à sa thèse, dont je partage absolument les conclusions, le modeste renfort de mes souvenirs ?
J’étais en 1942 le chef d’État-major du général de Lattre, alors commandant, de la XVIe Division militaire (ex-Région), à Montpellier. En septembre (je ne saurais préciser le jour, mais c’était vers la fin du mois), le lieutenant-colonel X… vint à Montpellier. Il fut reçu par le général en fin de matinée. Je n’assistai pas à l’entretien. Mais, peu avant le déjeuner qui devait nous réunir, le général de Lattre me prit à part, me tendit un papier et me dit : « Regardez cela et dites-moi ce que vous en pensez ». Je m’écartai et mes yeux tombèrent sur un croquis. Des lignes sensiblement parallèles s’y trouvaient tracées, barrant le sud de la France. C’était un projet du général Giraud concernant une manœuvre en retraite de l’armée d’armistice devant une invasion par la Wehrmacht de la zone non occupée.
Regardant de plus près, je lus le texte, très court, qui accompagnait le croquis. Comme nous allions passer à table, je rendis le projet au général de Lattre : « Alors ?… » me questionna le général. J’hésitai quelque peu puis je répondis : « C’est du roman… ». Après le déjeuner, la conversation reprit entre le général et le lieutenant-colonel X…, en ma présence. Mon avis, formulé sans détour, n’avait fait certainement que renforcer la pensée du général de Lattre qui fit valoir, d’une façon claire et précise, parfois même assez vive, les raisons qui s’opposaient à la réalisation intégrale de ce plan.
Le général ne pouvait pourtant pas être suspecté de tiédeur pour une opération visant à la résistance en cas d’invasion allemande de la zone sud de la France, encore moins si cette résistance devait assurer la couverture d’un débarquement allié dans le sud du pays. Le général avait fait travailler, en secret, cette question de défense par son entourage de commandement immédiat. Des reconnaissances sur le terrain avaient été effectuées, visant à l’établissement d’une tête de pont dans les Pyrénées, s’appuyant à la Méditerranée vers Perpignan et Port-Vendres. Pour la meubler, il n’avait envisagé que l’emploi des seules forces de la XVIe DM, auxquelles pourraient s’adjoindre éventuellement celles qui parviendraient à échapper à l’encerclement allemand (éléments de la XVIIe de Toulouse, par exemple). On ne pouvait guère compter que les éléments du Nord, s’ils combattaient réellement, parviendraient à nous rallier, pas plus que ceux situés à l’est du Rhône, attirés certainement par les Alpes.
Mais les reconnaissances et les études avaient fait éclater l’insuffisance de nos moyens, eu égard à nos ambitions premières, et la tête de pont s’était singulièrement amenuisée au fur à et mesure que nous entrions dans le détail.
En outre, pour la réaliser, nous avions admis qu’il serait nécessaire de devancer les Allemands dont la manœuvre « en pince » sautait aux yeux lorsqu’on se penchait sur une carte, de « décrocher » et de gagner à toute allure la position reconnue et de s’y installer au mieux. Les chars et l’aviation de l’adversaire nous paraissaient redoutables et nous n’avions à leur opposer que des armes bien peu efficaces.
Telles étaient les raisons qui, présentes à mon propre esprit, m’avaient poussé personnellement à répondre de façon aussi catégorique au général de Lattre, devant ce croquis sur lequel les lignes aux couleurs différentes de la manœuvre en retraite s’étalaient, un peu trop semblables à celles de ces kriegspiels des années d’avant 1939.
Le lieutenant-colonel X… avait paru assez surpris et marri des arguments vigoureux énoncés par le général de Lattre. Après son départ, je me permis de faire remarquer au général que, peut-être, il avait critiqué avec trop de chaleur le plan Giraud et que si son auteur en était informé à la lettre, il ne manquerait pas d’être fort mécontent. Comme je partais en permission le soir même et me rendais dans une maison de famille proche de celle où je savais que résidait alors discrètement le général Giraud, je proposai au général de Lattre de me présenter dès le lendemain au général Giraud pour reprendre la question. Le général de Lattre m’ayant donné son accord et ses dernières instructions, je gagnai les environs de Lyon et le lendemain, vers 10 heures, j’étais reçu par le général Giraud, seul à seul.
Le général me connaissait depuis longtemps. Néanmoins le premier accueil fut assez froid : « Alors, me dit-il, vous estimez que mon plan n’est que du roman ?… » Je m’efforçai de faire comprendre au général quel était le point de vue de mon chef et sur quels arguments il reposait. J’exposai les études entreprises et les réflexions qu’elles nous avaient suggérées. J’insistai, enfin, sur la situation de l’armée d’armistice : « Peut-être ne connaissez-vous pas bien cette armée – dis-je au général – et lui attribuez-vous une valeur supérieure à celle qui est réellement la sienne. La troupe est pleine de bonne volonté ; elle est instruite. Mais ses effectifs vont s’amenuisant car elle ne recrute plus. Actuellement, un régiment représente la valeur tout au plus d’un gros bataillon. Quant à son armement, je n’insiste pas : vous savez ce qui nous reste. L’encadrement ne s’est pas encore défait des complexes de 1939 et, dans sa division, le général de Lattre éprouve pas mal de difficultés à vaincre les routines du passé et à instaurer un esprit nouveau… »
Le général Giraud m’ouvrit alors peu à peu son dossier secret. Il me parla du renforcement de l’armée d’armistice : « Un renforcement – répondis-je – soit par des hommes rappelés, soit par des unités remises sur pied, suppose une résistance efficace, même limitée. On ne peut à la fois, dans l’état actuel des choses, conduire un combat et réaliser un renforcement sans qu’il n’en résulte une confusion préjudiciable aux deux. Certes, un travail minutieux et secret a été accompli dans ce dessein et on ne peut douter de la bonne volonté des hommes qu’on rappellera et que l’on a choisis. La réalisation n’aura de valeur qu’autant que nous serons maîtres de son heure. Sans doute – me dit le général Giraud – mais, si l’on vous assure une bonne couverture d’aviation et l’appui de deux ou trois divisions américaines débarquées par avions et par bateaux et aussitôt poussées derrière vous, en attendant la suite, il me semble que la situation ne serait pas aussi défavorable que vous la dépeignez. »
Je fis alors remarquer que les Allemands agiraient sans doute, suivant leurs traditions, avec puissance et vitesse et que, finalement, l’armée d’armistice serait un appoint bien faible pour les divisions alliées débarquées. L’opération changerait totalement de caractère si elle pouvait être conduite selon nos désirs dans le temps et l’espace. Alors, toutes les opérations de renforcement pourraient s’effectuer suivant l’ordre et le rythme prévus et une résistance coordonnée pourrait être offerte avec plus de chances. Mais tout le secret nécessaire serait-il assuré dans l’état politique qui était celui du moment ? Et nous avions bien l’impression que la situation était fort instable et que les Allemands ne laisseraient peut-être pas subsister encore longtemps une zone dite libre.
Le général Giraud ne paraissait pas convaincu : « Nous pourrons avoir 500 000 hommes en quinze jours… » « Quinze jours, c’est long… » dis-je, en pensant à la « manœuvre en pince » des Allemands. « Notre armée d’armistice sera bien faible et les Américains – si ce sont eux qui débarquent – bien peu aguerris en face des Allemands. Et si nous étions tous ensemble rejetés à la mer ou obligés de passer en Espagne, quelle vilaine affaire !… »
À midi nous nous séparâmes. Le général et moi ne nous étions pas absolument convaincus mutuellement. Le général Giraud était cependant rasséréné et sûr de notre bonne volonté. Mais, en le quittant, je persistais à croire qu’il avait des illusions non justifiées, en la période présente, à la fois sur les possibilités de l’armée d’armistice et sur la réalisation d’une opération alliée fort délicate en France parce qu’elle appelait la puissance dans les moyens de tous ordres qui lui étaient nécessaires et la vitesse dans l’exécution en face d’un adversaire qui disposait d’une valeur éprouvée et d’un dispositif stratégique exceptionnellement favorable. Les événements du 11 novembre 1942 devaient départager nos conceptions. ♦
Note de l'auteur : Signalons que cette lettre fut lue et approuvée par le maréchal de Lattre dans les toutes dernières heures de sa vie.