Présentation
En plein cœur de la crise du Golfe, le conseil d’administration du Comité d’études de défense nationale et la Fondation pour les études de défense nationale ont décidé d’y consacrer la journée d’études qu’ils organisent traditionnellement ensemble au mois de mars. Au moment où ils ont pris cette décision, on ne savait si cette crise aboutirait à une guerre ni quelles en seraient la date, les modalités et l’issue. Mais notre conviction était qu’au-delà de cette crise, la région dont elle était à la fois le théâtre et l’enjeu demeurerait au centre des préoccupations internationales, qu’elle pourrait être à nouveau le champ de nouvelles crises, de nouveaux conflits, et que leur règlement déterminerait, pour une grande part, le maintien de la paix dans le monde.
C’est qu’à leur source se trouvent des données permanentes qui expliquent son instabilité. Les unes tiennent aux interventions des grandes puissances, à leurs rivalités et à leurs intérêts. Les autres se rattachent à l’action des puissances régionales les plus importantes, à leur poids et à leur compétition. Certaines sont de caractère économique et ont d’autant plus d’importance que la région est, en effet, d’une importance vitale pour l’économie mondiale et, par-dessus tout, pour l’approvisionnement des États industriels en ressources énergétiques, alors même que, sur place, la situation des pays riverains se caractérise par le sous-développement et les retards sociaux. D’autres sont de nature religieuse et culturelle et, si elles sont souvent les plus difficiles à analyser, elles sont peut-être aussi les plus importantes, puisqu’elles mettent en jeu les traditions historiques, l’héritage spirituel, la conception de la vie, les mentalités, les comportements quotidiens. D’autres enfin, bien sûr, tiennent aux rapports des forces, aux capacités d’action militaire, à la position stratégique des États, éventuellement à leurs systèmes d’alliances. C’est à l’ensemble de ces données que sera donc consacrée cette journée d’études, c’est-à-dire aux invariants qui caractérisent la région du Golfe, au-delà des crises épisodiques et des secousses provenant de l’actualité.
Mais celle-ci, naturellement, ne peut être ignorée. Elle nous offre, elle aussi, des données dont il faut tenir compte, à la lumière desquelles les invariants dont nous allons parler prennent tout leur relief en même temps qu’ils les éclairent eux-mêmes et, dans une large mesure, les expliquent. Il faut donc en tenir compte. Aussi retiendra-t-on, parmi ces données de l’actualité, le poids des puissances extérieures à la région, le risque de conflits nouveaux et l’héritage des conflits anciens.
Le fait central dans la crise et dans la guerre que nous venons de vivre, ce fut évidemment le rôle joué par les États-Unis. C’est peu dire qu’il fut essentiel : ces derniers décidèrent, en pratique, de l’intervention militaire qui répondit aussitôt à l’entrée des troupes irakiennes au Koweït, du comportement des Nations unies, de la nature et de l’ampleur du blocus imposé à l’Irak, de la date, des circonstances et du contenu de l’ultimatum qui lui fut ensuite adressé, de l’ouverture des hostilités, de la manière dont elles furent conduites, des conditions et du moment du cessez-le-feu. D’un bout à l’autre, le président des États-Unis apporta sa marque : ce fut à proprement parler sa guerre et l’on sait le surcroît d’autorité qu’il en retira à l’intérieur comme à l’extérieur. S’agissant de la région dont nous parlons, la prépondérance américaine s’est établie à cette occasion à un point sans précédent pour aucune autre puissance, et il est à peine exagéré de parler à cet égard d’une situation de monopole ; non que l’on puisse ignorer, comme on va le voir, le jeu d’autres puissances ou le poids d’autres influences, mais on ne peut nier qu’aux États-Unis revient actuellement la prééminence.
Bien des conséquences s’ensuivront, ne serait-ce qu’en raison des responsabilités exceptionnelles qui, de ce fait, incombent à la politique américaine, qui pourra être créditée du succès éventuel d’un règlement des crises de la région, mais à qui, en retour, seront imputés leurs échecs comme aussi le surgissement de nouvelles crises ou guerres. On ne perdra pas de vue, enfin, que cette prépondérance américaine est apparue d’un conflit qui était, littéralement, sans précédent : si l’on excepte, en effet, le duel spectaculaire et relativement épisodique qui opposa quelque temps le président Ronald Reagan et le colonel Kadhafi, chef de l’État libyen et auquel l’ancien président américain consacre dans ses mémoires quelques pages révélatrices par leur ton véhément, c’était la première fois dans l’histoire que les États-Unis entraient en guerre, avec la masse immense de leurs moyens, contre un État arabe. On peut croire qu’il en résultera bien des prolongements mais, quoi qu’il en soit, la conséquence en est d’abord l’implication directe et concrète de la puissance américaine dans cette région du monde, son engagement dans toutes les crises qui peuvent y survenir et probablement leur présence militaire permanente.
On se souvient des tentatives faites par le gouvernement soviétique pour mettre fin à la crise par un règlement politique avant qu’elle ne dégénère en une guerre dont le résultat était prévisible, et des efforts nouveaux qu’il a déployés afin de prévenir une offensive terrestre de la coalition dont il n’ignorait pas qu’elle aboutirait inévitablement à une victoire américaine sans partage. Le comportement soviétique durant la crise laissait pourtant apparaître la faiblesse actuelle de l’URSS, minée par une crise interne d’une extraordinaire gravité et son relatif effacement international. Les votes constants émis par les représentants soviétiques au Conseil de sécurité des Nations unies en faveur des résolutions présentées par les Américains et leurs alliés traduisaient régulièrement la volonté de la direction soviétique de maintenir la priorité absolue, qu’elle accordait depuis plusieurs années, à son entente directe avec les États-Unis et sa tendance à y subordonner le reste, même dans cette crise. On peut croire que sa préoccupation centrale, à quoi tout était subordonné, était d’éviter que les États occidentaux, et avant tout les États-Unis, ne soient tentés d’intervenir en faveur des revendications de sécession de plusieurs républiques soviétiques, baltes ou caucasiennes par exemple, au moment où, à Moscou, on était décidé à livrer une bataille littéralement vitale pour l’existence même de l’Union soviétique, donc contre ces tentatives de sécession.
Tout porte à croire aussi qu’il existait deux écoles au sein de la diplomatie soviétique : l’une dont le chef de file était l’ancien ministre des Affaires étrangères, M. Édouard Chevardnadze, qui privilégiait les relations avec les États-Unis au point d’effacer toute autre préoccupation ; l’autre, qui ne renonçait pas à défendre, autant que c’était possible, le capital d’autorité, de prestige et d’influence acquis par l’URSS depuis des décennies dans une grande partie du Tiers-Monde et en particulier au Proche-Orient. Quoi qu’il en soit, il ne fallait pas s’étonner des démarches soviétiques en vue d’éviter une victoire politique et militaire totale des États-Unis ; elles correspondaient à un certain intérêt national dont on a vu que les dirigeants russes, en proie aux pires difficultés, n’entendaient pas les sacrifier : on l’a vu pour leur acharnement à négocier les conditions militaires de l’unification des deux Allemagnes, on l’a vu dans le même acharnement qu’ils mirent à négocier le règlement de l’affaire d’Afghanistan et qui permit, en effet, contrairement à toutes les analyses et prédictions occidentales, le maintien du régime de Kaboul, même s’il a perdu toute vocation révolutionnaire, mais que l’URSS entendait préserver, ne serait-ce qu’en raison du voisinage immédiat de ses républiques d’Asie centrale.
Les mêmes exigences d’intérêt national la conduisaient à se préoccuper du sort de la guerre entre l’Irak et les coalisés : elle ne jugeait certainement pas conformes à ses intérêts traditionnels une victoire totale des États-Unis et leur prépondérance exclusive dans une région aussi importante pour les relations stratégiques internationales, mais surtout aussi proche des zones les plus sensibles pour elle, c’est-à-dire de ses républiques caucasiennes et musulmanes. Nul doute que demain comme hier, et quels que soient les développements à venir, elle ne tente d’y rétablir un certain équilibre, avec les moyens plus limités qui sont les siens, mais en s’appuyant, pour y parvenir, sur les puissances ayant la même préoccupation.
Aux interventions des puissances extérieures s’ajoute, parmi les données que l’actualité nous offre, le risque de nouvelles lignes de partage au cœur même de la région, et donc de conflits nouveaux. Beaucoup d’analystes ont déjà discerné l’esquisse d’un nouvel ordre résultant des alliances que les États-Unis ont conclues dans le passé et qui pourraient aboutir à une certaine organisation de la sécurité régionale. On invoque à cet égard le rôle de la Turquie et d’Israël, mais aussi celui des États arabes membres de la coalition que les États-Unis ont dirigée durant la crise et la guerre. Ceux-ci parviendraient ainsi à perpétuer cette coalition et à en faire l’un des instruments principaux de leur politique. On ne saurait à cet égard sous-estimer l’importance des décisions de principe prises le 10 mars dernier lors de la rencontre entre le secrétaire d’État américain M. James Baker et les ministres des Affaires étrangères des pays arabes de la coalition, c’est-à-dire des monarchies de la péninsule Arabique, de l’Égypte et de la Syrie. Il a été convenu que ceux-ci constitueraient une force d’interposition ou de garantie de sécurité, qui serait stationnée où on le déciderait, tandis que les États-Unis eux-mêmes y contribueraient par une présence militaire permanente et significative. On vit même à cette occasion l’un des pays de la coalition, le Koweït, demander le maintien sur son territoire de forces américaines de plusieurs dizaines de milliers d’hommes.
Quoi qu’il en soit à l’avenir de l’application réelle de ces décisions, on peut y voir l’esquisse d’une organisation de sécurité régionale qui impliquerait que perdure la ligne de démarcation qui apparut à l’occasion de la crise et de la guerre et, face aux coalisés, rejetterait dans un autre camp Irakiens, Jordaniens, Palestiniens et Yéménites, sans parler naturellement des pays arabes plus éloignés. On peut y voir aussi l’amorce d’un engagement américain durable en faveur des régimes qui se sont totalement impliqués dans la coalition qu’ils dirigeaient, et qui pourraient croire qu’un soutien extérieur est nécessaire à leur survie. Ainsi subsisteraient les oppositions apparues durant la crise et la guerre et, du même coup, de nouvelles sources de conflits éventuels. Mais, à cette hypothèse, correspond une autre suivant laquelle on s’efforcerait, au contraire, d’effacer les séquelles de la crise, de réintroduire les anciens adversaires dans un système de sécurité acceptable pour tous ; l’avenir de la région sera évidemment très différent suivant que l’une ou l’autre de ces hypothèses se vérifiera.
Il s’y ajoute aussi l’héritage des conflits anciens et qui pèsent encore si lourdement sur la région. La première guerre du Golfe, celle qui opposa l’Irak à l’Iran, a ainsi influencé le cours de la seconde. Les efforts tenaces et souvent habiles de la diplomatie irakienne pour en effacer les traces, afin de rompre le blocus imposé par les coalisés et de sortir le régime de Bagdad de son isolement, se sont heurtés à la volonté de l’Iran de laisser s’affaiblir son ancien ennemi : mais les dirigeants iraniens n’en ont pas oublié pour autant que la victoire totale et la prépondérance absolue d’une puissance extérieure dans la région — en l’occurrence, les États-Unis —, qui lui permettraient d’arbitrer tous les problèmes politiques, stratégiques et même économiques qui s’y posent, seraient une menace pour les intérêts vitaux de leur pays, dont la préoccupation constante, tout au long de l’histoire, a été justement d’éviter qu’une hégémonie ne pèse excessivement sur eux. C’est l’explication du soutien qu’ils ont apporté aux diverses tentatives de cessez-le-feu ou de règlement politique, en particulier ceux proposés par l’Union soviétique.
Les mêmes préoccupations les ont guidés face aux crises qui ont secoué l’Irak après sa défaite : ils ont soutenu la révolte de la communauté chiite pour aboutir à un changement de régime qui leur eût donné une certaine influence à Bagdad, au sein d’un régime nouveau, non pour aboutir à un démantèlement du pays qui eût été un redoutable précédent pour d’éventuelles tentatives de sécession dans leur propre État. En cela se vérifient les constances de la politique iranienne, toujours hostile à la prépondérance d’une hégémonie extérieure mais, en même temps aussi, à des changements de frontières ou de statut politique des communautés : les mêmes raisons expliquent que le Shah ait asphyxié la révolte des Kurdes irakiens et brisé celle du Dhofar, et que la république islamique ait découragé la sécession de l’Azerbaïdjan soviétique et condamné l’annexion du Koweït.
Le conflit israélo-arabe ne peut pas être isolé des prolongements de la crise du Golfe. On l’a vu dès le 12 août, quand le président Saddam Hussein proposait d’inclure l’affaire du Koweït dans une négociation générale sur les crises de la région, qui engloberait les affaires palestinienne et libanaise. On l’a vu en même temps quand beaucoup de gouvernements, en Europe comme au Proche-Orient, ont insisté à l’avance pour que le règlement de la crise du Golfe soit aussitôt suivi de la recherche d’une solution au conflit israélo-arabe. Et on l’a vérifié quand, le 8 mars, le président américain George Bush a solennellement déclaré que le moment était venu d’y mettre un terme.
Est-ce suffisant pour croire que l’on va effectivement s’acheminer vers un règlement politique de la question palestinienne ? Il y a, certes quelques raisons de le penser : par exemple le désir manifeste de toutes les grandes et moyennes puissances d’achever un conflit interminable et périodiquement dangereux pour la stabilité d’une grande partie du monde ; il y a en outre la crainte que beaucoup d’États arabes éprouvent à la perspective de nouvelles secousses, la poursuite de l’intifada et ses conséquences à long terme sur la vie de l’État hébreu, mais aussi l’expérience faite durant la guerre du Golfe et la vulnérabilité à des frappes à distance du territoire d’Israël et du fait, par conséquent, que sa sécurité ne dépend pas uniquement du tracé de ses frontières. Mais, en sens inverse, beaucoup d’autres facteurs permettent d’en douter : l’écrasement de l’Irak, c’est-à-dire la rupture de l’ancien équilibre des forces dans la région pourrait ne pas conduire Israël à faire demain les concessions auxquelles il se refusait hier et, par-dessus tout peut-être, l’afflux des immigrants d’origine soviétique a modifié profondément l’état d’esprit d’une grande partie de la population israélienne, la conduisant à croire que l’État hébreu lui-même doit être à la dimension d’une population qui deviendra bien plus nombreuse et que les équilibres démographiques, à l’intérieur du pays, ne seront pas ceux qu’elle redoutait auparavant.
Subsistent, en même temps, les conflits plus anciens encore ou plus traditionnels qui pèsent à leur façon sur les suites de la crise et de la guerre du Golfe : ainsi des rapports entre la Syrie et le Liban ; ainsi de l’ancestrale méfiance du Yémen et des communautés yéménites à l’égard de l’Arabie Saoudite et de la dynastie wahhabite. Il en est ainsi surtout des conflits qui peuvent surgir à propos de la répartition des richesses dans la région et des lignes de partage entre celles-ci et les populations suivant des frontières que l’ancien colonisateur avait tracées, engendrant des inégalités dont le président de la République française lui-même a dit qu’il faudrait y porter remède.
Ces données de l’actualité et ces éléments permanents qui font l’objet de cette journée d’études s’inscrivent toutes dans ce que j’ai appelé un jour, en ouvrant une nouvelle session de l’Institut des hautes études de défense nationale, « l’arc des crises » : celui qui va du Maroc au Pakistan, du nord-ouest de l’Afrique au Sud-Ouest asiatique, de l’Atlantique à l’océan Indien. Tantôt on évoque les traits communs à cette partie du monde, tantôt on est frappé par sa diversité, tantôt prévalent les facteurs d’unité, tantôt apparaît seule son hétérogénéité. Tour à tour on veut la traiter comme un bloc ou on veut en isoler chaque élément. Sa caractéristique, justement, est de receler à la fois une certaine unité et une constante hétérogénéité : raison de plus pour que nous en examinions ensemble les données permanentes à la lumière des crises récentes. ♦