Discours de Monsieur François Léotard, ministre d'État et ministre de la Défense, le 2 septembre 1993, devant les auditeurs de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN).
L'effort de défense : une volonté politique
Monsieur le Premier ministre m’a demandé de prendre la parole, à sa place, devant vous qui commencez aujourd’hui vos travaux à l’Institut des hautes études de défense nationale, et qui composez la 46e session de cet Institut.
Je veux vous dire d’abord ma gratitude pour le temps que vous vous apprêtez à consacrer à connaître pour certains, à mieux connaître pour d’autres, la défense de notre pays. J’y vois aussi un hommage à tous ceux dont c’est quelquefois la grandeur et souvent la servitude de consacrer leur vie de femme et d’homme à la défense de la France.
Ici même, le 15 mai dernier, alors que j’avais l’honneur de prononcer l’allocution de clôture de la session qui vous précédait, j’avais appelé de mes vœux la formation d’une nouvelle culture de défense. Société civile et société militaire s’y rencontrent, à votre image, et tendent vers un même idéal : l’intelligence des situations. L’intelligence est un mot d’exception : il engage, au sens propre, à « lire à l’intérieur » — inter-legere —, à lier, aussi, une idée à une autre. C’est un mot et une attitude qui conduisent au discernement, qui ramènent à la finalité de l’objet que l’on examine.
Notre vision du monde a changé, j’y reviendrai dans un moment ; notre culture de la défense aussi, par voie de conséquence. La défense, c’est une somme d’efforts, financiers, techniques, intellectuels. C’est aussi et avant tout un engagement : si « … on ne fait rien sans intelligence, l’intelligence seule est chose morte. Il faut de la passion », disait André Siegfried. La rencontre de l’intelligence des situations et des valeurs d’une société fait apparaître une culture de défense. C’est pour nous, c’est pour moi comme pour vous, une exigence de tous les instants.
Je n’ai pas souhaité vous délivrer un discours programme, ni un état des lieux, encore moins un exposé ex cathedra. Je viens simplement chercher, comme l’un d’entre vous, mais chargé d’une particulière responsabilité, à poser des questions, à ouvrir des perspectives, à susciter un débat. Il y a peu de vérité révélée en matière de défense, et ce que je vais dire est exprimé sans arrogance, avec le seul souci de chercher un chemin où notre pays se retrouve dans sa liberté, dans sa grandeur aussi, dans sa singulière expérience de nation.
Dans les périodes d’incertitudes que nous vivons, il nous faut tirer des leçons : de l’histoire, des crises, de l’économie. L’histoire des hommes, c’est aussi, hélas ! l’histoire de la violence ; et c’est parce que nous savons cela — peut-être plus que d’autres — que nous sommes réunis. La démarche que j’ai choisie ne saurait signifier que nous n’avons pas de certitudes, et j’évoquerai devant vous le socle qui demeure et les décisions que nous avons prises : le concept de défense, le format de nos forces, la nécessité de prévoir.
Les leçons de l’histoire
Première interrogation : les leçons de l’histoire. Qu’avons-nous appris ? C’est le premier point de la réflexion que je voudrais mener aujourd’hui avec vous. Il concerne une remise en question quasi générale des fondements sur lesquels reposaient, sans discontinuité apparente, un ensemble de politiques de défense, dont celle de la France, sans rien renier de sa spécificité.
Ces fondements étaient, pour une bonne part, issus d’une réalité géographique et historique que vous connaissez bien : l’Europe politique et militaire était traversée de part en part par une véritable ligne de fracture qui mettait face à face les éléments émergés de deux constructions que tout opposait, dans l’ordre politique, économique et social, malgré quelques fallacieuses périodes d’accalmies.
L’Europe était devenue à la fois un enjeu et un théâtre de l’affrontement, théâtre nucléaire de surcroît, depuis la fin des années 50, paradigme sur lequel étaient organisées et pensées la sécurité européenne et la défense de la France. Le corps de doctrine de notre pays, largement appuyé sur la dissuasion, l’organisation de notre appareil militaire, face à l’Est et dont la mission était de réagir quasi immédiatement à l’offensive aérienne et terrestre qui pouvait en surgir, les principes majeurs de notre diplomatie, en Europe et vis-à-vis de chacune des deux superpuissances, tout cela constituait un ensemble cohérent, permettant de valoriser notre spécificité, nous conférant une place à part dans le concert des nations.
La recherche de la vérité m’oblige à faire un constat qui n’est peut-être pas original, mais dont je pense qu’il est, aujourd’hui nécessaire : tout cela est fini. Le passé s’est emparé d’une Europe que nous avons connue et qui vient s’écrire maintenant en termes d’histoire, dans notre mémoire collective. Nous sommes engagés dans une période nouvelle où la réflexion à long terme, le déchiffrement de signes obscurs, la nécessité d’une lucidité nouvelle aussi, sont des impératifs de survie pour nos peuples.
L’histoire nous apprend que ces espaces de temps entre deux époques faciles à identifier sont d’une durée variable : ainsi, plusieurs décennies pour passer de l’Antiquité au Moyen-Âge ; au moins autant pour entrer dans l’ère moderne. Elle nous remet aussi en mémoire un fait majeur : ces périodes d’« entre-deux » sont, paradoxalement, les plus propices à un fertile bouillonnement du monde des idées, du domaine de la culture, des choses de l’esprit. Nous ne devons pas nous en priver.
Ces réflexions faites, je me sens plus libre d’évoquer devant vous les interrogations que vous devrez, au cours de l’année qui vient, reprendre à votre compte, développer et — qui sait ? je le souhaite pour vous et pour le pays — auxquelles vous pourrez apporter quelques éléments de réponse. J’ai choisi de le faire comme un libre examen, comme un exercice de questionnement à haute voix.
Ces leçons de notre histoire récente nous obligent à nous interroger sur le devenir de notre concept de défense, dans ses dimensions militaire, technologique, humaine, intellectuelle ; à chercher une rationalité à la multiplication des actions extérieures, qui semblent faire évoluer la logique de nos choix stratégiques. Il faut poser la question à la lumière des événements du Golfe, de notre autonomie à l’égard de la politique américaine ; analyser notre approche de l’Alliance atlantique et de son cadre d’ensemble ; questionner notre orientation européenne, prise entre les tensions en Europe et hors d’Europe ; passer au crible les contraintes budgétaires et industrielles qui se conjuguent pour entraîner des réductions des armées et des équipements ; évoquer la question de la participation des Français à leur défense.
Vous le voyez, j’ai choisi de livrer à vos réflexions un ensemble de questions qui doivent permettre d’ouvrir le débat, de prendre la mesure du champ des possibilités, de déboucher sur quelques certitudes.
Notre concept de défense
La première question concerne ce concept qui s’articule aujourd’hui autour de trois composantes : la dissuasion, les interventions extérieures à caractère militaire, des interventions « du troisième type », qui vont des opérations de police internationale au domaine humanitaire.
Le nucléaire est bien plus qu’un outil : c’est la source d’une doctrine, c’est la conséquence d’une vision politique. Par sa place dans les rapports internationaux, par son rôle de régulation, des relations et négociations entre l’URSS et les États-Unis d’Amérique, il était devenu de facto un facteur essentiel de l’ordre international. Cet instrument est, aujourd’hui, à la fois moins opératoire et sans aucun doute partiel ou incomplet.
Pour la France, qui a fait avec le nucléaire le choix de l’indépendance, de la suffisance, de la crédibilité, l’évolution du contexte stratégique a des conséquences. Nous avons souscrit à la nécessité du désarmement. Nous ne pouvons pas fermer les yeux devant les progrès de la prolifération. Dans le même temps, apparaissent des thèses — d’origine américaine, pour l’essentiel — selon lesquelles la maîtrise de certaines technologies conventionnelles conférerait une suprématie pouvant aller jusqu’au concept trouble de « dissuasion conventionnelle ».
Deuxième leçon : la leçon des crises. La défense, fondée depuis longtemps sur un binôme qui associait dissuasion et interventions extérieures de nature militaire, évolue imperceptiblement mais assurément vers un trinôme dissuasion nucléaire-interventions extérieures-opérations de maintien de l’ordre et actions humanitaires. Cette évolution pose deux séries de questions.
D’abord, sur la relation dissuasion nucléaire-interventions extérieures, c’est-à-dire les deux premiers éléments du trinôme. Un des problèmes posés consiste à mettre l’accent sur les actions extérieures offensives. Sera-ce en complément, ou au détriment du premier ? La conception de la dissuasion, fondement de notre défense, est marquée par l’attachement à la protection du territoire national, ce que traduit le terme de « sanctuaire », étendu aux intérêts vitaux. Les interventions extérieures concernent, par définition, des domaines bien au-delà du territoire national. On conçoit bien que passer de l’un à l’autre équivaut à évoluer d’une conception défensive — pour l’essentiel — à une présence plus active.
Cette présence plus active à l’extérieur trouve son véritable fondement, à mon sens, sur les valeurs et les principes qui fondent la démocratie des Français et dont la négation est un refus actif de notre identité ou du message dont nous sommes porteurs.
Nous avons permis au Cambodge de retrouver ce que signifie une élection, nous avons lutté en Somalie contre la mort massive des enfants, nous avons refusé dans les Balkans la déportation, le viol systématique des femmes, la purification ethnique : c’étaient là autant d’insultes, autant de défis à notre identité d’Européens. En le faisant, c’est à une certaine conception de l’Europe que nous avons fait appel : non pas celle de la monnaie, ni même du marché, mais celle des valeurs. Mon sentiment, c’est que de cette Europe-là nous sommes d’abord comptables et non pas seulement témoins.
Que voulons-nous aujourd’hui, au plan militaire, poursuivre, privilégier, renforcer ? Chacun voit que de la réponse découlent des conséquences importantes. D’abord, sur la dissuasion elle-même : le dogme est intact, mais l’outil devra s’adapter, en conservant son rôle central dans notre politique de défense et en tenant compte de la situation dans laquelle nous place la suspension actuelle des essais.
Sans doute faudra-t-il prendre en compte, davantage, la dimension européenne. De même, l’orientation généralisée, plus ouverte, de la dissuasion devrait être réaffirmée. Il faudra aussi réfléchir à la nécessité d’une éventualité de frappe crédible et adaptée pour dissuader des adversaires éventuels dotés d’un arsenal rustique et limité, dont nous pouvons prévoir l’émergence à l’horizon où je me place.
D’autre part, si l’on privilégie les formes d’actions extérieures de type offensif, il faut envisager les conséquences en termes de matériels — et donc d’industries d’armement —, de format des armées, d’utilisation des appelés.
Les opérations que j’ai appelées plus haut du « troisième type », parce qu’elles n’appartiennent pas aux deux premiers éléments du trinôme mais qu’elles sont néanmoins mises en œuvre par la France, regroupent des types d’actions variées, qui vont des opérations de maintien de l’ordre international aux opérations humanitaires. Elles ont, en fait, plusieurs points communs. D’abord, elles sont difficiles à intégrer dans l’ensemble d’une politique de défense. Ensuite, les conditions des interventions de nos troupes — je songe à la Somalie et aux Balkans — ne sont pas suffisamment définies, car une organisation comme l’ONU, sous la bannière de laquelle nous nous plaçons, n’a pas les ressources humaines, l’expérience, le type de commandement qui conviendraient pour y faire face.
Ces deux séries de remarques sont au cœur de notre réflexion de défense. C’est sur ces sujets que la commission du Livre blanc devra apporter mises au point, éclairage, propositions. Je vous livrerai plus loin mes orientations.
Gardons bien présent à l’esprit le fait que les nécessaires évolutions du concept de défense de la France devront tenir compte de réalités : nos relations avec les États-Unis ; nos rapports avec l’Alliance atlantique ; notre place dans le monde. C’est là que réside, d’ailleurs, la troisième leçon que je souhaite vous livrer.
La menace continentale s’estompe provisoirement et devient chaque jour plus difficile à définir. Elle apparaît peu à peu sous la forme de risques pluriels et divers. Elle affecte, désormais, toute l’Europe dans sa dimension retrouvée et complexe de continent. La marge de manœuvre de la France, dans le cadre de ses alliances, s’en trouve-t-elle augmentée pour autant ?
Le poids politique, industriel et militaire des États-Unis incite les Américains à se doter d’une stratégie à caractère véritablement global : certainement économe en interventions armées ouvertes, mais prolifique dans les systèmes de renseignement, de prévention, de contrôle. La continuité d’une démarche fondée sur la seule et totale indépendance risque de nous conduire à l’isolement, y compris auprès de nos partenaires européens. Il nous appartient, dans ces conditions, de faire preuve d’initiative et de nous souvenir que nous sommes présents et actifs avec nos intérêts, nos compatriotes, nos espérances sur tous les continents du monde.
Dans le même temps, nos rapports avec l’Otan évoluent ; d’abord parce que l’Alliance elle-même évolue : le nouveau concept stratégique qui étend le champ des préoccupations de l’Otan et qui a été adopté en novembre 1991 en est l’illustration. Nous y avons, pour l’essentiel, souscrit.
Dans les Balkans, les structures de commandement que nous avons acceptées pour les opérations aériennes et maritimes font la part belle aux procédures éprouvées des structures existantes de l’Otan. Nous y avons adhéré avec le pragmatisme qui était nécessaire pour ce type de situation.
Réfléchissons alors à la façon d’inscrire cet ensemble d’évolutions des seize pays membres de l’Alliance atlantique dans une perspective politique globale, qui intègre, à la fois, l’aspiration à une pleine affirmation de l’Europe en tant que telle et les liens transatlantiques que nombre de nos partenaires, parmi lesquels l’Angleterre et l’Allemagne, mettent en avant, et que nous n’avons pas — pour notre part — l’intention d’ignorer ou d’oublier. Cette réflexion sera celle du prochain sommet de l’Alliance, en janvier prochain. La France ne sera pas inerte devant ces enjeux.
Dernière leçon : celle de l’économie. Comment devons-nous tenir compte des choix et des dépenses qui ont été décidés dans un contexte différent de celui d’aujourd’hui, celui de la croissance économique, alors que nous vivons une expérience nouvelle, celle de la récession ? Ce n’est pas à vous, ni en ce lieu, qu’il convient d’expliquer ce que signifient les mots de guerre économique et de rassemblement des énergies que cette situation implique.
Notre appareil de défense est contraint, aujourd’hui, à un effort considérable et généralement sous-estimé entre la gestion toujours économe des finances publiques — dont la défense prend sa part — et l’augmentation des sollicitations de tous ordres dont le développement de nos opérations extérieures est la manifestation la plus évidente. Je rends hommage aux états-majors pour la qualité et la permanence de cet effort.
Dans le même temps, je voudrais insister sur un phénomène qui pourrait se révéler inquiétant : la décélération des dépenses d’investissements de défense dans la grande majorité des démocraties pluralistes. Ainsi, dans la dernière décennie, seuls les États-Unis ont connu un effort de défense en progrès ; mais vous savez que ce n’est plus le cas aujourd’hui. La France a connu une période de stabilité et l’Allemagne comme la Grande-Bretagne ont réduit leurs dépenses de défense, avec les conséquences sur leurs industries d’armement que vous connaissez et qui risquent de placer l’Europe, si nous allions dans ce sens, dans une situation de dépendance technologique extrêmement périlleuse sur le long terme.
Une chose est certaine : il est difficile, dangereux et certainement illusoire de différer certains choix qui engagent l’avenir. Faut-il, pour autant, se contenter d’une réduction homothétique de nos armées et de leurs équipements qui prolongerait une absence de choix, en acceptant que soient atteintes, à court terme, leurs capacités et leur cohérence opérationnelles ? Nos options stratégiques en subiraient à l’évidence le contrecoup, nous obligeant par là même à remettre en cause ce qui reste la vocation mondiale de la France.
Voilà quelques-unes des leçons et des questions que le monde d’aujourd’hui dans sa brutale nouveauté, nous propose. Elles témoignent de l’importance de l’enjeu auquel nous devons faire face. Elles inspirent l’esprit qui me conduit depuis que j’ai accepté la belle responsabilité de la défense : ni optimisme, ni pessimisme, mais lucidité et détermination.
L’effort national de défense
La lucidité était la marque de ces leçons que je viens de rappeler. La détermination est celle des décisions que je vais évoquer devant vous, et qui tiennent compte, à l’évidence, des réflexions en cours et ne sauraient s’y substituer, pas plus qu’elles ne préjugent des conclusions du rapport d’étape que M. Marceau Long présentera à M. le Premier ministre, au nom de la commission du Livre blanc, à la mi-octobre.
La première décision concerne le format de nos forces. D’ores et déjà, l’adaptation de notre appareil de défense à ses missions nous impose, à la fois, un allégement de l’organisation territoriale du passé qui subsiste encore partiellement ; une concentration des moyens sur leurs capacités opérationnelles ; la mise en œuvre effective des principes de mobilité, de flexibilité, d’interopérabilité ; une amélioration enfin de l’encadrement et de la professionnalisation. C’est l’exercice, plusieurs fois renouvelé, des restructurations ; il est, à la fois, nécessaire et légitime.
La deuxième décision, c’est le maintien d’un effort national pour la défense. Votre simple présence ici prouve que vous êtes conscients de la nécessité de cet effort, « prix de la liberté ». Je n’insiste pas, à la seule condition que l’on insiste ailleurs et davantage devant des publics moins disposés ou moins avertis : je pense à l’ensemble de notre appareil de formation.
La France a fait le choix d’un outil industriel de défense solide, productif, compétitif sur les marchés étrangers. C’est un élément essentiel de notre capacité à faire évoluer notre appareil militaire. C’est aussi la condition sine qua non de la constitution d’une industrie européenne de l’armement forte, dont nous avons à convaincre certains de nos alliés.
Pour ce qui nous concerne, je suis en mesure de vous dire, ici, que la France n’entend pas relâcher sa détermination en matière d’effort budgétaire pour ses forces armées, ni renoncer à l’existence d’un outil industriel national de défense. Vous comprendrez que je réserve à la représentation nationale, une fois approuvées en Conseil des ministres, la primeur des informations sur le budget de la défense inclus dans le projet de loi de finances pour 1994 ; mais il faut savoir que les orientations que je trace aujourd’hui reposent sur une assise budgétaire satisfaisante, qui permet, malgré une formidable crise des finances publiques, d’envisager l’avenir de nos forces armées avec une certaine confiance.
Si le premier support de ces orientations est d’ordre matériel, leur mise en œuvre dépend, au moins autant que des finances, de la cohésion entre la nation et les forces armées. Pour vous, qui êtes un point de rencontre et de convergence exceptionnel entre les civils et les militaires, c’est une évidence qui s’imposera encore plus à mesure qu’avanceront vos travaux.
Pour le pays, c’est une nécessité que je veux démontrer. Bien évidemment, réfléchir à cette cohésion suppose de poser la question du service national, tant le concept de « nation armée » ou de « soldat citoyen » est enraciné dans notre culture nationale depuis deux cents ans. Je le ferai sans détours, comme ce qui précède, et sans atténuer mes convictions, à la suite des cinq mois d’expériences, de dialogue, de contacts dont j’ai mesuré l’intérêt et la richesse à l’hôtel de Brienne.
C’est en effet le service national qui ancre l’armée dans la nation par le biais de la conscription. Depuis 1793 et la Convention, le soldat se confond avec le citoyen pour former une identité à la fois nationale et militaire assez unique en son genre, dans l’histoire et sur le continent européen. C’est un anniversaire que cette année nous n’avons pas suffisamment célébré.
L’égalité étant chez nous jugée aussi importante que la liberté, la conscription qui impose à tous un service avant tout militaire et à vocation éducative et civique est considérée comme un droit et un devoir des citoyens soldats. C’est l’impôt du temps auquel — je crois — il serait dangereux de renoncer totalement.
L’appel aux armes, la défense du sol s’expliquent par la longue mémoire terrienne de notre pays ; l’habitude de la conscription provient, aussi, du fait que dans l’inconscient collectif, tout se passe comme si l’État, garant de l’intérêt général, pouvait seul l’imposer aux individus pour en faire des citoyens.
Aujourd’hui, l’alternative n’est plus tant entre une armée de métier et une conscription, à la fois universelle et égalitaire, qu’entre une armée de métier pure et une armée mixte, à composante professionnelle renforcée et conscription sélective. Mon choix va nettement dans le sens de la deuxième solution, qui préserverait la dimension populaire de notre défense. En tout état de cause et quelles que soient les conclusions du Livre blanc, dans ce domaine et dans d’autres, nous devons prendre garde et éviter toute mutation brusque qui serait inefficace, risquée, et mal perçue, tant par l’opinion que par notre encadrement militaire. Le Parlement aura, dans ce domaine, un rôle essentiel à jouer.
La France : une puissance à vocation mondiale
Dernier élément de ma réflexion : qu’avons-nous à attendre de l’avenir immédiat ?
Le premier objectif de la défense de notre pays est, sans aucun doute, de sauvegarder la capacité de la France à penser et à agir par elle-même ; de faire en sorte qu’elle soit l’acteur de sa propre liberté, qui restera toujours pour nous une conquête et jamais un acquis définitif.
Le sentiment national, qu’il faut prendre garde de confondre avec le nationalisme, reste chez nous partie intégrante de notre « culture de défense » : il faut lui rendre ses lettres de noblesse, car c’est aussi un esprit d’ouverture et de fronde, car c’est aussi l’esprit d’une fraternité proposée, le goût du panache, le respect du courage, une certaine façon d’être et de parler, de combattre et de penser, de croire enfin, qui vient du plus profond de notre peuple.
Ce sentiment est le fruit de notre longue histoire, forgée souvent à coups d’épée : conscience nationale née sur le champ de bataille de Bouvines le 27 juillet 1214 contre les impériaux, et que deux « guerres de Cent Ans » contre l’Angleterre ont fortifiée ; lutte déterminée contre le Saint Empire romain germanique et contre tous les Habsbourg, jusqu’à Napoléon ; formes diverses d’un gallicanisme même sécularisé, depuis. Ainsi demeure une sensibilité particulière, dans toutes les familles de pensée politique de notre pays, à la vocation singulière de notre pays.
Dans le même temps, la France est une parole et une patrie pour les droits de l’homme, une exigence dans l’expression de l’égalité et de la liberté, pour elle et pour ses amis dans le monde. Cette vocation à l’universalisme a des conséquences sur le rayonnement de notre pays : l’exportation de ces idéaux a justifié les conquêtes de la Révolution et de l’Empire ; la « mission civilisatrice » chère à Jules Ferry a couvert de sa force d’explication la colonisation ; l’aspiration universaliste du message français — le triptyque « démocratie, État de droit, libéralisme » — est, aujourd’hui, la marque et la trace de notre culture.
Cette force du sentiment national et cette volonté de porter autour de nous un message nous dictent, en quelque sorte, notre conduite : nous étions, nous sommes et nous resterons une des puissances de notre temps à vocation mondiale.
Cet élément essentiel de réflexion posé, rien ne nous interdit de reconnaître que les évolutions à long terme — politiques, économiques, industrielles, technologiques, culturelles — nous conduisent à repenser notre conception traditionnelle de l’indépendance. Je vois au moins deux exemples de cette indispensable révision.
D’abord, en termes de compétences. La France est un des pays membres de la Communauté européenne. Elle a ratifié les accords de Maastricht, qui posent les fondements d’une politique extérieure et de sécurité commune grâce au rôle de l’UEO. Traduisons concrètement cette décision française : renforçons la coopération industrielle, recherchons systématiquement l’interopérabilité des matériels et des procédures, ouvrons nos esprits à cette réalité d’un continent solidaire dont les chances et les menaces sont à l’évidence partagées. Surtout, acceptons les transferts de compétences qui restent conformes à notre conception de l’intérêt national et coopérons sans réticence dans le domaine militaire, sur le terrain et dans les états-majors.
Il nous appartiendra de vérifier la validité de ces choix concernant la défense, qui correspondent à ceux qui ont déjà été effectivement traduits dans les faits dans d’autres domaines, je pense, à l’évidence, à l’Union économique et monétaire.
Missions, moyens, loi de programmation
Notre défense repose et reposera à l’avenir doublement sur la dissuasion nucléaire, clef de voûte de notre appareil militaire ; doublement, parce qu’elle traduit d’une part une adhésion nationale à une stratégie qui interdit la guerre, d’autre part parce qu’elle repose sur une force de frappe autonome et crédible, que nous conserverons contre vents et marées. Pour maintenir cet outil exceptionnel, une adaptation de la dissuasion est indispensable, dans l’intérêt de la France à l’intérieur de l’Union européenne. Le dogme est intact : l’outil doit évoluer. En amont de la dissuasion, le renseignement stratégique est d’une importance vitale : il faut le développer. Dans les forces, la composante navale devrait assurer l’essentiel de l’effort ; une deuxième composante, aérienne ou terrestre, de toute évidence flexible, viendrait en appui de la première. L’évolution est en cours.
À contexte nouveau, dispositif nouveau. Dans les conditions que j’ai évoquées, pour la première fois depuis longtemps, la France ne connaît plus de menace militaire directe à proximité immédiate de son territoire ; l’Europe ne conçoit plus sa structure politique en s’opposant à une puissance continentale, militaire, agressive ; les choix stratégiques ne sont plus dictés et enfermés dans la seule dialectique des conflits Est-Ouest. Je crois utile d’insister sur les missions principales qui sont aujourd’hui assignées à nos armées, même si le poids relatif de ces missions, comme leur consistance propre, peut se modifier : c’est là notre « posture » de défense.
Dissuader tout adversaire potentiel d’une agression de la France dans l’Union européenne, ce qui suppose, d’une part d’être en mesure de répondre à la résurgence d’une menace majeure — nucléaire ou conventionnelle — à l’Est, d’autre part de faire face à de nouvelles puissances militaires lors d’éventuels conflits couverts ou ouverts, régionaux ou locaux.
Participer à la sécurité de l’Europe. Nous devons disposer des moyens nécessaires pour prévenir les crises, rétablir l’ordre, maintenir la paix, en instaurant notamment une véritable complémentarité entre l’Otan et l’UEO, ce qui suppose, au moins pour les domaines que j’ai cités, de participer activement à la rénovation de l’Alliance atlantique.
Conduire des opérations hors d’Europe. Trois domaines d’interventions me semblent, à terme, devoir demeurer : protection des Dom-Tom ; permanence de notre présence en Afrique ; préservation des voies de communication et des centres d’intérêt vitaux pour l’Europe.
Participer aux actions internationales, pour faire respecter le droit, la justice et la paix, sous l’égide de l’ONU. Le rôle de garant de l’ordre juridique des Nations unies est un rôle précieux qu’il faut préserver, auquel nous tenons et qui correspond à notre statut de membre permanent du Conseil de sécurité ; mais son organisation est fréquemment inadaptée aux missions des troupes qui servent sous ses couleurs, sur le terrain. C’est une organisation où les États demeurent souverains : à eux d’en améliorer l’efficacité.
Une dernière remarque, une dernière certitude : pour la France et en l’état, une conclusion semble se dégager. Elle doit tenir compte, à la fois, de la situation nouvelle du continent européen, de la recherche légitime d’une sécurité pour toute l’Europe, des progrès accomplis dans la conception et la réalisation d’une architecture de sécurité des Européens. Elle doit souhaiter le concours américain et la mise en œuvre des instruments légitimes et efficaces de rétablissement et de maintien de la paix. Elle doit s’ouvrir sur une initiative de défense européenne crédible dans un système de sécurité européen rénové, comme M. le Premier ministre l’a annoncé lui-même, et à laquelle sera consacrée une conférence sur la sécurité.
Toutefois, le projet européen — il faut y insister — n’aurait d’avenir que si les pays concernés consentaient pour leur défense les efforts financiers, technologiques et humains nécessaires. De même, la France devra déterminer ce qu’elle peut — et doit — accomplir seule et ce qu’elle choisit de réaliser avec ses alliés, dans l’ensemble européen. C’est désormais dans ce cadre accepté et organisé qu’il faut situer la démarche et l’action de la France : redéfinir notre participation à l’Alliance — notre « politique atlantique » — et proposer une intelligence nouvelle des situations concernant la sécurité européenne ; prévoir, pour ne pas avoir à subir.
La France a ratifié l’élargissement des missions de l’Alliance atlantique. Prenant acte de l’évolution de l’Otan, elle a adopté une position ouverte en acceptant de participer aux instances politico-militaires de l’Organisation, dès lors que des opérations effectuées au profit de ces nouvelles missions seraient envisagées. Il ne s’agit donc pas de reposer le vieux problème de l’intégration des forces, largement dépassé aujourd’hui, mais d’être présents là où nous estimons que c’est à la fois efficace et nécessaire.
Cette démarche suppose deux attitudes complémentaires et cohérentes : participer au comité militaire pour les discussions relatives au maintien de la paix ; œuvrer pour que le Conseil atlantique, instance politique à laquelle nous participons pleinement, s’en charge. C’est le meilleur moyen pour éviter que se constitue une « Otan à quinze », à laquelle personne ne gagnerait ; c’est aussi un pas, une affirmation d’un pilier européen de l’Alliance atlantique auquel chacun sait que la France est attachée.
Faire de l’Europe de la défense une réalité concrète, coordonner les missions de l’eurocorps, des forces nationales, sous l’égide de l’Union de l’Europe occidentale et du pacte Atlantique dans la gestion des crises, alors, et en fonction des obligations que lui dicte son statut singulier de puissance européenne à vocation mondiale, il restera à définir publiquement les moyens que la France entend consacrer à sa défense, dans le long terme. Ce sera l’objet de la loi de programmation, au printemps prochain.
En même temps, la France est en mesure de mener une réflexion et de mettre en œuvre dans trois domaines des méthodes d’action qui répondent, chacune, à des interrogations sur la sécurité européenne. Tout d’abord, la pérennité du couple franco-allemand est, à l’évidence, fondamentale : il est la base d’une véritable redéfinition des objectifs et des moyens de la sécurité en Europe. J’étais, le 27 août dernier, à Rastatt, pour assister à la dissolution du 2e corps d’armée. J’y ai vu un symbole éclatant de ce que nous devons faire : une grande et belle unité française qui disparaît pour renaître sous la forme d’un corps européen, figure et matrice de la défense européenne de demain. Voilà le chemin, certes difficile, mais que la lucidité nous conseille de suivre.
La France et l’Angleterre partagent, aussi, bien des intérêts en commun : seules puissances nucléaires à l’ouest du continent, seuls membres permanents du Conseil de sécurité, elles affirment, en conséquence, un attachement à leur rang mondial. Dans le concert des déflations ayant marqué les budgets militaires, la France et l’Angleterre font figure d’exceptions relatives. Adossée à sa relation particulière avec les États-Unis, l’Angleterre ne néglige pas pour autant sa place dans l’« équilibre européen » cher aux diplomates du Foreign Office. Les initiatives et les conversations que nous avons avec les Britanniques en sont, dès lors, encouragées.
La France est, ensuite, bien placée pour conférer une dimension nouvelle à la politique européenne en Méditerranée, que notre pays pourrait mener en s’associant étroitement à l’Espagne et à l’Italie.
Il est, enfin, dans l’intérêt bien compris de la Communauté de ne pas laisser durer trop longtemps un isolement politique, diplomatique et militaire de ces pays de l’Europe centrale et orientale, balte, danubienne et balkanique qui attendent des perspectives d’accords, d’associations et, à terme, d’intégration dans un cadre de sécurité. L’image de la France, pays des droits de l’homme et de la culture politique, devrait nous permettre, dans la concurrence, légitime, avec d’autres nations de l’Europe occidentale, de renouer avec une tradition de présence et d’amitié avec ces pays, signes et prémisses de stabilité du continent.
Voilà quelques-unes des orientations auxquelles vous aurez à réfléchir dans le courant de la 46e session de l’IHEDN. La longue histoire militaire de notre vieux pays devra inspirer et guider vos réflexions, car c’est bien de cela qu’il s’agit : l’identité d’un État, d’une nation, d’une armée. Depuis que Charles VII, en 1439, par l’ordonnance d’Orléans et sur avis conforme des états du royaume, créa l’armée permanente, l’histoire de France se confond avec celle de son armée. Plus de cinq siècles et demi d’existence d’une armée permanente nous ont montré que l’effort de défense, pour durer, devait se fonder sur une volonté politique et s’inspirer du sens du bien public, s’appuyer sur le peuple lui-même.
Dans cette période d’incertitudes — vingt ans nous séparent du Livre blanc de 1972 —, soyons prudents quant à l’outil de défense. Évitons-lui les à-coups trop brutaux, les décisions irréversibles, les accélérations inutiles, et surtout les déchirements. Tentons, plutôt, de le faire évoluer, en prenant appui sur ce qui dure, pour comprendre ce qui change, en respectant les hommes qui ont pour mission de l’animer et donc de servir — au prix parfois de leur vie — le pays qui leur est confié.
Dans le contexte actuel de difficultés économiques et monétaires d’une Europe en proie à la plus grave des récessions depuis les années 30 et à un problème d’équilibre et de sécurité assez semblable à celui des années 20, prenons conscience que de ces incertitudes économiques et financières et de ces troubles des peuples peut naître un grand retour du politique.
Nous le savons depuis toujours : la nation est là, parfois silencieuse, souvent inquiète, jamais absente. Il nous appartient, il vous appartient, d’une certaine manière, de la servir, à votre façon, en travaillant, en apprenant, en réfléchissant aux menaces qui l’entourent ; merci de le faire avec l’ouverture de l’esprit et du cœur dont plus que jamais notre pays a besoin. ♦