Correspondance - Encore le barème
Un correspondant, qui signe XXX et dont je regrette sincèrement l’anonymat, a exposé dans la Revue de Défense nationale de juin 1952 ses critiques à l’égard de quelques remarques que j’ai formulées jadis (« Toujours la revanche du barème », juin 1951) quant à l’inobservation du « barème » par la VIIe Armée française en 1940.
Je demande la permission de lui répondre très brièvement.
I. — Je m’empresse de dire, tout d’abord, que tout le monde sait avec quel brio et quelle sûreté d’exécution la VIIe Armée s’est acquittée, en mai 1940, de sa poussée vers Anvers et la Zélande. La haute valeur professionnelle de ses chefs et de ses états-majors n’est pas en cause. Honneur et gloire à la VIIe Armée ! Et je ne voudrais causer à ses survivants aucune peine, même légère. La question est ailleurs. Le malheur a voulu que, pour des causes générales rappelées plus loin, cette poussée se sait réduite à un brillant raid sans lendemain, n’aboutissant à aucune réalisation définitive ni même momentanément stable. Au même moment survenait, en effet, dans les Ardennes un événement extrêmement grave, prévisible d’ailleurs, et il fallait tout lâcher dans le Nord pour courir en hâte de ce côté.
II. — La VIIe armée n’a pas élaboré de plan personnel quant à une avance vers l’Escaut maritime et la Zélande. Elle n’a fait que se conformer aux instructions du GQG en vue de la « manœuvre Bréda ». Dont acte. Mais cela ne change rien au fond du problème. Les observations faites à propos de cette manœuvre subsistent. Elles s’adressent tout simplement à un autre échelon (GQG au lieu de VIIe Armée).
Certains, comme moi, se souviennent peut-être de la physionomie stratégique générale de la guerre à l’instant considéré (1939-1940). Les renseignements abondants et précis que nous possédions montraient clairement que les trois quarts des forces allemandes étaient massées entre le Luxembourg et la Hollande, et que l’attaque principale ennemie serait lancée de ce côté, comme en 1914. Il était évident, d’autre part, que l’adversaire chercherait à éviter la ligne Maginot, comme il avait cherché à éviter en 1914 nos places de l’Est. Un raisonnement élémentaire et enfantin confirmait ce que le renseignement faisait connaître.
En face de cette offensive inscrite à l’avance sur la carte, nous avons laissé les moyens de notre groupe d’armées du Nord à un niveau absolument insuffisant, même en tenant compte de l’appoint des forces anglaises et belges, pour résister à l’assaut décisif d’un ennemi supérieur en nombre, en matériel et en entraînement. Nous avions dispersé le reste en des secteurs d’importance moindre ou minime, gonflant démesurément et illogiquement, en particulier, les effectifs placés derrière la ligne Maginot (voir à cet égard les renseignements donnés par M. André Sehorp dans la Revue de Défense nationale de février 1952), au rebours de l’économie judicieuse et classique à attendre d’une région fortifiée.
C’est dans cette atmosphère si angoissante, si lourde de menaces pour le front principal du Nord, atmosphère où se trouvaient visiblement réunis tous les signes avant-coureurs et tous les éléments constitutifs de la catastrophe, que s’inscrivaient la « manœuvre Bréda » et sa répétition générale de novembre 1939. Devant cette conception fantaisiste et peu réaliste, qui jurait avec les nécessités de la situation générale, quelques spectateurs, profanes mais au courant de la guerre terrestre, éprouvaient quelque stupeur. Pour ma part, j’ai assisté au titre Marine, avec un effarement courtoisement dissimulé, aux préparatifs enthousiastes faits en novembre 1939 par le chef de la VIIe Armée pour l’exécution de l’éphémère et brillant raid qu’il devait accomplir six mois plus tard. J’étais un peu abasourdi.
Les opérations confiées à la VIIe Armée, passablement inopportunes, excentriques et aventurées, me paraissent donc bien mériter le qualificatif de « rêveries zélandaises », que j’ai employé précédemment. Je le maintiens, tout en consentant très volontiers à changer son bénéficiaire, qui, d’après ce que XXX nous apprend, ne serait autre que le GQG lui-même.
— J’avoue ne pas très bien saisir le distinguo subtil qui différencierait le fait de tenir et celui d’interdire les passages de l’Escaut. Pour « interdire », il faut « tenir ». Si l’on ne « tient » pas, on n’« interdit » rien du tout. Il me semble donc que les observations que j’ai faites, à propos du fameux « barème », quant au front de 27 kilomètres assigné sur l’Escaut à telle division de la VIIe Armée, conservent toute leur valeur.
— Tout cela dit, je crois qu’il convient de se féliciter de cette petite controverse qui nous a fourni sur des points de détail des renseignements intéressants. Et puis, elle aura eu le mérite de mettre en vedette encore une fois la notion du « barème », qui, à mon avis, doit être la clef de voûte, l’inspiration maîtresse de la stratégie défensive initiale de l’Occident, tant en Europe qu’en Extrême-Orient. ♦