Controverse - Ingénieurs militaires et officiers techniciens
Le capitaine Humbert – analysant, dans un article paru ici même (« Les scientifiques et l’armée », n° d’août-septembre 1952), la désaffection des « Scientifiques », en particulier des Polytechniciens pour l’armée – développe avec élégance, un raisonnement que je crois pouvoir résumer ainsi : Problème : Les X ne sortent plus dans l’Armée parce que leur goût pour les activités scientifiques n’y est pas satisfait. Remède : Donner aux officiers de telles activités : recherches scientifiques, études, électronique, radar, etc. en associant à ces fonctions les avantages matériels et moraux qu’elles apportent déjà aux ingénieurs militaires. Preuve : Les X se font volontiers ingénieurs militaires.
Cette argumentation ne me paraît pas convaincante. Pour en aborder la discussion, je crois utile de demander tout d’abord ce que deviendront les officiers formés à des spécialités scientifiques laborieusement acquises. L’auteur propose : « conseillers techniques », capables de diriger l’Armée vers les nouveaux moyens offerts par les procédés scientifiques ; porte-parole des grands États-majors dans les réunions scientifiques ; transcripteurs en langage technique des problèmes militaires, etc.
Mais il constate, tristement, que ses vues n’ont pas reçu le commencement de réalisation qu’il espérait et il en appelle à l’autorité supérieure. Sans prétendre me substituer à celle-ci, je crains fort qu’un tel appel demeure sans réponse aussi longtemps que la notion d’« officier technicien » n’aura pas été davantage précisée, non pas en tenant compte des hommes, mais en tenant compte des réalités concrètes auxquelles les hommes doivent se plier. Que mes camarades officiers permettent donc à un ingénieur militaire d’exposer ici un point de vue très différent du leur, le but commun étant le même : établir une harmonieuse collaboration dans laquelle chacun, à sa place et dans le rôle auquel il s’est préparé, travaille à la défense du pays.
Quelles sont donc ces réalités concrètes qui doivent commander notre organisation, et en dehors desquelles il n’y a que double emploi et gaspillage d’énergie ? Elles sont simples et doivent traduire un but bien net : utiliser toutes les ressources du génie humain pour concevoir, construire et mettre en œuvre les armes destinées à préserver l’intégrité nationale ou celle de nos alliés. Il est certain que les problèmes soulevés par ce simple énoncé sont innombrables et en général très difficiles. Aucun homme ne peut aujourd’hui, avec les perfectionnements de la guerre moderne, prétendre les embrasser tous, dans leur ensemble. De là, la nécessité de spécialistes dont je ne distinguerai que deux classes principales : d’une part les ingénieurs militaires qui élaborent et construisent ; d’autre part, les officiers qui mettent en œuvre. Je veux montrer maintenant avec toute la conviction que donne une expérience quotidienne de ces problèmes, qu’un ingénieur militaire ne pourra jamais faire un bon officier et inversement, mais que chacun d’eux a un domaine bien déterminé qui, s’il est bien exploité, peut fournir toutes les satisfactions morales et intellectuelles – mais pas toujours matérielles, hélas – que réclame le plus exigeant des Polytechniciens.
Remarquons, d’abord, une chose curieuse : cette distinction très nette que je fais entre ingénieur militaire d’armement et officier de l’Armée de terre est loin d’être admise par tous, alors que dans les armées de mer et de l’air elle ne souffre aucune discussion. Personne ne se choque, en particulier, de voir l’École Polytechnique alimenter largement les corps du Génie maritime et de l’Aéronautique, sans fournir – sauf rares exceptions – de disciples aux Écoles de marins ou d’aviateurs. Il est intéressant, également, de souligner que toutes les grandes Nations militaires ont des corps d’ingénieurs militaires nettement distincts des corps d’officiers et que dans tous ces pays se produisent de cordiales zizanies entre ceux-ci et ceux-là.
Mais, pour aborder le fond du débat, je dirai que l’ingénieur militaire et l’officier sont deux individus ayant des métiers différents. Confondrait-on l’ingénieur qui a construit une locomotive avec le praticien chargé de la conduire, d’en exploiter les plus fines réactions, et d’obtenir la consommation de charbon minimum tout en respectant l’horaire ? La haute culture scientifique et technique appliquée tout le long du jour, les études théoriques et la spécialisation poussée, l’esprit d’organisation et la connaissance des difficultés de réalisation : tel est, indiscutablement, l’apanage des ingénieurs militaires. Mais cet idéal n’est atteint qu’après une longue formation – l’École d’application ne constitue qu’un prélude très artificiel – durant laquelle le futur ingénieur initie peu à peu son esprit et son cœur à une foule de problèmes très divers dont voici quelques-uns : questions sociales (des ouvriers dans leurs ateliers ne se commandent pas comme des soldats embrigadés sur lesquels les officiers ont autorité nuit et jour) ; questions techniques de fabrication : usinage, fonderie, forge, etc. organisation des ateliers. Souvent perdues de vue ou négligées, ces connaissances sont, cependant, primordiales et contrôlent étroitement le prix de revient, la qualité et la cadence de sortie des matériels ; questions techniques d’études : qui embrassent à peu près toutes les sciences, depuis la mécanique, par exemple, jusqu’à la thermodynamique, étant entendu qu’en se spécialisant, l’ingénieur approfondira un domaine plus restreint ; questions administratives : gestion financière, règlement sur le personnel, etc.
Cette classification, nécessairement théorique, fait apparaître un vaste domaine, dans lequel, répétons-le, un ingénieur n’évoluera à l’aise et avec efficacité qu’après un long apprentissage « sur le tas ». Regardez-le diriger des dessinateurs, calculer et élaborer un mécanisme, organiser et contrôler un bureau de fabrication ou un planning, discuter avec des ingénieurs de l’industrie privée – tous sortis des grandes Écoles – et au besoin, leur imposer ses vues, assurer la direction ou le contrôle technique de fabrications coûteuses, accepter la responsabilité et justifier l’emploi de sommes considérables investies en machines-outils, en appareillage ou en bâtiments. Et reconnaissez qu’il s’agit là, sommairement dépeint, d’un métier passionnant, exigeant des esprits spécialement éduqués depuis leur adolescence ; et que demander à des officiers qui, à l’origine, ont appris un métier différent, de tenir leur place serait un coûteux non-sens. D’ailleurs, ce métier est tellement divers et varié qu’il exige une spécialisation parmi les ingénieurs militaires eux-mêmes dont certains, par exemple, s’occuperont des problèmes de production en très grande série : cartoucherie, armes portatives, etc., d’autres, de pyrotechnie, d’autres encore, d’engins blindés, etc. On ne manquera pas de remarquer que le métier d’ingénieur militaire, tel que je le décris, n’a pas grand-chose de militaire. Or, cette description ne repose pas sur une vue de l’esprit destinée à s’adapter à un concept posé a priori, mais sur un fait que chacun peut venir constater en visitant nos établissements. Nous n’avons donc pas à en discuter, mais simplement à reconnaître qu’en fait, et contrairement à ce que pensent beaucoup de théoriciens, l’ingénieur militaire moderne, tel que l’a créé la mission qu’on lui confie, est avant tout un ingénieur. Ce qui ne l’empêche pas, d’ailleurs, d’apprécier et de cultiver des vertus traditionnellement militaires, telles que : discipline, désintéressement, intégrité au service du pays, etc. qui ne sont pas, loin de là, un privilège exclusif de ceux qui portent l’uniforme.
J’imagine qu’un contradicteur me dira alors : votre conception de votre métier est peut-être celle qui correspond à la réalité actuelle, mais croyez-vous que ce soit la meilleure et qu’il soit possible d’étudier et de construire toute sa vie des armes sans savoir comment elles seront employées, et sans avoir quelques notions sur les exigences du combat ?
Pour répondre à cette objection pertinente, je reconnais volontiers qu’un ingénieur militaire doit avoir, s’il veut faire œuvre valable, quelques connaissances militaires qui ne peuvent lui être données que par ses camarades officiers. Mais quelles questions leur posera-t-il ? Me basant, là encore, sur des expériences pratiques, je répondrai que le domaine par excellence où la collaboration entre ingénieur militaire et officier s’exerce le plus utilement est le domaine psychologique : connaissance de la réaction des hommes devant l’armement qu’on leur mettra en main, traditions et habitudes de la troupe, possibilités physiques du combattant, etc. À ce titre, par exemple, un officier me donna, un jour, un conseil que j’inscrivis précieusement sur mes tablettes : « Tout prévoir pour qu’une fausse manœuvre soit impossible, car si jamais cette possibilité existait, croyez bien qu’elle serait exploitée, quelle que soit la sévérité des consignes données au combattant. » Et je pourrais citer des centaines de cas où les officiers sont venus donner à notre travail d’utiles « coups de pouce », nous disant : « Tel dispositif ne sera pas utile ou difficilement utilisable, tel autre serait souhaitable… » Par contre, j’en pourrais citer des milliers où personne n’a pu répondre à nos interrogations, d’autres aussi, où les réponses étaient contradictoires, ce qui équivaut à l’absence de réponse. Ceci vient de ce que, bien souvent, dans la pratique, différents points de vue peuvent être soutenus avec un égal bonheur. La discussion durerait longtemps, si, en fin de compte, l’ingénieur chargé de l’étude ne se décidait pour le dispositif le plus facilement réalisable, ce dont il est seul juge.
Pour prendre encore un exemple, voici un cas typique : certains officiers, les plus techniciens d’ailleurs, réclament en tant qu’instruments de bord sur engins blindés, des appareils précis et sûrs, soigneusement gradués et munis de repères d’alerte ; d’autres s’élèvent contre une complication qui rend l’instruction plus difficile et coûte cher et se déclarent partisans d’instruments simples sans graduation, mais portant deux zones : fonctionnement normal et fonctionnement anormal, complétées, au besoin par des voyants lumineux. Voici donc deux avis complètement contradictoires. J’ai l’air d’évoquer des points de détails, mais, en fait, ce sont eux qui donnent matière à discussion et dont la mise au point doit être faite soigneusement car elle régit, pour une grande part, la valeur pratique du matériel. Quant à la fameuse « mise en équation des problèmes militaires », c’est-à-dire la discussion entre ingénieurs et officiers sur les grandes questions de principe qui sont à la base d’une future étude, elle n’apporte que des résultats bien décevants : ici encore je laisse parler les faits. Car il faut bien reconnaître que les progrès en matière d’armement sont bien davantage fonction de ceux de la technique que de ceux de l’art militaire. Ce n’est pas, par exemple, parce que des officiers, techniciens ou non, l’ont réclamé à cor et à cri, que des canons de plus en plus puissants sont montés sur des véhicules blindés, mais bien parce que de nouvelles techniques ont rendu possible ce qui ne l’était pas auparavant. J. K. Christmas, dans la revue américaine ARMOR (« Notions fondamentales sur les engins blindés », 11 décembre 1950) écrit, non sans ironie : « Croire que c’est l’usager qui élabore les caractéristiques militaires d’un engin est une illusion constamment démentie par l’histoire. Aucun usager militaire n’est venu, une liste de caractéristiques à la main, demander aux frères Wright de construire un aéroplane. Il semble, qu’au contraire, l’armée hésite devant certaines nouveautés : actuellement, par exemple, certains artilleurs répugnent encore à la conception d’automoteur dont la réalisation est techniquement possible depuis plusieurs années. »
De sorte que nous concluons que l’aide mutuelle entre ingénieur militaire et officier sera d’autant plus efficace en vue du but commun que : le premier possédera une plus grande culture technique et scientifique ; le second, une connaissance plus approfondie de la troupe et du combat ; autrement dit, que chacun d’eux connaîtra mieux son propre métier.
Et, puisque le domaine où il peut aider l’ingénieur est surtout psychologique et pratique, l’officier n’a pas besoin d’être technicien – les quelques connaissances que lui donnera la fréquentation des ingénieurs suffiront largement. Au contraire, nous demandons qu’il apporte un point de vue « vécu », qu’il soit un chef en activité, le commandant d’une unité combattante profondément empreint des besoins, éprouvés quotidiennement, de son arme. Je crois donc une erreur totale de créer des officiers techniciens qui ne seraient que de pseudo-ingénieurs, sans en avoir ni les prérogatives ni les fonctions et qui, perdant le contact direct avec la troupe, prendraient une déformation intellectuelle néfaste. De plus, en suivant une orientation qui n’est pas la leur, ils négligeront leur métier propre, leur domaine à eux, combien vaste et attrayant cependant, où personne ne les remplacera.
Que de sujets d’intérêts et d’action, éminemment utiles à l’intérêt national, se présentent, en effet, à l’officier qui sorti non-ingénieur militaire des grandes écoles, veut exercer son intelligence, ses facultés de création et d’adaptation ! Pour ne citer que ceux que je puis voir, moi, ingénieur militaire, du point où je suis placé : Il y a, d’abord, un immense champ d’action, encore bien peu exploité : l’étude approfondie des matériels remis aux unités combattantes, afin d’en rechercher l’utilisation maximum, tels qu’ils sont. Cette étape est, évidemment, d’une extrême importance, car une étude, si bien faite soit-elle, d’un matériel n’aura servi à rien si, en fin de compte, celui-ci est mal utilisé. Il y aurait fort à dire sur cette question essentielle où, par un retour normal des choses, l’ingénieur militaire peut devenir le conseiller de l’officier. Cette adaptation de l’utilisateur au nouvel outil qui lui est remis exige de hautes qualités d’intelligence, de compréhension et de sens pratique, du fait que l’armement se complique toujours davantage. Un officier, non technicien d’ailleurs, résumait cette opinion, en parlant d’un nouveau char qui commençait à être distribué aux unités : « Eh bien ! maintenant, il va falloir que nous regardions ce qu’il est possible de faire avec votre engin ».
Un autre domaine, également, me semble mériter une très grande attention : il s’agit de l’« instruction » : Tout doit être organisé, en effet, pour que, pendant la courte durée de leur service militaire, les jeunes hommes soient aptes à se servir parfaitement des matériels modernes. Pour atteindre ce but difficile, certains pays, la Suisse par exemple, ont mis au point des techniques spéciales et construit de véritables « machines à instruire », utilisant des procédés modernes tels que le cinéma et la radio. Ces machines sont, en général, très ingénieuses et souvent compliquées : elles ont pour but, s’il s’agit, par exemple de l’arme blindée, d’éduquer les réflexes des différents membres de l’équipage, chacun dans son rôle propre, conducteur et, surtout, chef de char et pointeur. N’y a-t-il pas là matière à d’utiles études, à la fois techniques et psychologiques, et les scientifiques, rompus aux rigoureuses disciplines de la pensée cartésienne, devraient y réussir particulièrement bien. Ce programme est plus précis, et je crois plus attrayant que celui proposé dans l’article cité au début parce qu’il respecte la réalité même des choses et l’orientation normale à donner aux individus.
Alors, chacun à sa place, cultivant les qualités propres à son métier, l’ingénieur militaire et l’officier travailleront en commun dans une atmosphère d’estime mutuelle et de camaraderie éminemment favorable à la réussite de leurs efforts. Quant aux Polytechniciens, dont la désaffection pour l’armée a servi de point de départ à cette discussion, croyez bien que ce n’est pas par besoin de technicité qu’ils boudent les postes d’officiers. Ils le prouvent bien, en choisissant souvent des professions assez étrangères à la technique pure mais dans lesquelles la rigoureuse formation d’esprit qu’ils ont reçue à l’École rend d’inestimables services. Il s’agit là d’un mal plus profond, qui atteint d’ailleurs toutes les écoles militaires : une indifférence, pour ne pas dire plus, que le Français moyen, encore sous le coup de la terrible déception de 40, éprouve vis-à-vis de son armée ; l’idée assez confuse, que la France est un trop petit pays pour pouvoir jouer un rôle militaire dans un futur conflit. Ce mal se traduit pratiquement par un manque de considération marqué pour la carrière d’officier, entraînant pour celui-ci des moyens d’existence assez chiches. Lorsque le prestige de l’officier, par l’action d’une politique soutenue du gouvernement en faveur de la Défense nationale, sera rétabli, et que l’armée sentira derrière elle le pays tout entier, le recrutement des cadres retrouvera comme par magie, son niveau indispensable. En attendant, et pour aider nos chefs à obtenir ce revirement de l’opinion, il est indispensable que chacun de nous, ingénieurs ou officiers, prenne nettement conscience de son rôle propre, recherche l’efficacité personnelle maximum, en se fondant non sur ses desiderata mais sur les faits réels, et sache exactement ce qu’il doit apporter à ses camarades ou attendre d’eux.
La France a besoin d’une armée bien équipée et bien entraînée plus que de satisfactions de l’esprit ou de communiqués à l’Académie des Sciences. ♦