Controverse - L'utilisation des cours d'eau
Dans le numéro d’août-septembre de la revue, le capitaine de vaisseau Lepotier défend la thèse que « plus on se rapproche des temps présents, plus on doit reconnaître que l’utilisation des cours d’eau comme « coupures » destinées à appuyer la défensive a conduit à des déboires ».
Il la fonde sur divers exemples historiques empruntés notamment aux opérations sur les fronts de l’Est et de l’Ouest européens au cours de la dernière guerre. Ce propos me suggère quelques réflexions que je me permets de vous soumettre :
1° L’utilisation des grands fleuves pour appuyer une position défensive ou pour couvrir une manœuvre offensive a joué un rôle capital dans la stratégie de tous les belligérants. En 1940, le corps blindé de Guderian a gagné la mer du Nord en se couvrant sur la Somme. En 1941-1942, en Russie les positions se sont stabilisées sur le Donetz, l’Oka et le Volkov. Après l’échec de Stalingrad, les Allemands ne sont arrivés à se rétablir que sur le Donetz. Après la bataille d’Orel, en juillet 1943, les grands fleuves ont constamment jalonné les étapes des années russes qui les assignaient comme objectifs à leurs colonnes blindées avec mission de s’y assurer de petites têtes de pont, et qui les utilisaient ensuite pour couvrir les préparatifs de leurs nouvelles offensives. C’est la résistance sur la Vistule, puis sur l’Oder, qui a permis à l’armée allemande de prolonger son agonie.
Le débarquement allié en Normandie était une manœuvre basée sur l’utilisation de la Seine et de la Loire comme coupures stratégiques tenues par l’aviation en attendant que les troupes à terre puissent y porter leurs détachements de sûreté. Cette notion paraissait tellement importante au Commandement allié qu’il avait préparé le déploiement de grandes unités aérotransportées, entre Orléans et Fontainebleau, là où la couverture fluviale faisait défaut. La rapide avance de l’armée Patton l’empêcha seule de réaliser ce projet.
La valeur des grands fleuves comme positions défensives, ou, ce qui revient au même, comme positions de couverture, n’est contestée par aucun des grands chefs alliés. Eisenhower et Bradley condamnent le Commandement suprême de la Wehrmacht pour avoir usé ses forces devant la Seine et le Rhin au lieu de s’être retiré à temps sur ces coupures pour y mener la bataille défensive dans des conditions infiniment plus favorables.
2° Il est exact que les grands fleuves ont été souvent mal défendus faute de moyens ou encore faute de recourir à la tactique appropriée. Ce fut par exemple le cas de la défense de la Meuse et de la Somme, de la Seine et de la Loire, par les armées françaises en 1940. Le général Laffargue a mentionné, dans un livre récent (Justice pour ceux de 40), que beaucoup de Commandants de grandes unités, par souci de constituer des « hérissons de feu » et de les échelonner en profondeur, en arrivaient à ne déployer sur les berges des fleuves que des effectifs dérisoires, laissant vraiment la partie trop belle aux embarcations d’assaut des Allemands. Bien des combattants d’alors pourraient en témoigner. Maintenant encore, il ne semble pas que ces problèmes tactiques soient toujours traités avec toute l’attention nécessaire.
Tant qu’on ne déploiera pas, sur la rive du fleuve qu’on prétend défendre, un nombre suffisant d’armes automatiques ayant une hauteur de commandement leur permettant d’atteindre la rive opposée, tant qu’on ne tiendra pas en réserve des blindés pour renforcer ces feux-là où le besoin s’en fera sentir, tant qu’on ne réalisera pas, à l’instar des Allemands, la concentration des feux d’artillerie et de mortiers, en un système unique, sur toutes les plages d’embarquement utilisables par l’ennemi, et tant qu’on n’éclairera pas le fleuve de nuit, avec des projecteurs ou des artifices éclairants, on s’exposera à de nouveaux mécomptes et on offrira à de futurs collaborateurs de la Revue l’occasion de répéter, une fois de plus avec Napoléon, que « Jamais les fleuves n’ont arrêté les grandes armées plus d’une journée ». ♦