François Guilbert est maître de conférences à l'Institut d'études politiques de Paris et chargé de cours à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco). En collaboration avec Nicolas Regaud, il a écrit un excellent article sur la Birmanie ou Myanmar en juillet 1992. Richard Werly est journaliste correspondant à Bangkok. Tous deux nous apportent des informations particulièrement intéressantes sur le mouvement khmer rouge, son influence, son avenir.
Les dangers de l'homo economicus khmer rouge
En refusant d’ouvrir leurs zones aux soldats de l’Autorité provisoire des Nations unies au Cambodge (Apronuc), en boycottant l’élection à l’Assemblée nationale constituante, les Khmers rouges se sont mis d’eux-mêmes en position de hors-la-loi. Bien que marginalisés politiquement, ils demeurent au cœur du débat politique khmer et des préoccupations internationales. En dépit de la restauration monarchiste et de la constitution d’un gouvernement de coalition, les capacités de nuisances khmères rouges restent importantes, pour ne pas dire intactes. Forts d’une armée de 7 à 8 000 hommes et de leurs « zones libérées », ils empêchent le Cambodge de retrouver sa pleine et entière souveraineté territoriale. Si, pour éviter de facto une sécession de leurs zones, beaucoup pensent qu’il faudra d’une manière ou d’une autre associer les hommes de Pol Pot au pouvoir, y compris au prix d’une modification de la toute nouvelle Constitution, il reste à savoir sur quoi s’articule aujourd’hui la puissance khmère rouge.
Certes, il faut tenir compte des capacités militaires du Parti du Kampuchea démocratique (PKD), mais il serait bien imprudent de considérer qu’il recourt seulement au registre de la violence armée. Les Khmers rouges ne marchent pas encore sur Phnom Penh et il n’est même pas certain que la conquête de nouveaux territoires soit leur objectif immédiat. Fins tacticiens, les hommes de Pol Pot évitent soigneusement toute confrontation directe en infériorité numérique avec les éléments de l’armée du régime de Phnom Penh. Depuis des mois, ils se « contentent » de menacer par radio leurs adversaires, de répandre des rumeurs par leurs agents au sein de la population ou de fuir vers la Thaïlande s’ils sont attaqués. En clair, les Khmers rouges jouent avec les nerfs des forces gouvernementales et se chargent de semer le trouble dans les esprits déjà ébranlés par le remue-ménage onusien.
C’est donc sur le terrain économique que se livre depuis quelques mois l’essentiel de la bataille. De l’action terroriste à la bataille rangée, le PKD utilise toute la gamme des conflits ; actions armée, sociale ou économique, les Khmers rouges savent engager, fort à propos, tous les registres de la guerre. Intimidant ou conquérant, ils gardent bien souvent l’initiative sur le terrain, faisant fi de toutes les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies. Forts d’une bienveillante neutralité et d’un cynisme calculateur des populations pour affaiblir l’emprise totalitaire de l’État du Cambodge, les Khmers rouges sont loin d’être aussi impopulaires que l’on pourrait le souhaiter. Au-delà des déclarations de propagande du PKD faisant état de l’exemplarité des territoires khmers rouges, où « les populations disposent du droit de cultiver, de résoudre le problème de l’eau, de pratiquer leur religion, de se déplacer… et où n’existe ni corruption, ni vol », il faut bien reconnaître qu’une partie du soutien apporté aux Khmers rouges s’explique par l’attention qu’ils portent aux problèmes économiques quotidiens. Ils sont d’autant moins perturbateurs pour l’univers politique local qu’ils veillent quand ils sont en opération, contrairement à beaucoup d’autres factions, à payer aux villageois leurs produits de première nécessité au tarif généralement consenti aux consommateurs.
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