Ce texte est issu d’une communication présentée par l'auteur le 14 octobre 1994 à la table ronde organisée par l’Association des anciens du Centre des hautes études sur l’Afrique et l’Asie modernes.
La guerre et le nombre
La guerre germe sur le terreau du nombre. Voilà ce qu’on croit, et la multitude famélique du Sud suscite la peur des nantis du Nord. La peur est mauvaise conseillère ; voyons si elle est justifiée.
Démographie et pulsion guerrière
L’idée reçue, au sens strict du terme car elle vient de loin, est que la surpopulation est la cause première, sinon unique, des guerres. Ainsi Montaigne : « Parfois aussi les estats ont à escient nourry des guerres avec aucuns, leurs ennemis, non seulement pour tenir leurs hommes en haleine (…) mais aussi pour servir de saignée à leur République et esvanter la chaleur trop véhémente de leur jeunesse, escouter et éclairer ce tige foisonnant en trop de gaillardise ».
On ne saurait mieux dire, ni plus gaillardement, le lien qui unit l’amour et la guerre, lien très fort mais très ambigu. La Lysistrata d’Aristophane est-elle bien inspirée, appelant les femmes d’Athènes à se refuser à leurs hommes tant que ceux-ci n’auront pas fait la paix ? La paix faite, l’amour aussitôt repris préparerait la guerre de demain, on n’en sort pas ! De même, les charmants jeunes gens de mai 1968 n’étaient-ils pas inconséquents, criant « faites l’amour, pas la guerre ! », alors que le premier, pratiqué sans frein, mènerait tout droit à la seconde ?
« L’infanticide différé »
Pour y voir un peu clair, c’est de Gaston Bouthoul, père de la polémologie française à qui nous avons emprunté à l’instant la citation des Essais, qu’il faut partir. Sa thèse est simple : la procréation non maîtrisée est le premier facteur belligène, la guerre, selon le titre d’un de ses livres, n’est qu’un « infanticide différé » (1). Il précise pourtant que la surpopulation est le premier motif parmi d’autres, et que ce n’est pas le nombre brut qui compte, mais le déséquilibre hommes-ressources, démographie-économie.
La thèse est aujourd’hui, si l’on ose dire, particulièrement séduisante. C’est bien elle qui justifie les peurs des riches du Nord face aux misérables du Sud, des malthusiens face aux prolifiques. Entre les deux moitiés du monde, le décalage, de plus en plus accentué, de plus en plus perceptible, est propre à engendrer chez les pauvres l’envie, voire la haine. Aussi nous importe-t-il de mettre à l’épreuve la théorie de Gaston Bouthoul et de juger si elle est véridique ou si, vraie un temps et dans certaines circonstances, l’évolution moderne, qui paraît la confirmer, ne la met pas, au contraire, en échec. Pour nous renforcer dans notre entreprise, observons que le polémologue appelle de ses vœux la critique et souligne lui-même ses propres contradictions : ainsi de la Chine, énorme réservoir d’hommes, mais pacifique, au moins à l’extérieur ; ainsi à l’inverse des barbares nomades, troupe infime, mais ravageuse de grands empires.
Plus encore, la guerre est un objet insaisissable. Clausewitz, qui n’a cessé de tourner autour, a mis ses lecteurs en garde : qui prétend enfermer la guerre dans une théorie fait fausse route. C’est bien pourquoi Bouthoul propose, de l’objet rebelle, une approche originale : partir des effets pour remonter à la fonction. Dès lors, voyant que l’effet le plus constant de la guerre est la destruction des hommes, il en déduit que c’est là sa fonction, quelque inconsciente qu’elle soit chez les peuples et les dirigeants qui s’y lancent.
La méthodologie appelle notre première critique. Privilégier l’effet naturel de la guerre (la tuerie) amène à occulter les autres et le principal d’entre eux.
La guerre est un moyen pour dénouer les situations inextricables. Effet recherché celui-là, logique : par la lutte armée, le souverain – ou le peuple – vise à changer les choses en sa faveur ; de la guerre il espère un gain ; la guerre, en dernier ressort, décide. Qu’il faille, pour que ce « tribunal » fonctionne, l’entourer de quelques conventions fondatrices, c’est ce que nous verrons. Que ces conventions-là n’aient plus cours aujourd’hui, c’est ce que nous verrons aussi. On ne pouvait pour autant passer sous silence la fonction décisive, très classique, de la guerre.
La seconde critique, Bouthoul lui-même la suggère. Si le rétablissement de l’équilibre démo-économique est sa fonction première, il n’est pas évident que la guerre y parvienne. À terme, la guerre dépeuplante échoue. Le prolifique va-t-en-guerre se dépeuple lui-même. La paix revenue, une relaxation joyeuse (que Lysistrata, tout à l’heure, annonçait) enchante les deux belligérants, plus forte sans doute, ou plus immédiate, chez le vainqueur ; après 1945, c’est le baby boom. Échoue aussi, souvent, le rééquilibrage espéré de l’économie ; l’Allemagne et le Japon, vaincus hier, triomphent aujourd’hui. Aussi peut-on se demander si la logique « bouthoulienne » n’était pas une ruse méthodologique. Vue comme procédé de rééquilibrage, la guerre est une absurdité, et Bouthoul de conclure : « La guerre est une fin qui se déguise en moyen ».
La guerre comme divertissement
Allons plus loin, ou plus franchement, que notre guide polémologue. La dépopulation n’est donc qu’un moyen, ou mieux un effet pervers d’une autre fin, beaucoup plus difficile à cerner. Cette fin vraie, qu’en désespoir de cause on nommera pulsion guerrière, furie populaire ou souveraine, nous préférerons l’appeler tout bêtement, avec Pascal, divertissement. À la grande question « pourquoi les hommes se battent-ils ? », la vraie réponse serait « pour se désennuyer » ou, plus crûment dit, « parce qu’ils aiment ça ». La preuve, s’il en était besoin, nous en est donnée en notre fin de siècle. Au moment où la guerre des armées est mise au ban de la société internationale, on lui invente des substituts, comme s’il fallait, à la violence des hommes, une soupape toujours ouverte : guerres civiles – relaxation des pauvres, dit encore Bouthoul – ou, chez nous, bagarres de banlieue et enthousiasme meurtrier des supporters de stade.
Cette conclusion provisoire, qui met le divertissement à la place de la surpopulation comme cause première de guerre, n’est pas rassurante : les malheureux ont, plus que les riches, besoin de se divertir.
Démographie et efficacité militaire
Notre deuxième approche sera peut-être plus positive : la démographie non plus cause des guerres, mais source d’efficacité dans la bataille.
De la guerre des princes à la guerre des peuples
De ce point de vue, l’évolution historique est en sinusoïde. Si le nombre des soldats sur le champ de bataille a toujours été considéré comme facteur de puissance – en témoigne le goût, maintenu, des militaires pour les défilés en rangs serrés, de douze ou de vingt-quatre, que l’on applaudit chaque année sur les Champs-Élysées –, la richesse démographique globale n’est devenue support direct de la force année qu’à l’époque moderne, époque grossière comme l’on sait.
Les siècles classiques étaient plus subtils et leur subtilité culmine en cette réussite culturelle que sont les guerres des XVIIe et XVIIIe siècles ; guerres de princes, à objectifs rationnels et donc limités, qui se mènent avec des moyens mesurés. Comme toute œuvre de culture, cette guerre-là est conventionnelle au vrai sens du terme, la première convention étant que la bataille des armées de métier prononce le verdict, à l’avance accepté. Époque de la stratégie du moindre mal, c’est aussi celle de l’honneur militaire, et un code régit les façons des soldats. À la fin du XVIIIe siècle se situe, à la guerre comme en toutes choses, le grand basculement. À la guerre des princes succède celle des peuples. Sous couvert de morale, on met les nations en armes. Voici l’Europe engagée sur la pente terrible de la guerre totale. Dès lors, essor démographique et puissance militaire paraissent complémentaires. Les bébés sont les soldats de demain, et on connaît le mot cruel de Napoléon contemplant le champ de bataille de Friedland : « Une nuit de Paris réparera tout cela ».
La courbe, pourtant, va continuer à sinuer. La course insensée ou trop sensée, on ne sait que dire – à la guerre totale, guerre du nombre, va être arrêtée, au moins déviée, par les évolutions postmodernes, techniques ou idéologiques.
Évolutions postmodernes
La première évolution, révolution devrions-nous dire, est technique : explose, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’arme nucléaire. Poussant un peu la théorie « bouthoulienne », on aurait pu voir l’arme nouvelle comme le moyen le plus efficace, et venant au moment opportun, du rééquilibrage démographique. Grâce au ciel, la bombe a été perçue, après quelques hésitations devant le monstrueux engin, comme l’aboutissement de la course à la guerre totale, le bas de la pente, le précipice affreux vers lequel on marchait depuis près de deux siècles sans trop s’en soucier et auquel on a, depuis, donné le nom de génocide. La bombe a fait comprendre aux hommes leur folie, leur montrant que la guerre nucléaire était impensable, mais aussi que l’affrontement banal des armées, qui y menait, était désormais condamné.
Revenons au Sud, après ce long détour au Nord. On pourrait s’inquiéter à juste titre de ce qu’on appelle la prolifération nucléaire. Imaginant l’arme terrible aux mains des dirigeants du Sud, on s’interrogera sur leur réceptivité à notre doctrine de dissuasion. On tentera d’évaluer, en des comparaisons indécentes, la disposition des peuples à mourir et, partant, leur capacité « d’encaisse nucléaire ». Dans cette évaluation, le nombre aurait sa part, qui faisait dire à Mao Tsé-toung que, pour les Chinois innombrables, la puissance nucléaire américaine était un tigre de papier. Le niveau de vie serait pris en compte, les pays pauvres ayant moins à perdre que les riches ou, pour parler en « cibleur » nucléaire, présentant à celui-ci moins d’objectifs rentables ; ainsi des pays arabes face à Israël, comme l’a remarqué Saddam Hussein. Idéologies et religions, enfin, seraient à considérer, car l’aptitude au sacrifice leur est directement liée : grande chez un peuple religieux, musulman en particulier où le martyr est glorifié ; réelle chez les tenants d’idéologies nationalistes ou humanistes ; nulle chez les individualistes que nous sommes. De ces comparaisons le Nord, en dépit de sa puissance ou, comme l’on dit maintenant, de sa capacité de nuisance, aurait tout à redouter. Rassurons-nous donc en constatant que la prolifération n’a pas encore justifié les craintes des pessimistes et en espérant que la bombe, le jour où des fous l’auraient en mains, les rendrait sages.
La seconde évolution, postmoderne aussi, est le développement des idéologies de masse. On connaît la puissance de la défense populaire, dont Jaurès attendait un effet dissuasif par le nombre et la détermination, et dont l’Iran islamiste, face à l’Irak, a démontré l’efficacité dans les premiers mois de leur guerre. On connaît mieux encore la force, infiniment plus grande, de la guerre révolutionnaire selon Mao Tsé-toung, où le peuple est non seulement nombre, mais encore vérité. Nous avons fait, en Indochine, l’expérience douloureuse de cette guerre-là. Nous savons qu’elle est « la plus totale » qui soit. L’échec du marxisme-léninisme a heureusement dévalué le modèle, dont les guérilleros du Sentier lumineux au Pérou ou les Khmers rouges au Cambodge sont les derniers et anachroniques représentants.
Or voici qu’au Sud une autre idéologie inquiète. Que l’islam soit à la fois religion et idéologie, on le sait. On relèvera alors avec intérêt, entre communisme et islam « intégriste », quelques similitudes, en dépit d’une radicale opposition philosophique. L’un et l’autre se donnent pour vocation de régner sur la terre entière. En attendant cet aboutissement inéluctable, l’un comme l’autre partagent le monde fort simplement : le bon monde est celui où l’on est maître, l’autre celui où l’on fait la guerre. Dans le bon monde de l’un comme de l’autre cohabitent les « pays frères ». L’un et l’autre, enfin, veulent une société vertueuse et se heurtent au même dilemme : pas de pouvoir qui tienne sans vertu populaire, pas de vertu qui dure sans la ferme autorité de l’État ou du parti. Sans doute l’islam n’a-t-il pas, comme le communisme, élaboré une praxis et une organisation d’une logique sans faille, mais il a, sur la lutte et la guerre, une doctrine efficace. Le jihâd est obligation religieuse et assurance du paradis pour le mujâhid mort au combat. On l’a vu mis en œuvre, avec une symétrie caricaturale, dans la guerre du Golfe. On craint de le voir apparaître en Bosnie.
Rassurons-nous encore. Si le concept du jihâd guerrier reste d’actualité aux points chauds de l’Islam et s’il est toujours disponible pour enflammer le peuple, il est heureusement récusé par les croyants modernistes et par la grande masse des « musulmans de naissance ». De surcroît, les intégristes, se référant à une tradition fort ancienne, mènent jihâd à l’intérieur même de l’Islam : on houspille les tièdes, on surveille les dirigeants impies. Chaque pays d’Islam, et jusqu’à l’Arabie Saoudite, a ses « purs », qui donnent bien du tracas au gouvernement. C’est en Algérie que nous voyons de la façon la plus claire et la plus tragique que le ver est dans le fruit et que ce n’est pas nous, gens du Nord, qui sommes les plus menacés, mais bien les musulmans modérés, dont nous devons nous sentir solidaires face à leurs détracteurs.
Enfin, nous fondant notamment sur l’exemple éclatant de la guerre du Golfe, nous méditerons sur une troisième évolution, technique encore mais appliquée aux seuls armements classiques, dont on sait que l’électronique est le support. Cette évolution dernière est au rebours de la guerre de masse et de la relaxation démographique, « effet-fonction » selon Bouthoul. Dans les armées modernes (postmodernes si l’on veut puisqu’on ne les trouve qu’au Nord, chez les nations de pointe), de moins en moins d’hommes servent des machines de plus en plus précises, armes qu’on dit intelligentes et dont le missile est l’arme surdouée moins d’hommes pour manier les machines, moins d’hommes aussi pour leur, servir de cibles. Tuer n’intéresse plus, c’est la machine qu’il faut casser, et les centres nerveux de l’adversaire qu’il faut détruire. Quoi qu’on en ait dit, la guerre technique est propre, au moins l’est-elle davantage que les affrontements grossiers de naguère. Il a fallu, en 1991, la pression médiatique des exploiteurs de carnage pour accréditer des chiffres de plusieurs centaines de milliers de morts irakiens. Aujourd’hui, heureuse surprise, des estimations sérieuses font « espérer » moins de 10 000.
Comment, alors, ne pas être frappé par une convergence… équivoque ? Celle de la guerre sans mort, c’est-à-dire sans risque, par la technique des armes, et celle de l’amour sans risque, c’est-à-dire sans enfant, par la technique de la pilule. Cette illustration nouvelle des liens qui unissent l’amour et la guerre les montre tous deux pareillement menacés par la nouveauté. L’absence de risque n’enlève-t-elle pas du charme à nos deux divertissements majeurs ? On s’en réjouirait pour la guerre, non pour l’amour.
Démographie et esprit de défense
Le nombre ne paraît plus la condition nécessaire de l’efficacité des armées. Il faut se demander si une démographie expansive n’est pas source de puissance, non plus directement militaire, mais dans une perspective d’arithmétique démocratique très élémentaire, et convenant donc à notre époque. Les droits des peuples et des nations seraient proportionnels à leur nombre ; la multitude serait vertu.
L’arithmétique démocratique en question
Le sentiment de l’adéquation du nombre et de la puissance est très répandu, support ancien des politiques natalistes, collectives ou simplement familiales. C’est, sur le plan international, de Gaulle reconnaissant la Chine populaire comme un partenaire honorable, au motif qu’on ne saurait ignorer un peuple de 600 millions d’habitants. C’est, aujourd’hui, la crainte que suscite en Europe l’Allemagne réunifiée, forte de 80 millions d’Allemands. C’est l’Inde dont certains, mal inspirés, font un candidat naturel au consistoire des membres permanents du Conseil de sécurité de l’Onu. C’est l’Inde encore, revendication plus inquiétante, justifiant son droit à l’arme nucléaire par l’importance de sa population ; du moins est-ce ce que déclare au Monde, le 16 septembre 1994, M. Venkateswaran, ancien secrétaire du ministère des Affaires étrangères : « Après tout, nous sommes le deuxième pays le plus peuplé, et le concept de démocratie planétaire ne devrait pas s’opposer à ce que nous soyons une puissance atomique ». Pour le comportement personnel et familial, il en va de même et les minorités qui se sentent menacées d’étouffement mènent, consciemment ou non, le combat des berceaux : Serbes de Bosnie, Arabes d’Israël, Blancs d’Afrique du Sud ou pieds-noirs d’Algérie, sans parler du Rwanda où Hutus et Tutsis nous donnent le spectacle tragique d’une dialectique du nombre, poids numérique revendiqué et accentué par les uns, refusé par les autres.
Quelque bien fondée qu’elle soit, la démocratie planétaire par décompte des ressortissants, idée simpliste et moderne, est battue en brèche par une autre, moderne également, qui est la société des États, démocratie restreinte où chacun d’eux, si petit soit-il (on pense au Koweït), a droit à une égale dignité. Au-delà du rempart qu’oppose l’organisation étatique à la démocratie des foules, il en est un autre, plus solide, celui des ressources économiques. Démographie débridée et sous-développement vont de pair. La vertu proclamée du nombre se heurte à la brutalité des faits. Avant d’être menace pour ses voisins, la prolifération d’un peuple est menace pour lui-même et pour ses dirigeants. À vrai dire, quelque raisonnables que nous soyons dans nos amours, la main-d’œuvre est devenue, chez nous aussi, une nuisance. C’est, au demeurant, la conscience que nous avons au Nord du lien entre population et moindre développement qui, de façon peu honorable sans doute, vouait à l’échec l’Algérie française et a tant fait hésiter la République fédérale d’Allemagne devant la réunification.
Trois regards sur l’enfant
Si, comme on le voit, le foisonnement démographique est, par le sous-développement qu’il entraîne, facteur de faiblesse pour l’État, il est permis de s’inquiéter d’une autre manière. Au nombre des berceaux (mot symbolique mais mal venu, car tous les bébés du monde n’ont pas de berceau) pourrait se mesurer le vouloir-vivre d’une collectivité et il n’est pas besoin de mesures bien précises pour comparer l’exubérance vitale du Tiers Monde et la frilosité des nations développées.
Le petit de l’homme n’est pas simple produit des ruses de la nature. Sur cette fragile ébauche qui braille, souille et sourit, trois regards différents se posent et en font trois objets différents. Premier regard, le plus traditionnel : l’enfant don de Dieu, fruit merveilleux d’une connivence entre l’homme et son Créateur ; en une sorte d’abandon réciproque, Dieu donne à l’homme son enfant de chair et l’homme, par l’acte d’amour, offre à Dieu une âme nouvelle. Second regard : l’enfant utilité, perpétuation volontaire d’une lignée ou d’un peuple ; plus égoïstement, assurance pour les vieux jours. Troisième regard : l’enfant-jouet ; le plus beau des jouets en effet, le plus élaboré, mais tout de même instrument d’agrément que, précisément, les poupées des petites filles s’efforcent d’imiter, en une curieuse démultiplication dont les perfectionnements modernes soulignent le caractère dérisoire.
Bien que ces trois points de vue se fondent souvent en un seul, ils correspondent à trois âges de la civilisation humaine. Cependant que les religions fortes, islam ou christianisme, s’efforcent de sauver le premier point de vue, comme l’a montré la récente conférence du Caire sur la population et le développement, c’est le dernier qui correspond à nos sociétés postmodernes. L’individualisme y est pour quelque chose, concomitant de la « mort de Dieu » : augmenter la cohorte des âmes n’intéresse plus ; la perpétuation de la société, de la nation, voire de l’humanité, ne paraît plus un devoir ; l’avenir, au-delà d’une génération, est inimaginable. Raymond Ruyer, auteur insuffisamment loué de La gnose de Princeton et Les cent prochains siècles (2), a écrit là-dessus un apologue qui donne à penser.
Il imagine l’organisation, devenue possible, d’un voyage interplanétaire dont la durée se compterait, très naturellement, en décennies, voire en siècles. « Il y faudrait nécessairement embarquer, observe l’auteur, non seulement des ingénieurs et des techniciens adultes bien sélectionnés, mais des familles, avec femmes et enfants, avec des femmes qui seraient héroïquement volontaires pour l’aventure, décidées à vieillir dans l’astronef, à voir vieillir leurs enfants, à les voir se marier et avoir eux-mêmes une progéniture, à mourir avant l’arrivée et le retour, bref, à n’explorer les planètes extra-solaires et à ne revenir sur la Terre que par descendants substitués. (…) Pour cet engagement, il faudrait beaucoup plus que la foi en la science. Il y faudrait une foi mystique et religieuse, une foi qui serait monstrueuse si elle n’était religieuse ».
Nous sommes-nous éloignés de notre sujet en même temps que de la Terre ? Non pas, notre typologie des regards sur l’enfant s’y rattache directement. Ce que nous appelons esprit de défense n’est pas autre chose que le vouloir-vivre national. Jusqu’à maintenant, la fécondité d’un peuple ou d’une nation en était le meilleur indice, exubérance vitale que Raymond Aron, dans Paix et guerre entre les nations, nomme vitalité biologique. Les dispositions opposées du Nord et du Sud sont, ici encore, évidentes et se renforcent d’un apparent paradoxe : plus est intense le vouloir-vivre – et il l’est extrêmement au Sud –, plus grande est l’indifférence à la mort.
Ce n’est pas pour autant une invasion militaire que nous avons à redouter et le terrorisme, dont en effet la mort, crainte ou méprisée, est le matériau, a, dans notre monde transparent, montré ses limites. Reste donc l’invasion pacifique, simple mécanique de trop-plein qui se déverse. C’est bien ce qu’on voit par l’immigration, en particulier maghrébine. Disons-le tout net, cette immigration, brouillant la personnalité nationale, n’est pas sans influence sur le maintien de l’esprit de défense. On mesurera ici la légèreté avec laquelle on admet la double nationalité, assortie du choix offert pour le service militaire de l’une ou l’autre des deux nations de rattachement.
Le triple regard sur l’enfant était au cœur des débats du Caire, débats fort réalistes et éloignés des terreurs primaires. Si le foisonnement des humains y a été mis en examen, ce n’est pas par peur de la guerre. Ce sont des objectifs prosaïques que les membres de la conférence avaient en vue : économie, répartition des ressources et du savoir, environnement, confort ; mobiles peu dignes sans doute, mais très forts, puisque le droit de procréer est, en notre siècle des droits de l’homme, le seul qu’on ose restreindre. Il est vrai que ce droit était, jusqu’à peu, un devoir…, d’où sa facile mise à l’index. Il est vrai aussi que cette modération de commodité n’est pas un souhait nouveau. Laissons le dernier mot à Platon qui, dans La République, décrit ainsi sa cité idéale : « Ils vivront ensemble joyeusement, réglant sur leurs ressources le nombre de leurs enfants, dans la crainte de la pauvreté et de la mort ». ♦
(1) Gaston Bouthoul : L’infanticide différé ; Hachette, 1970.
(2) Fayard, 1974 et 1977.