Politique et diplomatie - Vers le retour des zones d'influence ?
En ce milieu de la décennie 90, l’une des dynamiques majeures du système politique mondial résiderait dans le retour des zones d’influence. Ainsi les États-Unis, confrontés à l’obstination des militaires haïtiens refusant l’investiture du président élu Aristide, obtiennent-ils du Conseil de sécurité des Nations unies mandat pour rétablir la démocratie en Haïti (résolution 940 du 31 juillet 1994, votée par douze voix pour et une abstention, et autorisant Washington à utiliser « tous les moyens nécessaires », y compris la force, soit le recours au chapitre VII de la Charte) (1). C’est bien là le principe de la zone d’influence : une grande puissance, avec en général la bénédiction implicite ou explicite de la communauté internationale, affirme son droit d’intervention et de contrôle à sa périphérie, la zone retenue ne couvrant pas nécessairement une étendue précise et fixe. De même la Russie de Boris Eltsine ne cesse de mettre en avant son droit à assurer l’ordre dans son « voisinage proche », maintenant ou dépêchant des soldats russes dans les parties troublées de ce qui, jusqu’à la fin de 1991, appartenait à l’Union Soviétique, de la Moldavie au Caucase ou au Tadjikistan.
Pourquoi ce retour de faveur des zones d’influence ?
Deux types d’arguments se rejoignent pour justifier ce rétablissement d’espaces sous tutelle. Il y a l’argumentation classique : une grande puissance ne saurait tolérer le désordre à ses frontières ; de plus, en contenant ou en réprimant les risques de guerre ou d’anarchie, elle sert finalement la paix mondiale en stoppant des engrenages que peuvent enclencher des forces incontrôlées et incontrôlables (poussées ethniques ou religieuses). Par exemple, le Caucase, enchevêtrement de peuples et de langues, ne peut être qu’une poudrière susceptible d’enflammer le balcon du Nord (Turquie, Iran) et, au-delà, le Proche-Orient et l’Asie centrale ; alors autant mettre un gendarme qui frappe fort ! Cette argumentation classique peut être enrichie à l’infini : tandis que les États-Unis en Haïti se posent en défenseurs de la liberté et de la démocratie (certes face à une junte au cynisme sans voile), la Russie, elle, rappelle son devoir de protection à l’égard des millions de Russes installés dans l’espace ex-soviétique. En outre, la Russie, ayant à l’intérieur même de ses frontières d’innombrables peuples allogènes (ainsi les Tatars, les Tchétchènes, les Yakoutes…), redoute de laisser s’infiltrer des germes de dislocation si elle ne tient pas sa périphérie. Dans la lutte confuse entre Occident et islamismes, la Russie ne se dresse-t-elle pas comme une forteresse avancée le long de l’immense front allant du Maghreb à l’Extrême-Orient ?
Ces raisonnements machiavéliens sont renforcés par un argument, lui, très actuel : l’enlisement de l’Onu dans ses multiples opérations. L’Organisation mondiale, par composition (en 1994, 185 États souverains, très hétérogènes et inégaux) et structure, concentre toutes les contradictions du système international : elle doit promouvoir un ordre pacifique et juste ; or elle reste prisonnière des rivalités entre États. Dans ces conditions, la sagesse ne consiste-t-elle pas à prendre acte des réalités ? Il subsiste des grandes puissances, et la plus sûre voie vers la stabilité n’est-elle pas de les responsabiliser, en leur reconnaissant des zones d’intervention (qui, de toute manière, ne sauraient échapper à leur surveillance ombrageuse), et ainsi les amener à agir sous le contrôle de l’Onu ? Dans son « Agenda pour la paix » (17 juin 1992), le secrétaire général des Nations unies, Boutros Boutros-Ghali, souligne la nécessité de décentraliser le maintien de la paix vers des structures régionales mieux adaptées aux spécificités géographiques, culturelles… : « Si le Conseil de sécurité décidait d’autoriser expressément tel accord ou organisme régional à prendre la direction des actions visant à dénouer une crise survenue dans sa région, il mettrait ainsi l’influence de l’Organisation au service de l’effort régional » (point 65). Une extrapolation (certes très contestable) de la pensée du secrétaire général irait jusqu’à relever que telles ou telles grandes puissances européennes, américaines ou asiatiques disposent, grâce à leur passé, d’une expérience, d’un savoir-faire précieux dans la maîtrise des désordres locaux. En tout état de cause, l’organe des Nations unies chargé du maintien de la paix, le Conseil de sécurité, avec ses cinq membres permanents actuels (États-Unis, Russie, Chine, Royaume-Uni et France), ne demeure-t-il pas entre les mains d’un cercle restreint d’États, dont la légitimité dans cette position… vient d’avoir figuré parmi les principaux vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale ?
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