Le cas yougoslave
Le facteur religieux est présent dans les conflits, qui ensanglantent depuis 1991, l'ancienne Yougoslavie. Pour s’en convaincre, il suffit de constater : d'abord, le soutien en tout genre que les Bosniaques musulmans recherchent et obtiennent dans le monde islamique, en présentant leur combat comme une guerre pour la foi ; la sympathie, ensuite, que les Serbes rencontrent dans les pays orthodoxes comme eux, telles la Grèce, la Roumanie ou la Russie ; et enfin, l'engagement actif du Vatican, au début de la crise, pour la reconnaissance des deux seules républiques à majorité catholique de la Fédération yougoslave : la Slovénie et la Croatie.
Cependant, si le facteur religieux est présent, il n’est pas le principal et, surtout, il n’est pas pur, mais composite. La tragédie qui ravage l’ancien État yougoslave tient, d’abord, au fait qu’il s’agit d’une guerre civile. Cette évidence semble s’effacer avec le temps et la prolongation des combats. Pourtant tous les protagonistes ont été durant des décennies les citoyens d’un même État. Ils ont partagé un même mode de vie, les valeurs, les travers, l’ordinaire d’une même société. Ils ont été, à un moment ou à un autre, voisins dans l’habitation, le travail, les loisirs. Les étrangers, qui ont assisté à des pourparlers entre les belligérants, ont tous été frappés par leur ressemblance, leur connivence, leur intimité même. À tous égards, ces négociateurs, qui parlaient une même langue, procédaient d’un même monde. Cette réalité est encore plus flagrante avec les militaires qui ont appartenu non seulement à un même pays et à une même société, mais à une même armée. Atif Dudakovic, commandant le 5e corps musulman dans la région de Bihac, a été l’adjoint du général Ratko Mladic, chef des forces serbes de Bosnie. Ils ont même combattu côte à côte dans l’armée yougoslave au cours de ce conflit, quand celui-ci était encore circonscrit à la Croatie.
Le moteur de cette guerre civile n’est évidemment pas idéologique, comme ce fut le cas en Yougoslavie durant la Deuxième Guerre mondiale dans la confrontation des mouvements de résistance communiste et anticommuniste, ou dans les guerres civiles russe, espagnole, grecque au cours de ce siècle. L’impulsion majeure de la crise yougoslave, puis de la guerre civile, n’est pas non plus religieuse : elle est d’ordre national. Les sécessions de la Slovénie et de la Macédoine ne doivent rien au caractère catholique de la première et à l'appartenance orthodoxe de la seconde. L’indépendance de la Croatie a été proclamée sur les valeurs de la nation croate et non sur celles du catholicisme. De même, les Serbes de la Krajina se sont rebellés contre Zagreb pour demeurer dans l'État yougoslave et non pour affirmer leur orthodoxie. Les Serbes de Bosnie-Herzégovine se sont opposés à l’indépendance de cette république parce qu’ils estimaient que leurs droits nationaux, et non religieux, étaient violés. Cet aspect national s’inscrit dans la logique de la décomposition de la Yougoslavie. Celle-ci a été un État multinational parce qu’elle représentait également une réalité transnationale. Quand ce ciment a été dissous par l’action des nationalismes introduits dans les appareils communistes des républiques fédérées, les nations composant la Yougoslavie se sont retrouvées seules de gré ou de force, avec leurs valeurs, leur identité, leurs ambitions propres.
Il reste 82 % de l'article à lire