Présentation
Ce n’est pas sans réflexions ni interrogations que le conseil d’administration du Comité d’études de défense nationale a choisi de consacrer une journée d’études à ce thème : religions et conflits. D’un côté, tout nous y conduisait, de l’autre tout nous incitait à la réserve.
À mesure que les années passent, en effet, on voit s’allonger la liste des conflits comportant, sans aucun doute, une forte connotation religieuse. Ils ne datent pas tous, tant s’en faut, de la fin de la guerre froide. Il suffit de se rappeler, par exemple, les lointaines racines de l’affrontement anglo-irlandais dans l’Ulster, les développements dramatiques de la guerre civile au Liban ou les séquelles de la partition de l’Inde. À mesure que se disloquait l’ancien camp de l’Est, on voyait réapparaître aussi la dimension religieuse de la contestation politique et sociale dont il était l’objet : tout le monde se souvient, à cet égard, du rôle essentiel de l’Église catholique de Pologne dans la formation et l’essor du syndicat Solidarité et dans le renversement progressif du régime établi dans le pays depuis plus de quarante ans ; et il n’est pas jusqu’en Allemagne de l’Est où les Églises protestantes, par les associations qu’elles inspiraient, n’avaient servi de cadre et d’abri aux organisations dont l’action clandestine, puis discrète, et enfin ouverte, fit peser sur le pouvoir en place une menace qui compta pour beaucoup dans les décisions qui aboutirent à son démantèlement. Toutefois, il est vrai que le démembrement et la disparition du bloc communiste, et en particulier de l’Union soviétique, ont fait resurgir des conflits nationaux ou ethniques dont la dimension religieuse est évidente, comme on le voit entre Arméniens et Azéris, entre Géorgiens et Abkhazes, entre Russes et Tchétchènes, et le cas particulier de l’ex-Yougoslavie en porte plus lourdement la marque que partout ailleurs. Bref, nous voici environnés de crises, dont quelques-unes ne sont pas loin de mettre en cause la sécurité de nos abords et où se mêlent religions et conflits. Cela suffisait pour décider qu’on en parlât.
Il est impossible d’oublier qu’en parlant de religion on évoque ce qui touche au plus profond des êtres. Même ceux qui n’en professent aucune le savent et veulent qu’on en tienne compte ; à plus forte raison ceux qu’anime une forte croyance et dont la sensibilité peut être atteinte par la façon dont d’autres parlent de leur foi. Le risque en est d’autant plus grand, vous le comprenez tous, qu’il s’agit précisément de situer, autant que possible, la place et le rôle des religions dans des conflits là où les hommes et leurs croyances s’opposent les armes à la main, là où se superposent ou s’entremêlent les intérêts et les sentiments, les politiques et les philosophies. Il faut être conscient qu’à chaque étape des réflexions que nous allons mener sur ce sujet, nous pouvons mettre en cause les convictions les plus profondes de ceux qui nous écoutent, de ceux qui participent à nos débats, et les heurter, quelles que soient les précautions prises. Par avance, nous avons donc décidé d’assumer ce risque.
C’est qu’il n’est plus possible, décidément, de négliger le poids des crises et des conflits à motifs religieux. Leur nombre, leur diversité, leur intensité, suffiraient à attirer notre attention ; mais ils renvoient, de plus, à d’autres interrogations. L’évanouissement — du reste, peut-être passager — des grandes idéologies mobilisatrices que nous avons connues dans ce siècle conduit-il aujourd’hui à des motivations religieuses qui, en quelque sorte, se substitueraient à elles ? Peut-être est-on là en présence de quelque besoin intérieur des hommes. Ce n’est pas ici que l’on peut apporter une réponse définitive à cet égard, cela va de soi, mais il est de notre ressort de nous interroger sur la dimension mondiale du phénomène auquel on est en train d’assister, car il affecte évidemment les équilibres politiques et sociaux, donc aussi stratégiques. On le voit bien quand, à partir des religions elles-mêmes, se constituent des systèmes prétendant apporter une interprétation totale de l’histoire, et plus précisément de l’histoire contemporaine, ainsi qu’une solution totale aux problèmes de ce temps : autrement dit, quand de la religion sort l’intégrisme. Le fait est qu’on l’observe partout, sous des formes différentes, et pour toutes les confessions religieuses, bien qu’à des degrés divers. C’est pourquoi on commencera cette série de réflexions sur le thème des religions et des conflits par l’examen des relations entre religions et intégrismes.
Du tableau d’ensemble des conflits à. dimension religieuse auquel on se consacrera ensuite, il ressort que leur multiplicité met en cause les chances de paix et les risques de guerre dans plusieurs parties du monde. Encore faut-il en mesurer les conséquences possibles sur chaque situation régionale et pour les intérêts des principales puissances, à commencer par la France. Encore faut-il aussi en comprendre plus précisément la nature. C’est pourquoi, faute évidemment de pouvoir être exhaustif, nous avons pensé privilégier, dans nos réflexions d’aujourd’hui, deux cas significatifs et profondément différents, mais qui, par les données de l’histoire et de la géographie, nous concernent beaucoup plus que d’autres : les cas algérien et yougoslave. L’un résonne profondément dans la conscience de nos compatriotes musulmans, dans celle de nombreux ressortissants étrangers qui vivent avec nous. Il touche l’un des principaux partenaires économiques de la France hors d’Europe, l’un des pays avec lesquels les échanges de personnes sont, de loin, les plus importants. La forme qu’il a prise le rapproche d’une guerre civile et l’issue, suivant ce qu’elle sera, peut avoir de graves conséquences pour les pays avoisinants. L’autre, surgi au sein même du continent européen, dégénérant en guerre ouverte bien que ne mettant en œuvre que des moyens militaires limités, a déjà requis la présence, sur place, de contingents français. Par là, évidemment, il nous concerne, mais plus encore, semble-t-il, par ce qu’il a d’exemplaire : le rôle des religions dans la formation des sentiments nationaux, l’héritage de l’histoire pour l’image que chaque religion offre d’elle-même aux autres communautés, l’émergence de frontières internationales issues de la dislocation d’une ancienne fédération mais qui ne sont pas reconnues comme légitimes par une grande partie des populations, les interventions contradictoires et contestables, en tout cas contestées et lourdes de conséquences, de la communauté internationale et des principales puissances, les risques de contagion de ce conflit et, en sens inverse, les possibilités de le circonscrire. Autant de raisons de consacrer aux cas algérien et yougoslave une attention particulière.
C’est à dessein, vous l’aurez compris, que nous avons concentré, dans un second ensemble de réflexions, ce qui concerne en particulier l’islam, les islamismes, le monde musulman. Ce n’est pas naturellement pour minimiser les conflits mettant en jeu d’autres religions et dont, justement, on aura parlé d’abord ; mais c’est un fait que le monde musulman est aujourd’hui secoué d’une série de crises graves, l’atteignant à la fois de l’intérieur et de l’extérieur et qui mettent en cause son avenir. C’est un fait aussi qu’en France, à juste titre, nous y attachons une extrême importance. Inutile de dire que nous nous souviendrons, à ce propos, de notre devoir de prudence et de décence à l’égard des convictions religieuses et d’autant plus qu’ici le choc des convictions et des intérêts, des sentiments et des ambitions, se traduit parfois en violences extrêmes ; mais on ne saurait échapper à quelques interrogations fondamentales. Les unes ont trait aux origines religieuses, politiques ou sociales, historiques aussi, de ces phénomènes que l’on appelle, de manière nécessairement approximative, « les islamismes » et dont il faut comprendre la nature et la portée. Les autres concernent l’évolution qui a conduit à l’émergence de ces « islamismes » comme facteur majeur de l’état actuel du monde musulman. Nous l’avons connu, en effet, emporté et transformé par l’irrésistible vague de la lutte anticolonialiste et de l’avènement des indépendances nationales : ce fut le temps des nationalismes au sens exact et non péjoratif de ce mot, et il a correspondu à une phase de notre histoire contemporaine également importante pour les anciens colonisateurs et les anciens colonisés, et c’est à partir de là que sont nés entre les uns et les autres des rapports de type nouveau, politiques, économiques, stratégiques, qui contribuaient à la configuration du monde contemporain depuis le début des années 60. Cette phase est-elle achevée et ces rapports sont-ils remis en cause ? Ces seules questions justifiaient que l’on s’interroge sur les relations qui existent entre l’évidente crise des nationalismes dans cette partie du monde et le phénomène islamiste. De là, enfin, la nécessité d’un nouveau regard sur la place du monde musulman dans les relations internationales, par quoi nous retrouvons les préoccupations stratégiques qui sont au cœur même de notre vocation et de notre mission.
C’est au professeur René Rémond, ancien membre de votre conseil d’administration et président de la Fondation des sciences politiques, mais aussi auteur de plusieurs ouvrages essentiels d’histoire religieuse et politique, que nous avons demandé de traiter le problème contemporain des religions et des intégrismes. M. Alexandre Adler, directeur du Courrier International, dressera un tableau général des conflits à dimension religieuse. M. Marc Bonnefous. ambassadeur de France, et qui fut longtemps directeur d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient au ministère des Affaires étrangères, traitera du cas algérien. M. Kosta Christitch, chef-adjoint du service de politique étrangère du journal Le Point, parlera du cas yougoslave, à propos duquel il a su faire preuve, depuis le début de cette crise, d’une compétence particulière et d’un sang-froid exceptionnel. C’est un grand honneur pour nous que d’avoir obtenu, une fois de plus, la contribution de M. Jacques Berque, professeur honoraire au Collège de France, le plus illustre et le plus réputé des islamologues français et qui avait déjà bien voulu intervenir dans une de nos précédentes journées d’études, à l’occasion de la crise et de la guerre du Golfe : il traitera de l’islam et des islamismes. M. Burhan Ghalioun, directeur du Centre d’études de l’Orient contemporain à l’université Paris IV, évoquera les évolutions qui ont pu conduire des nationalismes aux islamismes. M. Serge Boidevaix, ambassadeur de France et ancien secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, Conseiller d’État, situera le monde musulman dans les relations internationales. C’est l’ensemble de ces thèmes qui fera l’objet de notre journée d’études et de nos débats. Comme chaque année, les actes seront publiés dans nos livraisons de juin et juillet. ♦