Intervention de l'amiral Jacques Lanxade, Chef d'état-major des armées (Cema) devant les auditeurs du Comité d'études de défense nationale (CEDN), le 15 juin 1955.
La défense française dans le nouveau cadre géostratégique
C’est avec grand plaisir que j’ai accepté l’invitation de votre président, M. de La Gorce, qui me permet, aujourd’hui, en clôture de vos travaux, de vous faire part de mes réflexions sur la défense de la France dans le nouveau cadre géostratégique.
Je saisis cette occasion pour exprimer devant vous mes remerciements et mes félicitations les plus chaleureuses à M. de La Gorce et à ses collaborateurs pour leur action depuis plusieurs années au sein du Comité directeur de la revue Défense Nationale. La qualité de cette publication, qui enrichit la pensée géostratégique, et son renom national et international sont le résultat de leur talent.
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Avant de vous dire quel rôle et quelle place accorder à notre défense dans le monde d’aujourd’hui, il me paraît utile de rappeler quelques-unes des principales caractéristiques du nouveau « décor » international.
Les années 1989 à 1991 ont été une période de bouleversements géostratégiques marquant le passage d’un monde injuste, certes, mais relativement stable, à un monde plus libre, mais soumis à l’incertitude et aux désordres. La chute du mur de Berlin, la fin du Pacte de Varsovie, l’effondrement de l’empire soviétique, sont les événements les plus marquants de ces années-là. Il est encore difficile de mesurer toutes leurs conséquences sur la vie internationale, mais on peut déjà discerner les grandes lignes du nouveau paysage international qui en est résulté et que je vais essayer de brosser devant vous.
Quelles sont, ce sera mon premier point, les grandes caractéristiques du nouveau décor international ?
Avec la disparition de la confrontation Est-Ouest et l’effacement de la menace pesant sur l’Europe occidentale, notre pays ne connaît plus de menace directe et immédiate à proximité de ses frontières. Notre sécurité doit désormais être pensée davantage en termes de concertation, de coopération et de transparence qu’en termes de rapports de forces militaires.
Cependant, cela ne signifie pas pour autant, comme certains l’avaient cru, que l’heure est venue de toucher les « dividendes de la paix », en oubliant ainsi que ce sont bien les efforts de défense des démocraties occidentales qui ont contribué à la disparition de la menace majeure qui pesait sur elles. Ceux qui raisonnaient ainsi ont été, du reste, vite détrompés. La paix est, en effet, un état instable, et de nouveaux défis sont apparus depuis.
Au lieu de l’ordre international attendu, la fin du régime des blocs a révélé la fragmentation du monde et la diversité des peuples et des situations. Elle a entraîné l’accroissement des désordres, la montée des intégrismes et de la violence. Les lignes de fracture traversent tous les continents et le « confinement » régional des crises n’est plus assuré. En raison du vide idéologique créé par l’échec du communisme, le besoin d’identité des peuples donne une nouvelle vigueur aux passions nationalistes et religieuses. Dans un monde incertain, la nation et la religion apparaissent comme des valeurs refuges de la solidarité.
Dans le même temps, dès lors que l’autorité de l’État est défaillante, contestée, voire inexistante, ou dès lors que des ambitions longtemps étouffées se manifestent à nouveau, renaissent des antagonismes séculaires propices à la violence et cela, non seulement sur notre Vieux Continent, mais aussi un peu partout dans le monde.
Ce monde, lui-même, est devenu de plus en plus transparent en raison des progrès de l’information et du rôle joué par les médias qui rendent les souffrances humaines directement et quotidiennement perceptibles par nos concitoyens. Sous l’effet médiatique, l’opinion publique pèse fortement sur les décisions des gouvernements et, le cas échéant, incite au recours à la force en faisant appel à des moyens militaires devenus plus disponibles.
Par ailleurs, la mondialisation des échanges de toutes natures crée une interdépendance des intérêts économiques, politiques et de sécurité de nombreux pays, avec pour conséquence Finternationalisa-tion de la majorité des problèmes rencontrés. Les demandes d’intervention de la communauté internationale, y compris dans les affaires intérieures des États, se sont ainsi multipliées. Dans le même temps, l’espoir placé dans la capacité des institutions internationales à maintenir l’ordre, à faire respecter le droit sous toutes ses formes, à résoudre les crises, a été déçu en maintes occasions.
Dans ce contexte, la prolifération des armes de destruction massive, nucléaires, chimiques ou biologiques prend la dimension d’un défi majeur pour la sécurité internationale. Il en est de même du terrorisme et des extrémismes religieux ou nationalistes face auxquels les pays démocratiques restent très vulnérables. Je reviendrai plus loin sur ces points.
Confrontée à cet environnement, et ce sera mon deuxième point, la France a un rôle et un rang qu’elle entend tenir en toute indépendance
C’est le rôle d’une puissance mondiale qui veut, d’abord, préserver son indépendance et assurer la défense de ses intérêts. Il lui faut pour cela une « défense forte et autonome » selon l’expression du Premier ministre. Cependant, la France entend, aussi, assumer les responsabilités internationales découlant de son statut de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, de son histoire et de sa vocation à défendre certaines valeurs. Autant de raisons qui conduisent « à écarter un modèle de défense replié sur lui-même ».
La France n’a ni la volonté ni les moyens d’être le « gendarme du monde », mais les ambitions d’une puissance présente en de nombreux points du globe et faisant partie des quelques pays qui peuvent avoir une action sur la stabilité dans le monde. Elle ne cherche donc pas à rivaliser avec la puissance militaire des États-Unis, dont le poids demeurera prépondérant pour la sécurité et la stabilité dans le monde, pas plus qu’elle ne cherche la confrontation d’influence avec l’Allemagne et le Japon dont elle reconnaît les aspirations légitimes à tenir une place plus importante dans la communauté internationale.
La « marque » spécifique de la France dans le monde est incontestablement le fait qu’elle est une puissance nucléaire autonome. Cela lui confère indéniablement une stature et un degré de liberté de décision et d’action sur le plan international que ne peuvent atteindre les puissances non nucléaires. S’agissant du rang de la France dans le monde, il convient d’ajouter que s’il se mesure bien en termes de rayonnement, d’appartenance au club nucléaire, de capacité à assurer ses responsabilités internationales et de droit de veto au Conseil de sécurité, il se mesurera, aussi, pour une large part, à son aptitude à influer sur la construction européenne et sur les évolutions à venir en Europe. « Qu’elle soit forte sur le continent et elle pourra parler d’une voix ferme partout ailleurs. De sa réussite ou de son échec dans cette entreprise peut dépendre en définitive son rôle dans le concert des nations », est-il écrit dans le Livre blanc sur la Défense. La France se doit de conserver un grand objectif européen.
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Depuis la fin des années soixante, notre concept de défense reposait sur un choix clairement exprimé : celui d’une défense indépendante fondée sur une stratégie de dissuasion autonome. Deux grands principes ont sous-tendu cette stratégie : solidarité avec nos alliés et autonomie de décision. Ces deux principes conservent toute leur actualité, mais vont devoir s’appliquer de manière différente sous l’influence de trois facteurs dont il est difficile, aujourd’hui, d’apprécier l’importance respective.
Le premier de ces facteurs concerne nos rapports avec nos alliés. Il est clair que notre solidarité à l’égard de l’Alliance atlantique ne se démentira pas car l’Otan restera nécessaire pour assurer la défense collective des seize nations signataires du traité de Washington ; mais le partage des rôles au sein de l’Alliance devra mieux prendre en compte l’apparition d’une identité européenne en matière de sécurité et de défense. Parallèlement, la poursuite de la construction européenne exigera une solidarité toujours plus grande entre les pays concernés et la perspective de l’adoption, à terme, d’une politique de défense commune les conduira à rechercher, dans tous les domaines, une plus grande autonomie stratégique pour l’Europe, dépassant les seuls intérêts nationaux. La France ne saurait y échapper, et il convient de nous y préparer dès maintenant.
Le second facteur concerne l’internationalisation accrue de la gestion des crises. La nouvelle perception qu’ont les nations du maintien de la paix et de la stabilité internationale fait qu’il sera de plus en plus difficile pour une nation, quelle que soit sa puissance économique et militaire, d’intervenir seule, essentiellement pour des raisons politiques.
Enfin, un troisième facteur devrait contribuer à limiter l’autonomie des nations dans le domaine de la défense : le coût excessif des équipements et des armements modernes qui conduit à envisager des coopérations de plus en plus larges, voire une mise en commun des matériels les plus rares ou les plus onéreux. L’interdépendance des moyens va donc croissant, qu’il s’agisse des systèmes satellitaires, des moyens de transport aériens et maritimes ou des armes de haute précision.
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Dans ce contexte, la politique de défense de la France vise trois objectifs principaux : défendre nos intérêts nationaux ; participer à la construction d’une Europe de la défense ; contribuer à la stabilité internationale et à la paix. La France consolidera sa place sur la scène européenne et mondiale en menant une action militaire et diplomatique forte pour atteindre ces objectifs.
Quelle est, dès lors, la position française face aux grands problèmes de sécurité ?
C’est par une approche géographique du monde d’aujourd’hui que je vous propose d’examiner nos principales préoccupations. C’est, bien entendu, vers l’Europe que se porte d’abord notre regard ; nous devons suivre avec attention l’évolution de ce grand ensemble qu’est la Communauté des États indépendants et, en premier lieu, nous interroger sur le devenir de la Russie et de ses rapports avec ses voisins.
Certes, la CEI n’a pas aujourd’hui d’intention hostile. Certes, des signes d’apaisement apparaissent, comme le renoncement de l’Ukraine au statut de puissance nucléaire et sa décision de signer le traité de non-prolifération ; mais cette communauté de pays dispose toujours d’un armement considérable alors qu’elle est confrontée à une crise économique et politique de grande ampleur. En outre, un nombre impressionnant de troubles et de conflits s’y développent, notamment dans la région du Caucase. Rien, de mon point de vue, n’est donc acquis à l’Est, et même si des espoirs existent que la situation économique s’améliore, nous devons rester vigilants. En dépit des difficultés qu’elle connaît, la Russie — dont nous contestons à la fois sa conception de l’étranger proche et les méthodes employées en Tchétchénie — restera la puissance dominante de la CEI et une puissance militaire forte dont on ne peut ignorer les capacités, tant sur le plan conventionnel que nucléaire. Cela pose le problème de l’équilibre stratégique en Europe et de l’instauration d’une zone de stabilité et de sécurité sur l’ensemble du continent. Je reviendrai plus tard sur ce point essentiel, mais je voudrais, auparavant, aborder un problème qui nous est proche : celui de l’Europe balkanique où l’évolution vers un nouvel équilibre s’accompagne d’un conflit particulièrement long et sanglant.
Ce conflit illustre, de manière dramatique, ce qui peut arriver lorsque la démarche pacifique, que nous nous efforçons de promouvoir, se révèle impuissante à régler les problèmes ethniques, frontaliers ou religieux. La situation dans cette région fait l’objet de toutes nos préoccupations : en raison, d’abord, des souffrances endurées par les populations civiles auxquelles nous apportons, sur place, toute l’assistance dont nous sommes capables ; en raison, ensuite, du nombre d’hommes que nous avons engagés là-bas et qui ont déjà payé un lourd tribut à la cause du maintien de la paix ; en raison, enfin, des prolongements inquiétants que risque d’avoir ce conflit si la communauté internationale ne réussit pas à imposer une solution politique.
La France n’a pas ménagé ses efforts et a apporté un soutien résolu à toutes les initiatives en faveur d’un règlement politique. Nous restons convaincus que seuls le dialogue et la concertation permettront de ramener une paix durable dans ce pays, dans le respect des droits légitimes des uns et des autres. Comment éviter, autrement, que ce genre d’affrontement ne débouche sur des confrontations plus vastes, au nom de solidarités qui débordent largement le tracé des frontières ?
Si les dernières initiatives de la communauté internationale devaient connaître un nouvel échec, force serait sans doute de reconnaître que la présence des forces de l’Onu aurait perdu toute raison d’être. Comment ne pas redouter, alors, un embrasement général de toute la région des Balkans ? Et comment espérer pouvoir mettre fin, demain, à d’autres sources de conflit ?
C’est précisément le but que se fixe, sur le continent européen, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe qui, progressivement, améliore ses capacités à prévenir, contenir ou résoudre les conflits. Diplomates et militaires français contribuent activement au renforcement de l’Organisation et à l’amélioration de son fonctionnement Agissant en relais de l’Onu — seule institution internationale capable de légitimer le recours à la force et de promouvoir une politique globale de résolution des crises — l’OSCE la soulagerait d’une partie de ses responsabilités en Europe, évitant du même coup le retour au jeu des puissances auquel nous nous opposons.
C’est pourquoi nous essayons de promouvoir une large coopération paneuropéenne au sein de l’OSCE et d’en faire l’instrument permanent d’un dialogue paneuropéen sur les questions de sécurité. Beaucoup d’efforts restent à faire pour qu’elle puisse jouer un rôle efficace sur le terrain, mais il faut l’aider à se doter progressivement de la capacité d’agir, c’est-à-dire de fixer le droit, prévenir les conflits et, le cas échéant, gérer les crises. La France mène une action opiniâtre dans les différentes institutions de l’OSCE pour lui permettre de gagner en efficacité.
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S’agissant plus particulièrement de la sécurité de l’Europe occidentale, « l’avenir s’incarnera dans notre apport à la construction de la défense européenne ». Cet objectif, maintes fois rappelé par les plus hauts responsables de notre pays, vise à développer une identité européenne de défense, tout en contribuant à la rénovation de l’Alliance atlantique. Il s’agit de « faire l’Europe de la défense sans défaire l’Alliance atlantique ». Il ne vient à l’esprit de personne, en effet, de brûler les étapes et d’atteindre le but ultime d’une défense européenne à brève échéance.
Le mouvement engagé est, sans doute, irréversible, mais il sera progressif. C’est pourquoi l’Alliance atlantique et son organisation militaire, qui ont vu le jour pour faire face à une menace d’une agression contre l’Europe occidentale, demeurent toujours nécessaires pour assurer la défense collective des pays membres. Cette menace, directe et immédiate, qui s’exerçait à proximité de nos frontières, s’est fortement estompée. Pourtant, on ne saurait exclure la réapparition, sous d’autres formes, d’un danger de même ampleur, qu’il trouve sa source sur le continent européen ou en d’autres lieux.
Cependant, la défense de l’Union européenne ne saurait se réduire à la seule défense de son intégrité territoriale. Elle doit être élargie à la préservation de ses intérêts de sécurité ; et l’on voit bien que, dans les crises de l’après-guerre froide qui se développent dans notre espace de sécurité, les intérêts des Américains et ceux des Européens peuvent ne pas toujours coïncider. L’exemple yougoslave est révélateur à cet égard ; et si nous devons reconnaître le droit à nos amis Américains de ne pas vouloir intervenir, nous devons aussi savoir en tirer les conséquences, pour eux comme pour nous.
Dans cette logique, l’Alliance atlantique doit donc poursuivre son évolution pour adapter son organisation, ses structures et ses modes de fonctionnement, non seulement aux nouveaux risques que nous vous avons à affronter aujourd’hui, mais aussi à la nouvelle situation que nous connaissons avec la construction européenne. L’Alliance atlantique doit permettre le développement d’une identité européenne responsable, en son sein comme à ses côtés, dans un partenariat euro-atlantique renouvelé dans lequel la montée en puissance de l’Europe autorisera une véritable complémentarité entre les deux partenaires.
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Parallèlement à cette rénovation de l’Alliance, nous poursuivons notre objectif prioritaire, à savoir développer l’autonomie stratégique de l’Europe en matière de sécurité et de défense. Il nous paraît en effet essentiel que l’Union européenne puisse agir en son nom propre, et donc dispose de la capacité militaire nécessaire au soutien de sa politique étrangère et à la préservation de ses intérêts. L’Union de l’Europe occidentale, seule organisation européenne compétente en matière de défense, est le moyen dont disposent les Européens pour agir de manière spécifique, que ce soit avec les États-Unis et le Canada, au sein de l’Alliance, ou sans eux, de façon plus autonome.
Le développement des capacités opérationnelles de l’UEO doit donc être activement poursuivi. En les augmentant, nous souhaitons créer les structures nécessaires pour être capables d’agir seuls, entre Européens, en cas de besoin. L’UEO doit pouvoir, au même titre que l’Otan, apporter à l’Onu ou à l’OSCE le concours de ses moyens pour le règlement de certaines crises. IL lui faut, pour cela, disposer d’un véritable organisme de planification, chargé de préparer les options politico-militaires dont les responsables politiques européens auront besoin. C’est le rôle de la cellule de planification, installée à Bruxelles, dont il convient maintenant de renforcer les moyens.
De même devront être développées des capacités proprement européennes en matière de renseignement, notamment d’origine spatiale. Dans ce domaine, les coopérations menées avec l’Italie, l’Espagne et bientôt, sans doute, avec l’Allemagne, ouvrent la voie à une véritable politique spatiale commune.
Le développement d’une capacité d’agir proprement européenne passe également par la création d’unités multinationales. À cet égard, le corps européen illustre la possibilité de disposer de forces européennes sans pour autant remettre en cause l’Otan et l’engagement solidaire des Européens pour la défense du Vieux Continent Devant le succès remporté par cette première entreprise, l’Italie, l’Espagne, le Portugal et la France ont signé le 15 mai dernier le texte fondateur de deux autres unités européennes ; l’une à caractère aéro-maritime, l’Euromarforce, et l’autre aéroterrestre, l’Euroforce. Enfin, la création qui a été décidée d’un groupe aérien européen franco-britannique et de son état-major permanent complétera la gamme des unités et des états-majors que l’Union européenne pourra utiliser pour appuyer sa politique de sécurité.
Parallèlement à la mise en place de ces structures militaires, l’identité européenne doit également s’affirmer dans le domaine de l’armement.
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Nos préoccupations et nos initiatives ne se limitent pas à l’Europe de l’Ouest. S’agissant de la sécurité des pays d’Europe centrale et orientale, l’Union européenne se devait d’être la première à répondre à leur attente. Elle a donc incité ces pays à s’engager simultanément dans un double processus.
Le premier visait à désamorcer les contentieux nés des problèmes de minorités et de frontières. Tout n’est pas encore terminé, mais ce processus a abouti en mars dernier à l’adoption d’un Pacte de stabilité en Europe dont l’OSCE est la gardienne. De nombreux accords de bon voisinage ont été conclus entre États européens et sont intégrés dans ce Pacte. Pour arriver à ces résultats, d’intenses discussions ont été nécessaires. Elles ont contribué à renforcer le climat de confiance en Europe centrale et orientale et ont permis de développer entre ces pays des projets de coopération transfrontalière qui préparent la libre circulation des personnes, des idées et des biens, à l’image de ce qui se fait dans l’Union européenne.
Le second processus ouvre la perspective d’une adhésion à l’Union européenne, donnant ainsi vocation à entrer dans l’UEO. Des relations privilégiées ont été développées au sein du « forum de consultation » de l’UEO avec les pays qui inscrivent leur politique dans cette voie, préparant ainsi leur rapprochement avec l’Union européenne. Ce forum a atteint son objectif puisque, à l’issue de ses travaux, un statut d’association à l’UEO a pu être conclu avec ces pays.
Nous pensons que cette intégration européenne doit se faire de manière progressive dans chacun des domaines concernés : la politique, l’économie et la sécurité. Cette progressivité est nécessaire, d’abord pour consolider les acquis successifs, mais aussi pour que personne, en Europe, ne puisse nous soupçonner de chercher à recréer un système de blocs militaires et une nouvelle division de l’Europe. C’est pourquoi nous préconisons la même démarche à tous ceux qui souhaitent, dès aujourd’hui, un élargissement rapide de l’Alliance atlantique.
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Notre conception de la sécurité européenne doit éviter la division du continent en camps antagonistes. Il convient donc d’établir clairement que la participation de toutes les nations, y compris bien entendu la Russie, à la sécurité européenne est indispensable à l’équilibre et à la stabilité de l’Europe. Cette participation est déjà acquise dans le cadre juridique et politique commun de l’OSCE.
Peut-être faudrait-il compléter cette démarche par l’établissement de relations particulières avec la Russie, reconnaissant pleinement son statut de puissance européenne et ses intérêts stratégiques propres. Ces relations pourraient s’établir par le biais d’un traité ou d’un accord entre l’Alliance atlantique et la Russie, permettant ainsi de développer les acquis de la coopération dans le domaine de la sécurité.
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Cependant, partout ailleurs dans le monde, d’autres facteurs d’instabilité et d’inquiétude existent aussi. Au sud de la Méditerranée, les pays du Maghreb sont confrontés aux problèmes d’une très forte croissance démographique conjuguée avec une situation économique particulièrement difficile. Les tensions qui en résultent favorisent la montée de tous les extrémismes et le recours à la violence, comme nous le voyons aujourd’hui en Algérie. Si une solution politique et pacifique n’était pas apportée, comme nous le souhaitons, à la crise algérienne, l’échec du développement, la misère, les frustrations pourraient conduire à des bouleversements d’une telle ampleur qu’aucun des pays du bassin méditerranéen ne serait à l’abri des secousses engendrées.
Le continent africain, au sud du Sahara, est lui aussi victime d’un sous-développement croissant et de graves affrontements ethniques, alors qu’il a cessé d’être un enjeu stratégique entre l’Est et l’Ouest. La France, vous le savez, entend poursuivre son aide et renforcer sa coopération afin d’empêcher que la situation de ce continent ne se dégrade davantage. Telle a été la raison principale de l’intervention française au Rwanda. Nous souhaitons aussi aider l’Afrique pour qu’elle soit mieux en mesure de prendre en main son destin. Les accords de défense et de coopération que nous avons conclus avec un certain nombre de pays, notamment africains, font partie du cadre institutionnel dans lequel s’inscrit notre politique. Ils permettent à la France de participer à la sécurité générale dans leur zone. En outre, nous pouvons dire qu’en déchargeant ces pays d’une partie de leurs problèmes de défense nous contribuons à freiner un processus de militarisation et à maintenir des potentiels militaires à leur plus bas niveau possible. Enfin, ces accords et le prépositionnement de nos forces mettent la France à même de défendre certains de ses intérêts, notamment concernant nos approvisionnements, et de protéger ses ressortissants et, du même coup, ceux d’autres pays.
Au Proche-Orient, de très grands progrès ont été enregistrés ces derniers mois. Certes, le processus de paix entre Israël et les pays voisins prendra encore du temps et se heurtera à des difficultés — notamment celles provoquées par le terrorisme aveugle des extrémistes —, mais des raisons existent d’être raisonnablement optimiste.
D n’en va pas de même pour la région du Golfe où le problème de l’Irak n’est toujours pas réglé et où se trouvent, face à face, d’un côté, l’Iran, très peuplé, mais dont les ressources sont limitées, et de l’autre, une péninsule Arabique particulièrement riche mais, aussi, extrêmement vulnérable. Il y a là, pour l’avenir, un facteur de déséquilibre qui pourrait déboucher sur des crises très sérieuses, d’autant que l’Irak et l’Iran, porteurs d’ambitions régionales, n’ont sans doute pas renoncé à leur logique de confrontation et à leur volonté de se doter d’armes déstabilisatrices.
En portant nos regards plus à l’Est, la situation paraît sans doute bien meilleure dans de nombreux pays d’Asie, notamment au plan économique, mais il subsiste encore, dans cette partie du monde, de très sérieuses sources de conflits, même si une certaine détente semble s’instaurer dans la péninsule Coréenne.
De ce fait, la prolifération nucléaire, balistique et chimique dans cet arc de crises allant du Maghreb à la péninsule Coréenne constitue une menace grave pour la paix et la sécurité internationale, et il nous semble utile que les nations responsables unissent leurs efforts dans l’action qui doit être menée contre la prolifération. Il n’est de l’intérêt de personne que celle-ci conduise à une remise en cause des équilibres régionaux en incitant certaines nations à se doter d’armes de destruction massive, au prétexte que d’autres pays en possèdent déjà.
Le TNP est probablement le seul rempart efficace contre la prolifération nucléaire. Son renforcement et sa prorogation indéfinie qui viennent d’être acquis vont dans l’intérêt de tous les États, en particulier dans les régions où les tensions sont fortes. Il sera suivi du CTBT en cours de négociation, que nous sommes déterminés à signer en 1996.
L’adaptation de notre défense sera, avant de conclure, le quatrième point de mon intervention
Parallèlement à notre action sur le plan international, nous avons, en effet, entrepris de faire évoluer notre stratégie et nos moyens.
Vous connaissez l’économie générale de cette évolution ; aussi n’en rappellerai-je que les aspects essentiels.
Notre stratégie militaire s’appuie désormais sur quatre capacités complémentaires : la dissuasion, pour la défense de nos intérêts vitaux ; la prévention, destinée à empêcher les conflits ; l’action, c’est-à-dire notre participation à la résolution des crises ; et enfin, la protection de notre territoire et de nos forces.
Dans cette stratégie renouvelée qui privilégie la prévention, on voit se dessiner un nouvel équilibre entre forces nucléaires et conventionnelles. En effet, il nous faut désormais prendre en compte deux données nouvelles : d’une part, la dissuasion devra s’exercer dans des situations bien plus variées et bien plus complexes que par le passé ; d’autre part, les forces conventionnelles, beaucoup plus sollicitées qu’auparavant, seront appelées à jouer un rôle stratégique propre.
Pour autant, le rôle de nos armes nucléaires restera inchangé, c’est-à-dire qu’elles continueront à faire peser la menace de dommages inacceptables sur tout agresseur qui menacerait nos intérêts vitaux, quelles que soient les circonstances, la forme et l’origine de la menace. On ne saurait, à ce propos, éluder la question de la place des armements nucléaires dans la perspective d’une défense européenne. Dans son principe même, la dissuasion nucléaire implique une unicité de décision qui nécessite une intégration politique que l’Europe est loin d’avoir atteinte. Il est donc prématuré de discuter des modalités d’emploi d’une force de dissuasion au service de l’Europe. Il n’est en revanche pas trop tôt pour aborder, entre Européens, l’appréciation d’intérêts vitaux communs, la notion de partage des risques et des responsabilités qu’implique la possession d’armes nucléaires ou, plus simplement, la problématique d’une dissuasion concertée. La France se tient prête à mener des discussions approfondies sur ces sujets avec ses partenaires.
S’agissant des forces conventionnelles, et en l’absence d’adversaires clairement désignés, nous avons défini six scénarios, afin de déterminer les capacités nécessaires aux armées et à la gendarmerie pour faire face aux situations envisageables au cours des deux prochaines décennies. Vous connaissez suffisamment, je crois, ces nouvelles hypothèses d’emplois pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y revenir.
C’est en fonction de notre nouvelle stratégie, de l’hypothèse d’une simultanéité de plusieurs scénarios de crise et en tenant compte des besoins de sécurité propres au territoire national, qu’ont été redéfinis l’organisation, les structures et les effectifs des trois armées et de la gendarmerie.
La volonté de participer plus activement à la gestion des crises s’est également traduite par une réorganisation de notre chaîne de commandement opérationnel, dans un double but : d’une part, pouvoir mettre sur pied, le moment venu, une chaîne de commandement capable de s’insérer dans des structures très variables, que ce soit l’Onu, l’Otan, l’UEO ou toute autre organisation de circonstance ; d’autre part, permettre un échange direct et rapide entre responsables politiques et militaires. Il faut souligner, en effet, que la gestion d’une crise exige une grande centralisation des décisions, en particulier pour assurer la parfaite maîtrise de l’usage de la force. C’est pourquoi la planification et la conduite générale des opérations se situent désormais au contact même des autorités gouvernementales, en région parisienne ; et lorsque l’engagement de forces françaises est décidé par le gouvernement, nous constituons, à la demande, des commandements de circonstance à partir des commandements permanents.
Outre la souplesse de l’organisation du commandement et des forces, le rôle accru des forces conventionnelles pour la résolution des crises requiert le renforcement progressif de deux autres capacités prioritaires : la maîtrise de situations complexes et la capacité de projection pour une véritable mobilité stratégique de nos moyens d’action. La maîtrise des situations de crise de plus en plus complexes est indispensable pour conserver l’initiative militaire et politique ; elle passe par un effort soutenu dans le domaine du renseignement, notamment spatial, et par le développement de systèmes d’information et de communication. Le besoin de projection implique une plus grande mobilité des unités, l’existence de moyens de transport aériens et maritimes, mais également la possession d’armes de précision tirées à grande distance qui viendront compléter l’action des avions. Tous ces besoins ont été pris en compte dans le Livre blanc et dans la loi de programmation 1995-2000 qui en est le prolongement.
La volonté de la France de peser davantage que par le passé sur la résolution des crises extérieures appelle également « un accroissement de la professionnalisation de nos unités et de leur disponibilité opérationnelle ». Cet effort, inscrit dans la loi de programmation, est déjà engagé. Cependant, « il faut aller plus loin », vient de dire le Premier ministre qui a décidé de constituer une commission nationale chargée d’une enquête visant à déterminer les « voies possibles et les contraintes d’un passage progressif à une armée plus largement professionnalisée ».
Enfin, le maintien d’une industrie de défense forte constitue un élément fondamental de notre indépendance et de notre statut international. Cet objectif implique d’abord, à l’évidence, le maintien d’un effort de défense cohérent avec notre analyse du contexte stratégique, permettant à nos industries de conserver les compétences et la capacité à étudier, à développer et à fabriquer certains types de moyens dans des secteurs de pointe ou stratégiques, tout en préservant des emplois. Il implique aussi la constitution de pôles industriels puissants capables de rivaliser avec les grandes firmes mondiales et participant au développement de capacités industrielles européennes autonomes.
Conclusion
Il me faut, maintenant, conclure. Le nouveau contexte géostratégique est ainsi marqué par l’effacement de la menace majeure, la fin de la bipolarité et l’accroissement du rôle des institutions internationales, mais aussi par l’incertitude et l’instabilité partout dans le monde.
Le Livre blanc a permis d’identifier les nouveaux dangers qu’il nous fallait prendre en compte, tout en proposant les évolutions nécessaires, tant dans le domaine de la doctrine que dans celui de l’organisation et des moyens.
Le maintien d’une dissuasion nucléaire reposant sur des moyens modernes, en nombre suffisant et d’une crédibilité indiscutable, reste indispensable face aux risques majeurs d’un monde particulièrement instable et incertain. Parallèlement à cette dissuasion, la possession de moyens conventionnels modernes, souples d’emploi, articulables à la demande, doit nous procurer les capacités nécessaires à la gestion de crises et, ce faisant, nous permettre d’assurer pleinement notre responsabilité de membre permanent du Conseil de sécurité.
L’accent mis sur ce deuxième volet de notre politique de défense témoigne de la mutation qui a été amorcée, mais cette évolution ne doit pas être interprétée comme la substitution d’une stratégie de gestion des crises à une stratégie de dissuasion nucléaire et la décision de reprise des essais est là pour le prouver. Cette évolution doit au contraire être comprise comme la définition d’une stratégie plus globale, dont le fondement demeure la dissuasion nucléaire mais qui donne aux forces conventionnelles une plus grande autonomie pour prévenir, contenir et résoudre les crises. Par ailleurs, notre politique de défense ne se contente pas de répondre aux défis du nouvel environnement international, mais s’oriente résolument vers l’horizon européen.
Un effort de défense mesuré devrait nous permettre d’atteindre ces objectifs et de mettre ainsi à la disposition du gouvernement un système de forces adapté, capable de remplir des missions toujours plus complexes, tout en contribuant activement à la construction d’un pôle européen de défense, construction à laquelle la France reste très attachée. Cependant, la situation internationale est loin d’être figée et il ne faut surtout pas mettre fin à la réflexion entreprise sur l’évolution de notre dispositif de défense afin d’aborder l’avenir sans dogmatisme et en étant prêt à la plus grande souplesse pour nous adapter. Le Comité d’études de défense nationale peut nous y aider. ♦