Démographie et stratégie : le crépuscule de l'Occident
La démographie est une des composantes majeures de ce que l’on appelait autrefois l’arithmétique politique ; elle est aussi une statistique morale car elle permet de mesurer le degré d’intégration ou de désintégration d’une société. Elle est la biologie des nations ; elle mesure le potentiel de croissance ou de décroissance, d’expansion ou de récession des groupes humains, des civilisations ou des religions. Certains même comme Laurence Summers, économiste en chef de la Banque mondiale, vont jusqu’à avancer : demography is destiny ; je n’irai pas jusque-là, mais je voudrais illustrer à quel point l’histoire demeure façonnée par la dynamique des nombres. Certes, la puissance est influencée par bien d’autres paramètres, comme le progrès technique ou les idéologies, mais ces derniers facteurs sont plus malléables. Dans La revanche du Tiers-Monde (1987), nous avons montré l’incidence du basculement démographique sur la montée économique de l’Asie ; dans Le crépuscule de l’Occident (1995), nous soulignons le recul potentiel de l’héritage occidental et la poussée de la culture musulmane dans une optique proche de celle de Huntington.
Le décor mondial : le contraste Nord-Sud
Du XVIe siècle aux années 1930, le monde européen a connu une croissance démographique supérieure à celle de la planète ; entre la découverte des Nouveau Continent (1492) et 1930, sa part dans le peuplement du monde est passée de 1/6 à 1/3. La moitié vide de la planète s’est peu à peu remplie d’Européens ; entre 1700 et 1995, la population totale des Amérique, de l’Océanie et de la Sibérie est passée de 22 à 900 millions d’habitants ; le monde a été colonisé par quelques puissances maritimes d’Europe occidentale. Le XVIIIe siècle fut français : la France de Louis XIV comptait trois fois plus d’habitants que l’Angleterre ; quant à l’Allemagne, elle était divisée en une poussière de principautés. Le XIXe siècle fut anglais : non seulement la Révolution, les guerres de l’Empire et la chute précoce de la fécondité avaient affaibli le rival français, mais la révolution industrielle avait encouragé la prolifération démographique. La population anglaise fut multipliée par cinq, pour atteindre 30 millions en 1900, en dépit d’une émigration massive (plus de 8 millions de départs vers les nouveaux mondes).
Quant au XXe siècle, il fut, selon la prédiction de Tocqueville, celui des périphéries européennes, c’est-à-dire américano-russe. Là encore, l’évolution était inscrite dans la dynamique démographique : la population des États-Unis est passée de 1 million en 1750 à… 265 millions en 1995 ! Quant à celle de la Russie, elle a atteint les 100 millions dès 1900, alors qu’elle ne comptait que 20 millions deux siècles plus tôt ; à la fin de la période tsariste, la population russe avait le plus fort dynamisme naturel du monde. C’est sur cet élan que s’est appuyé l’expansionnisme, ou le double impérialisme américain et soviétique (russe). En 1750, la langue anglaise ne comptait qu’une dizaine de millions de locuteurs, aujourd’hui, son potentiel est évalué à 650 millions. L’acquisition de ce statut impérial est liée à l’extraordinaire fécondité des Britanniques, résidents ou colons, tout au long du XIXe siècle.
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