Allocution du directeur général de l’UNESCO, le 18 décembre 1995, à l’ouverture du colloque organisé par la Fondation pour les études de défense.
Construire la paix, éviter la guerre
Vous êtes ici dans la maison de la paix, au cœur même d’une Organisation internationale qui compte aujourd’hui 187 États membres et dont la mission essentielle consiste à dresser les défenses de la paix dans l’esprit des hommes, car c’est dans celui-ci que les guerres prennent naissance. Comme vous le savez, c’est en ces termes que commence le préambule de l’Acte constitutif de l’Unesco, document qui a été rédigé au moment où les fondateurs du système des Nations unies avaient encore devant les yeux et dans l’esprit toute l’horreur de la Seconde Guerre mondiale.
L’Unesco, qui vient de célébrer le cinquantième anniversaire de l’adoption de ce texte, s’attelle aujourd’hui de façon plus résolue que jamais à la construction de la paix. C’est là, en effet, que réside la clé de l’avenir. Construire la paix, éviter la guerre : voilà notre tâche commune, voilà la grande promesse que nous avons faite à nos enfants et aux enfants de nos enfants. « Nous, peuples des Nations unies, résolus à préserver les générations futures du fléau de la guerre » : ainsi commence la Charte. Préparer un avenir pacifique, construire la paix dans l’équité, n’est-ce pas un impératif plus pressant que jamais à une époque où la jeunesse, dans toutes les régions du monde, nous envoie jour après jour des signaux de détresse et nous montre combien elle a peur de l’avenir, combien elle est désorientée, atteinte au plus profond par l’absence de racines, la crise des valeurs et la déperdition du sens ?
Préparer l’avenir, c’est faire des choix sur la base de certains principes. Sans ces derniers, aucune vision prospective n’est fondée, aucun choix ne peut entraîner d’adhésion profonde de la paix, contre la guerre, la violence, l’intolérance, la xénophobie et tout ce qui peut porter atteinte à la dignité de l’homme. Si l’on veut qu’elle se prolonge au-delà des considérations étroites qui ont trop longtemps prévalu en ce qui concerne le maintien de la paix, sa construction requiert, comme l’indique l’Acte constitutif de l’Unesco, la solidarité intellectuelle et morale de l’humanité. C’est, j’en suis profondément convaincu, le défi majeur du XXIe siècle ; il s’impose à l’ensemble de la communauté internationale, mais aussi à chaque individu. La solidarité doit aller de pair avec notre diversité, qui est la richesse humaine.
L’Acte constitutif de l’Unesco est aussi le seul document fondateur du système des Nations unies qui fasse mention des valeurs de « l’idéal démocratique » — dignité, égalité, respect de la personne humaine — et des devoirs qu’implique, pour les nations, la promotion de la justice, de la liberté et de la paix. La justice, c’est d’abord le droit aux droits, à l’application de la loi qui, dans un régime démocratique, reflète la volonté du peuple. La justice, la liberté, l’égalité, la solidarité figurent au premier rang des buts de l’Unesco tels que les énumère l’article premier de l’Acte constitutif.
La chute du mur de Berlin a libéré d’immenses espaces de vie et de dignité, non seulement dans les pays directement concernés, mais dans toutes les sociétés. Parmi ces espaces libérés, naguère occupés par un État tout-puissant et omniprésent, j’insisterai plus particulièrement sur celui de la culture. Au sens où nous l’entendons, la culture de chacun est la somme de ses pensées, valeurs, traditions, espérances, mode de vie, habitudes. Cet ensemble de données d’expérience, de réflexions, de souvenirs, de souhaits, de sentiments se traduit concrètement par le comportement. Oui, l’expression même de la culture est le comportement quotidien, car celui-ci est la résultante de tous ces ingrédients essentiels à chaque vie. C’est dans cet espace, et seulement en lui, que peut se construire ce que nous appelons la « culture de la paix », là où chaque individu peut se dire et se sentir citoyen à part entière.
Dans l’idéal démocratique, est citoyen celui qui participe à la vie de la collectivité. Si je ne participe pas, je n’existe pas comme citoyen. Or, la participation exige la liberté, certes, mais aussi l’accès à la connaissance, au bien-être et à la reconnaissance de la différence dans le respect de la justice, de la loi, des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion. L’instabilité, l’insécurité, la menace de guerre doivent aujourd’hui être envisagées à l’aune du citoyen et dans le contexte des transitions que subissent les sociétés, et des gigantesques défis transnationaux auxquels est confronté l’État nation.
Nous sommes les témoins d’un nombre croissant de phénomènes transfrontières, d’évolutions régionales, de guerres civiles, de fusions transcontinentales, de dominations multinationales, de réseaux mondiaux, etc. ; notre réalité est de plus en plus complexe, et il ne servirait à rien de vouloir la simplifier : nous modifierons non pas la réalité, mais la perception que nous en avons. Nous disposons d’ailleurs des moyens conceptuels d’accepter la complexité et la globalité ; seules nous manquent souvent la confiance et la hardiesse. Toutefois, une telle compréhension de la réalité — je le répète — ne peut plus se limiter à l’analyse des conjonctures que nous présentent les médias, à la description de tendances macro-économiques qui recouvrent d’une logomachie artificielle la réalité vécue, quotidienne, souvent très dure. L’insécurité a un visage : celui de l’exclusion. Dans de nombreuses régions du monde, le cercle vicieux analphabétisme-pauvreté-surpopulation fonde l’insécurité radicale, celle de la faim, de la misère, du désespoir.
La compréhension de la paix et de la sécurité, pour qu’elle ait une quelconque utilité, doit reposer dès le départ sur les principes universels auxquels je me suis référé, car c’est ainsi, et ainsi seulement, que l’on pourra briser les anciens carcans dans lesquels on a enfermé trop longtemps les notions de paix et de sécurité, pour trouver des voies nouvelles, pour en assurer la durée. Une paix durable demande un développement durable. Si ce dernier n’existe pas à l’échelle de chaque personne, de chaque citoyen, il n’y aura pas de paix en vue. Si, quand nous parlons du « monde développé », nous oublions qu’il ne s’agit que de 20 % de la planète, nous sommes en train de tromper et de nous tromper. Un développement durable ne peut aboutir que dans un contexte démocratique. Il y a au sein du triangle paix-développement-démocratie, une relation synergique que nous devons avoir toujours présente à l’esprit, car c’est ainsi que nous pourrons progresser vers la sécurité. Vous avez noté que j’ai dit « développement » et non pas « croissance » ; en effet, cette notion de développement a lentement évolué pour s’affiner et désigner aujourd’hui un ensemble complexe qui rend sans doute beaucoup mieux compte que par le passé des imbrications et des interdépendances de la réalité.
Je conclurai par une évidence, maintenant largement reconnue : mieux la population est éduquée, plus la fécondité diminue. Cette évidence nous montre la voie à suivre pour lutter contre la surpopulation : l’éducation. Plus large que la somme de l’instruction et de l’information, l’éducation comprend la notion d’éveil de l’individu, de son sens des responsabilités, de sa curiosité, de sa créativité. Si la connaissance est fondamentale, l’essentiel réside néanmoins dans son assimilation, dans la capacité de l’individu de relier le savoir à des valeurs et à des comportements, dans la conscience de la pertinence pour aujourd’hui, mais aussi pour demain. Cela vaut aussi pour la tolérance, pour la non-violence et la paix dans cet « intangible » non qualifiable, essentiel à notre avenir commun, qui s’appelle la dignité de l’homme.
La transition est engagée, car beaucoup ont pris conscience que l’asymétrie, le déséquilibre, l’injustice à l’échelle mondiale risquent de devenir à très court terme une source de conflits fatals. Agir sur les causes mêmes des menaces, voilà la conduite pour préserver la paix, notre priorité à tous. ♦