Allocution du ministre de la Défense, le 19 décembre 1995, lors du colloque organisé par la Fondation pour les études de défense (FED).
L'indispensable évolution de la pensée stratégique
Dans la Rome antique, la tradition imposait de fermer, à la fin de chaque conflit, les portes de la guerre. Cette cérémonie, qui avait lieu sur le Forum, clôturait l’ère du dieu Mars. De la même façon, la disparition de l’URSS avait semblé fermer les portes de la guerre pour ouvrir une nouvelle ère de paix et de conciliation. La guerre du Golfe nous avait tous entretenus dans l’illusion d’un nouvel ordre international dans lequel la force armée des démocraties, mise à la disposition du droit international, interdirait la guerre.
C’est au petit sanctuaire de Janus que l’on procédait à la cérémonie de fermeture des portes. Janus, comme vous le savez, était ce dieu à deux faces, détenteur de la science du passé et de l’avenir. Sans vouloir me prendre pour Janus, où en sommes-nous aujourd’hui ? Que devrons-nous affronter demain ? Je ne peux pas faire œuvre de prophète. En prospective stratégique, il est plus facile de penser simple que de penser juste. Penser simple revient à donner une cohérence explicative à un nombre suffisant d’épisodes vécus pour transformer celle-ci en théorie valable pour tous les cas. Point n’est besoin de citer toutes les thèses définitives qui ont été écrites immédiatement après la disparition de l’URSS ; elles ont eu la durée de vie d’un best-seller ! Toutes ont procédé de la généralisation de certains faits. Aucune ne nous a permis d’anticiper la situation actuelle. À mon sens, la réflexion stratégique doit aujourd’hui concilier trois impératifs.
Le premier impératif, c’est d’éviter de prendre la tendance pour le futur. Ne soyons pas dupes des projections que nous savons faire ! Nos archives d’études prospectives sont pleines d’analyses sur « l’URSS en 2010 », ou le « Pacte de Varsovie en 2050 ». Nous pouvons désormais en voir les limites !
Le deuxième impératif, c’est d’apprendre à penser les ruptures. Autant nous savons imaginer la continuité, autant ce type de pensée nous demeure étranger. Il est extraordinaire de constater que jamais crise n’aura été davantage annoncée que l’éclatement de la Yougoslavie. Depuis plus de quinze ans, tous les experts prévoyaient la mort de la Fédération. Certes, ils pensaient plutôt à une explosion au Kosovo qu’à une sécession de la Slovénie ; mais cette erreur est bien mince face à la responsabilité des hommes politiques qui n’ont pas su empêcher l’éclatement du conflit et les effets les plus effroyables de la guerre civile.
Le troisième impératif, c’est d’anticiper. Focalisés sur le pacte de Varsovie, nous n’avons vu arriver ni la révolution iranienne, ni le phénomène du fondamentalisme islamique. Il nous faut par ailleurs apprendre à intégrer la contradiction dans la réflexion stratégique. Les moudjahidines afghans étaient des résistants héroïques contre l’armée rouge ; ils étaient et sont encore des chefs de bande sans respect pour leur propre population, prêts à se livrer une guerre brutale et sans fin. Les guérilleros de l’Unita, en Angola, ceux de la Renamo au Mozambique qui, depuis des années, luttent contre des régimes communistes, se révèlent à la longue bien différents de l’image de purs combattants de la liberté.
Dans un monde redevenu aussi instable qu’incertain, notre première tâche consiste à évaluer les nouveaux risques, à détecter les nouvelles menaces
La criminalisation de certains États du monde, sans aller jusqu’à la forme extrême du narco-État, pose de redoutables défis qui mélangent sécurité intérieure et extérieure. Le financement de certaines guérillas par le trafic de drogue, la reconversion des combattants dans la contrebande sont autant de sources d’instabilité dont nous ne pouvons encore évaluer la puissance.
Que dire, a fortiori, de la prolifération des armes de destruction massive et des savoir-faire en la matière ? Les attentats terroristes de la secte Aoum au Japon sont d’autant plus inquiétants qu’ils établissent une jonction entre la menace du fanatisme religieux et celle de la prolifération chimique.
Quelles seront donc les grandes caractéristiques de la guerre et de la paix au XXIe siècle ? Je ne lis pas dans le marc de café. Je me limiterai à quelques éléments de réflexion personnelle.
Si la guerre n’a jamais semblé aussi illégitime, certains pensent qu’elle n’a jamais eu un aussi « bel avenir ». Jamais dans l’opinion publique internationale l’illégitimité de la guerre n’a paru, psychologiquement et politiquement, aussi flagrante. Condamnée par la communauté des nations dans l’enceinte onusienne, exclue par les anciens ennemis qu’étaient Washington et Moscou, interdite par la puissance de feu nucléaire, la guerre devrait disparaître de la panoplie des relations internationales.
Notre siècle a déployé des efforts considérables pour canaliser la guerre, faute de la rendre impossible. Avec les Conventions de Genève sur le droit de la guerre, avec les différents traités interdisant certaines catégories d’armes non classiques (chimique ou nucléaire), et même avec le jugement des criminels de guerre (à Nuremberg hier, en ex-Yougoslavie ou au Rwanda aujourd’hui), les progrès sont réels mais demeurent insuffisants.
Force est de constater que des guerres couvrent la surface de la planète : civiles avec épuration ethnique comme hier encore en ex-Yougoslavie, dégradées en guérillas politiques qui ne veulent pas renoncer à la violence comme au Cambodge, en Sierra Leone ou au Liberia, claniques comme celles qui s’éternisent en Afghanistan, ou en Somalie… La liste est dramatiquement longue.
Il devient, malgré tout, de plus en plus difficile de distinguer nettement la frontière qui sépare dorénavant la guerre de la paix. En effet, certaines régions du monde, quasi privées d’État et livrées à leur dynamique propre, vivent dans un état hybride qui n’est ni tout à fait la guerre, ni tout à fait la paix. Peut-être faudra-t-il donc s’habituer à retrouver la guerre comme une modalité « banale » de la vie internationale.
Quels moyens avons-nous, face à ce désordre, pour renforcer la paix ?
L’architecture internationale, dont les grandes lignes avaient été dessinées dans l’immédiat après-guerre, a un besoin urgent d’adaptation. L’Onu n’a pas fondamentalement évolué depuis sa création. Longtemps paralysée par la rivalité des deux supergrands, l’Organisation des Nations unies risque l’apoplexie. La multiplicité des conflits oblige aujourd’hui l’Organisation à mener de front seize opérations de maintien de la paix, en déployant près de 60 000 hommes. Certaines de ces opérations reposent sur des résolutions remontant à 1949. Pourquoi ces crises ne trouvent-elles pas de solution ? Qu’on ne me fasse pas dire que l’Onu est obsolète ! Elle est en effet la seule institution légitime pour intervenir dans la prévention des crises. Les efforts déployés au Burundi, les opérations de rétablissement de la paix au Cambodge, au Mozambique, en Angola, sont remarquables.
Ainsi, priorité absolue, il nous faut réformer l’Onu, cet organisme dont nous souhaitons tous une meilleure efficacité. Celui-ci doit se recentrer sur ses activités fondamentales plutôt que se développer par l’agrégation de multiplicités d’agences de plus en plus spécialisées, et de commissions parfois complètement décalées par rapport à la réalité. Il existerait toujours, me dit-on, une commission de lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud.
Toutefois, pour changer l’Onu, il faut avant tout une transformation dans l’attitude des États membres à son égard. Qu’est-ce que l’Organisation des Nations unies, sinon l’expression de la volonté ou de l’impéritie des États ? La France, quant à elle, a largement contribué à renforcer la capacité militaire de l’Onu, par la présence d’officiers auprès du secrétaire général, mais aussi par les contributions en troupes puisqu’elle participe à dix opérations de maintien de la paix, avec près de 7 700 hommes. Il faut aussi régler la crise financière de l’Onu, et cela demande un effort de la part des États membres, en particulier du plus puissant d’entre eux.
Un autre acteur du maintien de la paix, pour nous Européens, c’est l’Otan. Vous connaissez les efforts déployés par la France pour adapter l’Organisation à ses nouvelles missions. Contrairement à ce qui a été un peu vite dit, la France n’a pas l’intention de réintégrer l’Otan. Il s’agit simplement, par des gestes concrets autorisés par le nouveau contexte politique, de réaliser les objectifs fixés par le sommet de l’Alliance de janvier 1994 : poursuivre de l’intérieur l’adaptation de celle-ci, qui nous semble insuffisante tant dans ses structures que dans ses procédures ; faciliter le développement d’une identité européenne au sein de l’Alliance, mais aussi à l’extérieur ; mettre en œuvre un réel contrôle politique de l’organisation militaire. La France pèse de toute sa spécificité dans la constitution du pilier européen de sécurité, dans ses différentes composantes : Otan, UEO, Pesc… Je ne m’y attarderai pas.
Enfin, dernier pilier de la paix pour la France, notre défense nationale. Je me contenterai d’évoquer deux pistes : d’abord, l’arme nucléaire restera la clef de voûte de notre système, dans la mesure où elle constitue la seule arme qui interdise la guerre contre notre territoire et nos intérêts vitaux. Les réactions suscitées par notre campagne d’essais sont largement surmédiatisées et retomberont dès la fin de notre campagne de tirs. L’engagement de la France de signer le CTBT dans les conditions annoncées par le président de la République garantit largement l’avenir.
En même temps, il faut constater que dans le paysage que je viens de décrire, les forces classiques retrouvent de nouvelles fonctions. D’une manière générale, les concepts d’hier doivent être repensés. Nous avons besoin d’une remise à plat. C’est déjà le cas dans les travaux du comité stratégique qui a mission de proposer au gouvernement les grands choix à venir. Il faudra poursuivre. C’est à une révolution de la pensée stratégique que nous sommes confrontés. La France y fait et y fera face avec résolution. ♦