Parmi les livres - L'amour et l'Occident
Samuel Huntington, professeur à Harvard, a publié dans Foreign Affairs, à l’été de 1993, un article qui a fait grand bruit : « Le choc des civilisations ». Lors d’un colloque organisé par la Fondation pour les études de défense, auquel notre revue a consacré sa livraison d’avril dernier, le professeur a repris une thèse que beaucoup avaient jugée provocante. C’est entre civilisations que Huntington voit les affrontements futurs, la plus menaçante étant islamique. Sans doute l’évocation de guerres culturelles est-elle excessive. Reste que la question du sens de la vie humaine intéresse nombre de politologues, qui la tiennent pour essentielle dans la définition et le devenir des grandes collectivités. C’est ce que suggère, dans le même numéro de Défense Nationale, Zaki Laïdi parlant des « Enjeux de sens et de puissance ». Si donc c’est sur le critère du sens que se mesureront, au début du prochain millénaire, les civilisations, la nôtre, occidentale, n’est pas trop bien partie. À moins que, suivant Pierre Hassner et réduisant nos valeurs aux Lumières allumées au XVIIIe siècle, nous ne voyions dans le choc annoncé qu’un combat solitaire assuré du succès : celui de la civilisation des Lumières, grignotant peu à peu la résistance des cultures traditionnelles. Peut-être est-ce la conclusion implicite de Samuel Huntington, puisqu’il borne son analyse au premier quart du XXIe siècle, après quoi le triomphe universel des Lumières assurerait une fin de l’histoire à la Fukuyama. En attendant cette issue peu exaltante, le combat continue, Lumières contre traditions, et à l’intérieur même de notre civilisation occidentale.
C’est à ce combat que le philosophe Luc Ferry consacre son dernier livre, et c’est ce combat qu’il refuse. Entre Lumières et religion, il esquisse une troisième voie, qu’annonce le titre de l’ouvrage, L’homme-Dieu ou le sens de la vie (1). La démarche de Luc Ferry peut se résumer en un postulat, un regret et un espoir. Postulat : Dieu n’existe pas. Regret : Dieu nous manque. Espoir : l’homme-Dieu.
Le postulat posé, nous voilà tout désorientés. L’homme occidental a cassé la boussole, il s’étonne d’être perdu. Luc Ferry insiste : la boussole était une jolie invention, mais trompeuse. Exit Dieu, avec lui toutes les religions. Comme on ne peut en rester là, il faut chercher ailleurs, ce que font les modernes depuis plus de 200 ans. Ils n’ont rien trouvé de satisfaisant et l’auteur n’a aucun mal à mettre à bas leurs constructions branlantes. La transcendance idéologique, de type marxiste, a fait la preuve de sa nocivité. La philosophie, qui devrait être amour de la sagesse, est désormais « réduite à une méditation sur les autres branches du savoir ou, plus simplement encore, à l’enseignement de sa propre histoire ». Le bouddhisme, venu à la mode chez nous, est négation de sens. Enfin, dans le droit fil des Lumières et la voie tracée par Nietzsche, Durckheim, Freud et Marx, les sciences humaines professent un déterminisme qui se ruine lui-même, car on ne voit pas pourquoi le déterministe ne serait pas, lui aussi, « déterminé ».
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