Le paradoxe du rendez-vous citoyen
(et observations de Jean Riolacci)
En adoptant récemment la réforme du service national, et en appelant tous les jeunes de notre pays à participer à un rendez-vous citoyen, nous avons placé la citoyenneté au cœur des questions de défense nationale.
Bien entendu, c’est le contraire qui eût été incompréhensible. Après les débats au Parlement, les réserves que j’ai moi-même exprimées avec un certain nombre de mes collègues, je continue de me demander si ce rendez-vous mérite effectivement l’adjectif de citoyen que nous lui avons donné. J’en donnerai quelques raisons, en parlant peu des questions qui touchent directement à la défense, mais beaucoup de tout ce qui concerne son fondement : le service, dont le nom a été abandonné.
La première raison de mes interrogations tient au fondement de la citoyenneté elle-même. Même si, dans notre corpus législatif, celle-ci est l’effet du droit, il faut cependant admettre que ce dernier ne saurait être reconnu comme son seul, ni même son premier fondement.
Être citoyen, au sens le plus ancien et le plus classique du terme, c’est tenir ensemble les deux types d’exigence auxquels toute femme et tout homme est confronté. La première est l’exigence du respect d’autrui, personne, sujet de droit, qui interdit un certain nombre d’actes (tous les actes violents, par exemple) et oblige à d’autres types d’actes (par exemple dans le domaine de la solidarité). Ces obligations et ces interdictions valent, quand bien même le droit ne les aurait pas formulées.
La seconde est l’exigence du respect de la communauté, en tant qu’elle est fondée à créer des obligations, et donc à demander des contributions de natures très différentes : financières (c’est l’impôt), ou « physiques » (le temps passé à aider la vie du corps social), et qui peuvent aller jusqu’à la vie elle-même (c’est la guerre), par exemple.
C’est dans ce double mouvement que naît ce qui, selon moi, est l’expression la plus parfaite de la citoyenneté : on rend à la communauté ce qui lui est dû en tant que telle, tout en respectant le droit imprescriptible des personnes particulières, respect sans lequel la contribution à la vie sociale est un mensonge. C’est alors la nature sociale de l’homme elle-même qui fonde la citoyenneté et ses exigences, et il faut se féliciter de ce que le droit en reprenne les termes.
Ensuite, la citoyenneté ainsi entendue possède un caractère universel indubitable. Qui pourrait se voir dispensé, par la règle de droit elle-même, de contribuer aux sacrifices demandés à tous pour le bien de tous, et à mesure de ses talents et de son patrimoine ? Personne, bien entendu ; et même si je n’ignore pas les difficultés que pose cette remarque.
Examinons quelques instants le principe de la dispense du service national, montrée du doigt au moment des débats sur le rendez-vous citoyen. Quelle peut en être la justification ?
La dispense du service national pourrait être pleinement motivée dès lors que, par cette mesure, on permet à celui qui en est l’objet de mieux accomplir les obligations par lesquelles il est lié. Ainsi en va-t-il des soutiens de famille, par exemple, dont la présence auprès de parents nécessiteux permet d’améliorer la cohésion de l’ensemble du corps social. De la même manière, les formes de service national « ancienne mouture » comme le VSNE ou la coopération, relevaient-elles du droit de l’État à utiliser au mieux les talents des citoyens.
Je ne partage pas, vous l’aurez compris, l’analyse de ceux qui ont prétendu que ces situations relevaient de la rupture du principe d’égalité. En effet, jamais notre droit ne consacre l’égalité des situations particulières, mais celle dans le respect de la dignité. Jamais notre droit n’a pris le risque que les talents soient uniformisés (ce serait là le signe d’un égalitarisme qui a connu des formes condamnables). C’est au contraire dans la diversité de ces talents et des situations, mais dans le même respect des obligations (sauf exception), que la citoyenneté trouve sa justification et son achèvement.
C’est la raison pour laquelle les Anciens (au premier rang desquels Aristote) avaient fait de la citoyenneté non pas un droit, mais une vertu, dont la pratique devait, pour certains aspects, être garantie par le droit. De même Montesquieu, de même encore les révolutionnaires de 1789, pour lesquels l’appellation « citoyen » disait la forme la plus parfaite de la participation à la vie du corps social.
En réalité, le corollaire de la citoyenneté est l’exigence : l’universalité ne suffit pas. On ne fait pas des citoyens en dictant la même obligation à tous, garçons et filles. On ne peut que la favoriser, en appelant au dépassement de soi.
Je l’ai signalé plus haut, la citoyenneté est une vertu, peut-être la forme la plus haute, et la plus exigeante de la vertu de justice, et de son corollaire, le service. Servir ? C’est par ce terme que le ministre Charles Millon avait commencé de présenter le projet de loi sur le rendez-vous citoyen à l’Assemblée nationale. Dès lors, les seules interrogations qui doivent valoir sont les suivantes : dans quelle mesure les dispositions prévues dans la réforme permettent-elles aux jeunes (garçons et filles) de trouver des occasions de servir ? Qu’est-ce qui, dans ce projet, favorise la gratuité, en l’absence de laquelle tout service devient presque suspect ? Qu’est-ce qui peut, dans le système de volontariat que nous proposons aux jeunes, permettre précisément la construction et l’enrichissement de leur volonté ?
Il est vrai que, dans l’état actuel des textes, le rendez-vous citoyen favorisera une meilleure instruction des jeunes. Il est encore vrai que la participation des jeunes filles est conforme au principe d’égalité de tous devant la loi et les obligations nationales. Cependant, quand nos jeunes seront mieux au fait des textes et des institutions, quand ils auront eu l’impression d’avoir tous été traités de la même manière, seront-ils meilleurs citoyens pour autant ? Auront-ils expérimenté la nécessité d’être solidaires ainsi que les profits que l’on retire des petits sacrifices quotidiens accomplis et acceptés ensemble pour le mieux-être de tous ? Ce n’est pas sûr, et c’est à cela que nous devons réfléchir.
La plus grande vertu du service national conscrit est celle-ci : l’apprentissage quotidien et permanent de la nécessité de se « serrer les coudes ». Que les évolutions récentes du service national ne le permissent plus, je le sais. C’est pourquoi sa réforme était indispensable et urgente. Dans cet apprentissage permis par le rôle pédagogique de l’encadrement militaire, par les structures, par les missions confiées aux appelés, se trouve le plus bel élément de la citoyenneté, c’est-à-dire l’esprit de défense.
Ce que je crains, c’est qu’en ne proposant plus aux jeunes qu’une version « intellectuelle » de la défense nationale, sans leur permettre de la mettre en pratique autrement qu’en se portant volontaires pour la servir, nous fassions disparaître petit à petit cet aspect de la vie de notre nation. Ainsi, en adoptant un projet de loi incontestablement animé de bons sentiments, fondé sur une nécessité impérieuse de réformer un système qui ne répondait plus à ses objectifs, nous prenons le risque de ne plus permettre à notre pays d’avoir une idée de sa défense, sans être capable d’en prendre les moyens.
Alors, on dira que, précisément, le volontariat est fait pour renforcer l’esprit de défense et permettre son expression pour ceux qui souhaitent y consacrer du temps. Justement : en instaurant deux catégories de citoyens, c’est-à-dire ceux qui participent activement à la défense de la nation, et les autres, ne brisons-nous pas ce que nous souhaitions renforcer, la citoyenneté elle-même ?
Je crains que ce risque ne soit réel. Il est effectivement peu probable que notre pays soit confronté à des conflits, encore que personne ne puisse l’affirmer sans présomption. Toujours est-il qu’un pays perd toujours à affaiblir son esprit de conquête et de résistance : c’est le même esprit ; et il vaut pour tous les actes de la vie, que l’on soit en guerre ou pas. Je souhaite qu’au moment d’adopter définitivement ces réformes, on s’en souvienne.
Christine BOUTIN
Député des Yvelines
Observations de M. Jean Riolacci
Je vous fais part de l’appréhension que j’éprouve à voir trop dominer les grands principes et les grandes idées. Très normalement, ce matin, nous avons été emportés par la stratégie, cet après-midi nous allons connaître la stratosphère grâce aux grandes alliances et à la géopolitique. Je crains que dans cet ensemble noble et intellectuellement revigorant ne disparaisse une notion que je crois essentielle, celle de l’apport considérable qu’un concept de défense moderne peut fournir à la vie quotidienne. Je ne dis pas à la société civile, car ce vocable me paraît de plus en plus suspect dans la mesure où il recouvre souvent l’irresponsabilité collective ; alors disons à la société tout court.
Malgré toute la sympathie que nous éprouvons pour le rendez-vous citoyen, cette charmante innovation de notre droit et de notre vocabulaire, nous ne pensons pas que la formule soit suffisante pour incarner cet apport. Sans vouloir trop m’étendre sur la vive actualité, je voudrais seulement noter combien notre concept de base — M. Mallet aurait pu au premier rang des acquis de la continuité parler de notre concept global de défense — a été remarquablement éludé. Le débat national en cours a pu se développer aussi bien devant le Parlement que dans d’autres organismes sans qu’à aucun moment ne soit posée la question de fond sur la défense globale et permanente, charte officielle de notre système. J’en déduis que le concept est maintenu ; et parce qu’il est maintenu, même si je ne me fais pas trop d’illusions sur le concours général dont il bénéficie, il convient au moins d’en tirer la substance, et dans deux directions.
Primo, la défense n’est pas simplement militaire. C’est un point fondamental, même si on confie aux armées la charge du rendez-vous citoyen. Cette défense « globale et permanente », intégrant non seulement les aspects classiques de la défense civile ou économique, mais certains de la défense psychologique moderne, ce concept patiné par le droit, la jurisprudence et la pratique, peut apporter à la société de substantielles contributions. Je les évoque : la lutte contre le terrorisme, d’une brûlante actualité, la protection des populations, chapitre fondamental en adaptation permanente aux risques modernes, la sauvegarde de l’appareil d’État en période de crise, la protection des entreprises contre certaines agressions comme l’espionnage économique ou les intrusions informatiques. Bref, la diversité des menaces, vécues au quotidien, ne peut être traitée qu’à partir d’une vue doctrinale cohérente et de haut niveau. Il en est ainsi, par exemple, pour revenir aux exigences actuelles, face à l’immense problème que constitue la mise en place d’une armée professionnelle à partir de l’apport en volontaires quantitativement suffisant, mais aussi qualitativement. Donc, c’est une mobilisation profonde de l’ensemble de la société française qu’implique un problème comme celui-là. Idem pour la rénovation de notre réserve, dans la mesure où elle postule un véritable courant continu armée-société. Même les services civils, dans le domaine de la solidarité ou de la sécurité, ne prendront vraiment racine dans ce pays qu’en s’appuyant sur un concept collectif délibéré.
Deuxième point, tout aussi important : une des données de base de notre concept de défense, la coopération civilo-militaire, ne peut exister que si elle s’appuie sur une doctrine vivante et entretenue. On ne peut se contenter ici de dire que c’est la gendarmerie qui va assurer, seule, ou en liaison avec la police nationale, les formes modernes de la défense du territoire, face aux dangers terroristes et autres menaces de déstabilisation. Là encore, il y a nécessité d’une volonté collective de la société, c’est-à-dire d’une volonté politique.
La réforme professionnelle de l’armée peut être envisagée dans le cadre qui a été tracé à condition que l’accompagnement de cette énorme révolution culturelle incombe à la société tout entière, donc au Premier ministre en particulier, car notre tradition juridique est formelle : seul le chef de l’exécutif a la vocation et le pouvoir de mobiliser l’ensemble des administrations civiles de l’État. Autrement dit, je souhaite que les autorités politiques du pays, et le Premier ministre au premier rang, aient véritablement en main — et je ne pense pas seulement aux aspects financiers — les ressorts administratifs, juridiques, intellectuels et psychologiques qui leur permettent de faire comprendre à la société française que nous sommes engagés dans une grande aventure. Pour l’instant, j’ai la faiblesse de croire, hélas ! que ce sentiment n’existe pas.
Jean RIOLACCI
Préfet, conseiller d’État