Débats et conclusion
• Lorsque l’Angleterre a donné son indépendance à l’Inde, ayant pris en compte l’incompatibilité entre deux populations, elle les a séparées le plus pacifiquement possible. À l’inverse dans l’accord de Dayton on a décidé qu’il fallait maintenir le mélange des diverses populations, notamment en appelant les réfugiés à venir voter là où ils se trouvaient antérieurement, donc à y revenir et on ne peut pas dire que ce soit un succès. Alors pourquoi a-t-on adopté cette solution contraire au plan Vance-Owen ?
Il s’agit d’une solution éminemment politique. Si elle a été retenue, c’est essentiellement parce que l’opinion publique américaine forgée par CNN ne pouvait pas en accepter une autre. De plus, il semble qu’on ait pensé que les problèmes de la Bosnie constitueraient une sorte d’exemple pour ce qui risquerait de se produire ensuite ailleurs dans cette zone des Balkans, de sorte qu’on a absolument tenu à ce que les frontières internationales de la Bosnie-Herzégovine soient respectées comme si la Bosnie avait été un État solide auparavant. Par contre, la « cantonisation » du plan Vance-Owen, qui est en train de se faire, était probablement l’option la moins irréaliste.
• La Macédoine par rapport à ses voisins du Nord a été fort bien située, mais on a été plus discret en ce qui concerne la Grèce dont la province qui a pour capitale Salonique porte le même nom.
Il était inutile d’insister sur la position grecque car il s’agit d’une attitude de principe, mais c’est aussi un problème relativement circonscrit. La Grèce a considéré comme tout à fait désastreuse la dislocation de la Yougoslavie, mais elle ne songe pas à remettre en cause l’existence de la Macédoine car cela se traduirait inévitablement par l’extension de l’Albanie aux régions albanaises de la Macédoine.
• Faire commencer la crise au 17 mai 1991 est quelque peu factice, car elle a débuté en janvier 1990, lors du dernier congrès de la Fédération et lorsque par la suite la présidence tournante a été bloquée par les Serbes. À ce moment-là il n’y avait plus de pouvoir fédéral et c’est pourquoi l’armée fédérale a agi en Slovénie sur un mandat qui est constitutionnellement contestable. C’est important, car c’est à partir de ce moment que prend date l’autodissolution de la Fédération.
En ce qui concerne Milan Kucan, président de Slovénie, je crois qu’il avait raison en disant que s’il n’y avait pas eu envoi de forces fédérales, il aurait accepté, comme Tudjman d’ailleurs, de négocier une confédération. Ce n’est donc pas eux qui ont occasionné l’éclatement de la Yougoslavie.
On ne comprend pourquoi il y a eu pareille difficulté d’entente entre les Croates et les Serbes si on oublie qu’en 1971 a eu lieu le printemps de Zagreb avec un vent de liberté qui a essayé de modifier le système de l’intérieur, ce à quoi Tito s’est opposé après avoir demandé l’autorisation des Américains. Il a, du reste, opéré de même ensuite en Serbie. Il y avait donc une évolution possible à l’intérieur de la Yougoslavie dès 1971 : elle fut brutalement interrompue par les communistes.
À propos des frontières il faut noter que celles de la Croatie sont parmi les plus anciennes d’Europe. Elles correspondent à l’Empire ottoman, et même, sur le Danube, elles datent de 1704.
En ce qui concerne le déplacement et le retour des populations, il faut retenir que ce sont des populations agraires, et dès lors être prudent et ne pas affirmer qu’on ne pourra plus les faire revenir. De ce fait, le problème du retour des réfugiés se posera sur une longue période et on doit espérer qu’il y aura une police internationale le plus longtemps possible.
• On oublie souvent cette précision juridique : la Constitution yougoslave de 1974, dans son préambule, prévoit le droit à la sécession de chaque nation ou république. Or, cette Constitution, la plus longue qui ait jamais vu le jour sur notre planète, n’a aucun article traitant de cette question. Cela s’ajoute à l’extrême complexité du problème yougoslave. Faute de pouvoir maîtriser les données essentielles, ce sont les émotions qui l’emportent, pénétrant même assez haut dans la hiérarchie, et certaines décisions politiques qui ont été prises l’ont été en toute méconnaissance de cause, notamment la décision de reconnaître la république de Bosnie.
On a beaucoup dit qu’au printemps 1991 Tudjman et Milosevic s’étaient rencontrés pour se mettre d’accord sur un partage de la Yougoslavie. Cette entrevue s’est-elle réellement passée ? Le général de Lapresle a insisté sur la nécessité d’instaurer un ordre balkanique de manière à trouver un cadre pour insérer le problème de la Bosnie. Comment envisager cet ordre ?
Il s’agit là d’un souhait quelque peu utopique aujourd’hui car un tel cadre ne pourra se constituer que par une situation économique multipliant les interdépendances entre les différentes communautés. Cela suppose que l’aide internationale soit répartie de façon à amorcer les échanges, or on butera sur le problème de la conditionnalité et des embargos. Ceux qui atteignent la république fédérale de Yougoslavie et la République serbe, entité serbe de la Bosnie, ont des conséquences belligènes. Il faut donc créer chez les Serbes de Bosnie et de Serbie un intérêt économique et financier à se lancer dans l’aventure de la reconstruction et d’une vie en commun.
• On a attribué l’échec du plan Vance-Owen au fait que Izetbegovic avait changé d’avis, mais le Parlement de Pale n’avait-il pas rejeté ce plan ?
Il est vrai que les Serbes de Pale, après cet accord qu’ils avaient signé, ont été amenés à rejeter successivement ce compromis et encore d’autres après qu’ils eurent été persuadés que les Américains offriraient aux musulmans une sorte de couverture pour se montrer de plus en plus intraitables sur les conditions d’un éventuel plan de paix.
• On dit : pourquoi voulez-vous réconcilier des gens qui n’en ont pas envie ? C’est là le fond des choses. En effet, la non-application de Dayton n’est scandaleuse que dans l’hypothèse de la réintégration et de la réconciliation. Si ce n’est pas cet objectif qu’on cherche à atteindre, mieux vaudrait que les réfugiés ne retournent pas chez eux, et l’arrestation des criminels de guerre prend alors un peu moins d’importance, sinon sur le plan moral, du moins dans la pratique. Là est le problème actuellement, même si on ne partage pas ce point de vue. Finalement, ce qu’on nomme la Realpolitik en ce domaine est un aveuglement absolu, elle nous conduirait à enraciner un irrédentisme croisé, voire au déclenchement d’une nouvelle guerre.
Ces problèmes fort difficiles se trouvent localisés dans une zone très particulière de l’Europe ; mais on a le sentiment que l’avenir d’une intégration dans l’Europe n’est pas perçu. Or la Slovénie exige d’être intégrée à l’Union européenne, mais l’impression domine que pour la Bosnie, la Croatie, etc. la question ne se pose pas, du moins au sein des populations. Dès lors comment soutenir l’évolution dans ce sens ?
À Dayton, on a voulu régler le problème des territoires sans souci des populations, d’où la nécessité d’un accompagnement long par la communauté internationale de ce plan de paix.
Dans l’exposé de telles situations, il convient de maintenir l’équilibre entre les divers facteurs. Or, n’a-t-on pas négligé les différences existant entre les nations de la région en estompant la volonté d’hégémonie des Serbes qui est cause de la dissolution de l’ex-Yougoslavie ? Il ne s’agit pas du droit de sécession, mais d’une entreprise de dissolution de la Fédération.
Conclusion
Les différentes interventions témoignent combien le problème reste complexe. Il est donc fort difficile d’apporter une conclusion satisfaisante. Prenons donc en compte deux aspects de la question : l’un concerne la politique des États-Unis, l’autre le comportement des acteurs sur place.
On s’est interrogé à plusieurs reprises sur les raisons de la politique américaine ; des facteurs nombreux ont joué à cet égard. Il ne fait pas de doute que l’influence de la diplomatie allemande a été importante pour la détermination des choix américains et, à ce propos, vient de paraître en Allemagne un ouvrage intitulé Les tambours de la guerre qui est fort détaillé quant aux motivations de la politique allemande et à ses influences au dehors, y compris dans son aide à la Croatie. On pourrait citer comme autre source l’ouvrage de l’ancien ambassadeur américain au Vatican qui parle de la politique vaticane, favorable à la reconnaissance aussi précoce que possible des indépendances de la Slovénie et de la Croatie.
On pourrait insister sur le fait que les États-Unis ont opté pour une politique de soutien très systématique et fort prolongée à la communauté musulmane de Bosnie-Herzégovine pour de multiples raisons, mais pour une fois, ils se trouvaient dans le camp des protecteurs d’une composante du monde musulman. Ce fut pour la politique américaine un élément important au moment même où, dans d’autres théâtres, en particulier au Proche-Orient, elle se trouve régulièrement en opposition avec plusieurs États musulmans. L’ancien secrétaire d’État Kissinger, dans un article publié par le Washington Post, les 21-22 septembre dernier, a critiqué très durement cette politique américaine avec sa prétention à imposer la constitution d’un État, la Bosnie-Herzégovine, dont une majorité de la population, c’est-à-dire à la fois les communautés serbe et croate, ne veut pas.
S’agissant des acteurs sur place, il convient de souligner l’importance du dernier congrès de la Ligue des communistes, dont j’ai dit qu’il avait été l’occasion du geste décisif de Milan Kucan, rompant avec la Fédération yougoslave et qui déclencha tout ce qui a suivi.
Fort complexes sont les données qui ont été avancées par plusieurs intervenants. Je ne voulais pas me référer à un passé trop lointain, mais on m’y invite. Par exemple, au sujet du développement de l’idée yougoslave dans les milieux croates au XIXe siècle, ou encore le rôle du leader croate Trombic dans le comité yougoslave en 1917 qui, par son accord avec le gouvernement serbe, annonçait la création de la Yougoslavie. Qui ne se souvient que pour une très large part la résistance serbe, celle dirigée par Michailovic, n’était pas prise en compte par le régime titiste ?
On pourrait multiplier les controverses : on a fait allusion à la Constitution de 1974, mélange de fédération et de confédération et qui prévoyait en effet le droit à la sécession. Son article 8 précisait que celle-ci ne pouvait se produire qu’avec l’accord des autres républiques dès lors qu’il s’agissait de modifier les frontières internationales : une disposition qui s’appliquait à tous sauf à la Bosnie-Herzégovine. C’est un cas typique de la complexité des problèmes et des institutions dans le cas de la Yougoslavie.
Je crois qu’on a eu raison d’avancer que l’idéal auquel il faut viser est la coexistence des populations. Je crois aussi qu’on a eu raison de dire que ce n’est pas en leur imposant par la force un cadre dont elles ne veulent pas qu’on pourra atteindre cet objectif. C’est par une action en faveur de l’ensemble des populations, de toutes sans exception, que l’on peut susciter la réconciliation que nous souhaitons. ♦