Conclusion
Ce que j’ai entendu, ce qu’on évoque toujours et ce qui va de soi à propos de l’Afrique, c’est, d’une certaine façon, le catalogue des raisons pour la France d’avoir une politique africaine, en observant ce qu’est l’Afrique aujourd’hui et en se donnant des objectifs de solidarité, de prise de risques, aussi de tradition et de destin partagé. C’est essentiel. J’ai entendu aussi les préoccupations de certains quant aux stratégies des autres : on a évoqué les Japonais, l’Asie, les Américains et le monde islamique... C’est une manière de dire que la France doit également développer une stratégie africaine pour ces raisons-là. C’est une manière réactive de le dire.
Cette appréciation comporte des aspects déterminants ; mais, c’est en fait une vision « en creux » de ce que doit être la stratégie de la France envers l’Afrique. Si notre pays aujourd’hui doit avoir une stratégie africaine, c’est bien aussi parce que l’Afrique est un partenaire essentiel dans la stratégie mondiale de la France elle-même.
Prenons l’exemple de la mondialisation. On émet des commentaires curieux à son sujet. Ce n’est pas quelque chose qu’il faut rejeter, ce n’est pas une évolution bonne ou mauvaise : c’est un fait. La France doit se donner en permanence les moyens de réussir sa mondialisation, de la maîtriser. Elle ne le fera pas si elle ne mobilise pas toutes ses ressources pour être présente sur les marchés extérieurs ; être présente en capacités de projection, d’investissement ; être présente culturellement dans le partage de ses valeurs ; pour finalement affiner son image. Ainsi a-t-elle une stratégie globale « d’entrée », et de maîtrise de la mondialisation. De ce point de vue là, un volet africain de cette stratégie s’impose. En fonction de nos intérêts communs, nous avons besoin de pratiquer avec les Africains une stratégie commune, car eux aussi doivent accéder à la mondialisation et pouvoir la maîtriser.
Deux observations m’ont frappé. D’une part on a évoqué l’Asie, qui paraissait jusqu’à une époque récente offrir un modèle. Or la crise asiatique est plus qu’une crise financière ; elle témoigne de la fragilité des démarches visant à participer à la mondialisation. Il y a eu crise du modèle asiatique, alors même que le Japon s’intéressait à l’Afrique comme terrain d’exportation de celui-ci.
On a parlé d’autre part de l’aide publique au développement. C’est fort important et il n’y a pas de désengagement de la France envers l’Afrique. Toutefois, l’aide publique n’est pas l’alpha et l’oméga de la participation de notre pays à la stratégie africaine d’accès à la mondialisation. On peut même craindre que beaucoup d’aide soit une sorte d’anesthésiant à terme. Aujourd’hui l’aide au développement représente à peu près 0,7 % du PIB de l’ensemble des pays en développement. Pour la Chine, c’est 0,9 % et s’il n’y avait plus d’aide publique cela ne lui poserait guère de problème de survie. En Afrique subsaharienne, l’aide se situe, selon les pays, entre 11 et 14 % du PIB ; c’est dire que sans elle l’Afrique survivrait difficilement ; c’est dire aussi, d’une certaine façon, qu’il y a un phénomène d’accoutumance à l’aide publique. Il nous appartient, non seulement de maintenir notre effort, mais de faire en sorte que, peu à peu, l’Afrique puisse se passer de cette aide. À cet effet, il faut que nos concours, nos appuis, nos soutiens se diversifient, faute de quoi s’organiserait sur le continent une sorte de « réserve » internationale où les peuples seraient un peu mieux nourris, un peu mieux instruits, un peu plus démocratiquement gouvernés, mais resteraient à l’écart du monde. Cette solution est inacceptable pour l’Afrique. Elle l’est pour la France, pour toutes les raisons évoquées jusqu’ici, mais aussi parce que ce continent est un enjeu dans sa propre maîtrise de la mondialisation.
Voilà donc ce qui inspire notre politique de coopération. Au-delà des aspects quantitatifs, il y a des évolutions dans notre appréciation de l’Afrique. Peut-être cela est-il interprété, ici ou là, comme un « désengagement ». Ce n’est nullement le cas quant à nos préoccupations. Cela ne l’est pas non plus par rapport aux actions antérieures. Ce message est important à faire passer : il fonde notre diplomatie actuelle. Aujourd’hui, par exemple, il est essentiel que nous aidions chaque fois qu’il le faut les pays africains à progresser encore plus dans la voie de la démocratie, de l’État de droit, du respect de la citoyenneté, car c’est ainsi aussi que se développent les peuples.
Il existe des raisons éthiques, mais il y a aussi des principes d’efficacité démocratique à mettre en évidence. Notre coopération se donne pour but d’appuyer l’initiative des pays africains pour se doter des marchés et des moyens financiers qui leur permettront d’accéder à la mondialisation. Cela ne découle pas seulement de l’aide publique ainsi que nous l’entendons, mais aussi de la naissance et du renforcement des secteurs financiers, bancaires.
La mondialisation signifie que nous vivons aujourd’hui, universellement, en économie de marché. Il convient donc de la maîtriser un peu mieux, de la réguler ensemble, Nord et Sud, Afrique et Europe, car la mondialisation revêt également, de façon plus insidieuse, la forme d’une restructuration du monde. Ne voit-on pas le continent américain s’organiser en zone de libre-échange Nord-Sud, et le monde du Pacifique faire de même ? Si nous n’y prenons garde, nous, l’Afrique et l’Europe, passerons à côté de cette restructuration, à moins d’être capables d’inventer des stratégies communes. C’est un intérêt partagé. Lorsque le président Clinton se rend en Afrique, c’est bien avec l’intention de promouvoir un nouvel équilibre Nord-Sud. La réponse adaptée est de réinventer, d’accentuer cette idée d’un lien fort entre l’Europe et l’Afrique. Nous en avons l’occasion, puisque jusqu’à présent celui existant entre la Communauté européenne et les ACP n’était qu’une relation économique et financière. Or, désormais, l’Union européenne est politique ; l’Europe a la possibilité, si elle le souhaite, de mettre en œuvre une politique de coopération qui serait en consonance avec nos stratégies. Demain, il va falloir inventer la suite des accords de Lomé. Ce ne sera plus une convention comme les précédentes, ce sera un nouvel instrument pour un accord Nord-Sud, un moyen de décloisonnement, de nature plus politique.
Il y a aussi une mauvaise mondialisation, négative. Elle est à l’œuvre, qu’il s’agisse de la drogue, de la corruption et des trafics. L’Afrique n’est pas du tout à l’abri et on voit bien aujourd’hui combien ces problèmes-là y progressent, souvent plus rapidement qu’ailleurs. Il y a donc, pour nous, un intérêt partagé à traiter de ces questions directement avec les Africains. Les sommes ainsi détournées au profit des trafics en tous genres échappent à la mise en valeur de l’Afrique et sont soustraites à son développement.
Il y a enfin la question des migrations. Il est vrai que si l’Afrique était mieux développée, le besoin ressenti de venir dans le Nord en serait réduit. Il faut trouver les remèdes à cette tentation migratoire. Il s’agit d’un problème africain fondamental ; l’Afrique est le seul continent où son ampleur soit aussi aiguë, il a de multiples facettes et il est dû à des raisons défavorables. Pour que demain l’Afrique entre en mondialisation, il faudra bien que ces migrations, que ces mouvements persistent et qu’ils soient organisés sur le continent même. Cela veut dire beaucoup, aussi, en ce qui concerne la sécurité, la politique urbaine ; cela intéresse notre politique de coopération.
Au total, tout cela correspond à une évolution, qui nous a conduits à la réforme du ministère de la Coopération. Celle-ci affirme la volonté de la France de restaurer l’unité de sa politique de coopération internationale. C’est dans ce contexte que nous pourrons durablement insérer nos stratégies africaines.
Puisque nos intérêts se croisent, nous avons en projet des contrats de partenariat. C’est un vieux mot. Il énonce une manière de faire qui n’a pas toujours été possible, et qui est devenue nécessaire. Désormais, cette attitude est réaliste, car l’Afrique a progressé dans l’État de droit et sur d’autres fronts, ceux de sa capacité à agir de façon responsable, puisque c’est le premier principe du partenariat. Des progrès ont été accomplis, il faut aujourd’hui en cueillir tous les fruits. Il n’appartient à personne de traiter les problèmes africains de l’extérieur : c’est à l’Afrique d’être à même de le faire ; c’est à ce moment-là que le partenariat devient une réalité. Le monde devient de plus en plus un monde de négociations. Négocier, c’est établir des relations adultes et responsables.
On parle beaucoup de la francophonie. À mes yeux, celle-ci est un des vecteurs à privilégier dans cette stratégie commune. Si l’Afrique veut mobiliser la francophonie, elle le peut, sans rompre avec le monde anglophone, en renforçant ses liens avec les mondes lusophone et hispanophone. Il faut aussi prendre en compte les proximités géographiques : nous avons un continuum entre l’Europe et l’Afrique, c’est-à-dire que nous passons de l’Europe du Nord à l’Europe méditerranéenne, puis à la Méditerranée non européenne, qui deviendra sans doute un jour l’un des éléments moteurs du développement africain.
Au bout du compte, évoquer les stratégies africaines – de la France, des Africains eux-mêmes – ce n’est pas changer notre appréciation du continent, mais notre manière de l’exprimer. Si nous ne savons pas adopter une position volontariste, si notre attitude reste trop réactive, nous passerons sans doute à côté des enjeux qui jalonnent les années à venir. ♦