Discours de Lionel Jospin, Premier ministre, devant les auditeurs de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) le 3 septembre 1998.
Évolution générale de la politique de défense de la France
Je me réjouis de venir, pour la deuxième fois, à l’Institut des hautes études de défense nationale et d’ouvrir ce matin les travaux des auditeurs de la 51e session. La tradition a établi ce devoir de rencontre entre les nouveaux auditeurs et le Premier ministre. Personnellement, je trouve cet exercice stimulant et pense ne pas craindre les pièges de la répétition. Il faut dire que, au regard des orientations du gouvernement en ce qui concerne la défense que j’exposais ici même l’an passé, nous avons fait du chemin. La réforme de notre « outil » de défense est en bonne voie. L’institution militaire se transforme, les rapports entre l’Armée et la société évoluent.
Je salue particulièrement la présence parmi vous du général Kelche, qui a pris ses fonctions de Chef d’état-major des armées en avril dernier, et celle de Jean-Claude Mallet, le nouveau secrétaire général de la défense nationale. J’adresse mes encouragements à Jean-Marie Guéhenno, président du conseil d’administration de ce nouvel établissement, et au général Germanos, nouveau directeur, et je remercie chaleureusement son prédécesseur, le général Janvier, qui a fait franchir à l’Institut, par sa transformation en établissement public administratif, une étape significative dans son histoire. Tout est aujourd’hui en place pour que celui-ci, consolidé par son nouveau statut, exerce pleinement sa mission au service de la nation.
Mesdames et Messieurs les auditeurs, dans cette période deprofonds changements pour notre défense, le gouvernement accorde leplus grand intérêt aux travaux que vous allez mener. Vos réflexions ne pourront que s’enrichir de la diversité de vos formations, de vos activités, de vos engagements. Jean Jaurès rappelait qu’« il n’y a de défense nationale possible que si la nation y participe de son esprit comme de son cœur ». Travaillez donc ici avec enthousiasme, dans l’esprit d’ouverture et d’amitié qui caractérise cette maison.
En guise d’introduction à vos travaux, je souhaite vous présenter ce matin la démarche suivie par le gouvernement pour mettre en œuvre les orientations de défense qui ont été fixées en Conseil de défense.
Dès ma déclaration de politique générale devant l’Assemblée nationale le 19 juin 1997, j’indiquais que le gouvernement, tirant les conséquences de l’évolution internationale et stratégique, et prenant en compte les décisions arrêtées antérieurement en France, entendait mener à bien la professionnalisation des armées et conserver le cadre général de la programmation militaire. Il y a un an, ici même, je rappelais mon engagement, en tant que Premier ministre responsable de la défense nationale, à veiller à la satisfaction des besoins des armées, compte tenu des priorités de l’action gouvernementale.
À l’automne 1997, sur proposition du gouvernement, le Parlement a ainsi adopté la loi réformant le service national et suspendant la conscription. Un cadre clair a été assigné à cette occasion à notre défense en ce qui concerne ses ressources humaines. La constitution progressive de l’armée professionnelle, autour des quatre ensembles que forment les engagés militaires de carrière ou sous contrat, le personnel civil, les volontaires et les réservistes, a pu alors se concrétiser. Le gouvernement entend mener à son terme, conformément au calendrier prévu, la réforme en cours, notamment en complétant le dispositif législatif nécessaire.
Comme vous le savez, nous avons aussi conduit un réexamen de notre politique d’acquisition des équipements de défense. Cet exercice a permis de cadrer la programmation militaire en aménageant son contenu — afin de la rendre compatible avec nos contraintes budgétaires —, d’en améliorer les conditions de réalisation, mais aussi de stabiliser, pour les quatre années qui viennent, avec l’accord du Président de la République, l’enveloppe financière de cette politique. Cet engagement trouve sa première traduction dans le projet de budget pour 1999.
À Saint-Mandrier, lors de ma visite dans la Marine, j’ai précisé les trois objectifs poursuivis par le gouvernement en ce qui concerne la défense : maintenir l’autonomie stratégique qui constitue une singularité de la politique de défense de notre pays, mettre en place une capacité suffisante d’action à distance du territoire national, participer activement à la construction de la défense européenne. Pour assurer l’efficacité opérationnelle des unités dans le modèle d’armée retenu, la restructuration des forces, de leur soutien, de leur formation et de leur organisation territoriale est nécessaire. Un premier train de mesures, portant sur les années 1997 à 1999, est en cours de réalisation.
Une seconde phase, qui s’étendra de 2000 à 2002 et concernera plus particulièrement l’environnement des forces et les structures territoriales, a été arrêtée par le gouvernement en juillet dernier et a fait l’objet d’une annonce détaillée par le ministre de la Défense, Alain Richard. Ces mesures donnent lieu à concertation avec les élus, les représentants du personnel de la défense, en liaison avec les autorités préfectorales. Elles sont coordonnées et mises en œuvre sous l’égide du délégué interministériel aux restructurations de défense, Pierre Pouessel. J’attends en particulier des préfets des départements concernés une mobilisation sans faille et une coordination des services de l’État pour assurer la bonne exécution des politiques d’accompagnement de ces restructurations. Les considérations relatives à l’aménagement du territoire ont été une préoccupation constante. Pour chaque bassin d’emploi, une analyse a été menée afin d’évaluer les conséquences de ces mesures, en tenant compte des effets positifs de la professionnalisation qui implique le renforcement des unités en personnel civil et en personnel militaire engagé.
Le cadre politique, humain, financier et territorial de la réforme de la défense étant ainsi précisé, nous avons travaillé dans deux directions essentielles : la restructuration des industries de défense, qui est une condition à la fois de la réussite de la programmation militaire et de progrès concrets dans la construction de l’Europe ; le renouvellement du lien entre la Nation et son Armée, rendu indispensable par la suspension du service militaire comme par l’évolution de notre société.
Les restructurations industrielles
Le gouvernement s’est attaché à ouvrir le chantier des restructurations industrielles, afin de rendre nos entreprises de défense plus fortes et plus compétitives. Sur ce sujet essentiel, notre politique s’appuie sur quelques principes simples. La priorité est donnée à la stratégie technologique et industrielle. Le gouvernement refuse la mise à l’encan des entreprises publiques, mais entend procéder à des regroupements rationnels d’actifs industriels.
Notre vision du secteur public est dynamique : le gouvernement choisit le meilleur partenariat avec de grands groupes. Il se trouve que la plupart d’entre eux sont privés. Dès lors, pour constituer des entités solides, il consent à détenir une part moindre de l’actionnariat des nouveaux ensembles, mais maintient une participation publique importante afin d’influer sur leur stratégie et notamment conduire à son terme le processus de consolidation de l’industrie européenne que le gouvernement français appelle de ses vœux. En effet, ces restructurations s’inscrivent dans une perspective résolument européenne et participent de ce fait, au-delà de leur seule dimension industrielle, à la construction d’une future Europe de la défense. L’objectif est de constituer des alliances d’envergure à même d’établir un rapport équilibré avec les groupes de défense américains.
En octobre 1997, nous avons ainsi décidé la formation d’un grand pôle d’électronique professionnelle et de défense autour de Thomson-CSF, Alcatel devenant le partenaire stratégique de l’État. Ce nouvel ensemble est aujourd’hui opérationnel. Dans le domaine del’aéronautique, la décision du gouvernement, annoncée en mai dernier, d’apporter à Aerospatiale les titres que détient l’État au capital de Dassault-Aviation a constitué un premier pas important sur la voie du regroupement de notre industrie civile et militaire. Le rapprochement d’Aerospatiale et de Matra-Hautes Technologies poursuit ce mouvement. Il permettra la constitution autour d’Aerospatiale d’un grand pôle français aéronautique et spatial, qui a vocation, comme le pôle électronique constitué autour de Thomson-CSF, à nouer des alliances européennes. Ce mouvement d’alliances et de modernisation devra s’étendre, le moment venu, aux secteurs de l’armement terrestre et de la construction navale militaire.
Giat Industries doit poursuivre les efforts de productivité engagés, afin de s’adapter aux perspectives des marchés du secteur et d’améliorer sa compétitivité : c’est l’objet du plan courageux qui vient d’être annoncé. La direction des constructions navales (DCN) est également confrontée à un processus difficile d’adaptation de seseffectifs aux perspectives commerciales. Les mesures décidées, par exemple le départ à 52 ans des ouvriers qui le souhaitent, ont pour objectif de permettre cette adaptation dans des conditions sociales satisfaisantes.
Les relations entre la défense et la société
C’est aussi dans le domaine de la rénovation et de la modernisation des relations entre la défense et la société que le gouvernement a souhaité donner une impulsion nouvelle. Il s’agit, d’abord, de redéfinir le lien entre la nation et son armée. L’adaptation de notre « outil » de défense ne peut se faire, en effet, qu’en maintenant les armées en symbiose avec l’ensemble du corps social. Bons ou moins bons, l’expérience et les souvenirs du service militaire participaient à la formation d’une opinion éprouvée sur la défense. Le pire serait que les Français n’aient plus à l’avenir d’opinion du tout, se contentant de souscrire passivement à une politique de sécurité dont la nécessité leur serait devenue lointaine. Nous ne voulons pas d’un consensus par défaut !
La professionnalisation progressive de nos armées, décidée par le Président de la République en février 1996, se déroule conformément au calendrier fixé par le gouvernement. La décroissance des effectifs d’appelés est compensée par la montée en puissance des recrutements d’engagés. Je constate d’ailleurs une bonne réaction de la jeunesse à cette réforme, puisque les armées disposent à la fois de candidatures à l’engagement de très bon niveau et que ceux qui sont encore concernés par le service national remplissent leurs obligations avec une résolution que je souhaite souligner.
La loi portant réforme du service national institue, comme vous le savez, un programme de citoyenneté qui redonne sa place à deux vertus cardinales des sociétés démocratiques : pour tous, l’obligation, donc le devoir civique, du recensement et de l’appel de préparation à la défense, et au-delà, pour certains, le volontariat, qui sollicite l’esprit d’engagement. Je vous indique d’ailleurs qu’un statut du volontariat civil devrait venir prochainement compléter ce dispositif militaire et permettre aux jeunes gens et jeunes filles qui le souhaitent de consacrer du temps à des missions d’intérêt général en France ou à l’étranger.
Un enseignement de défense sera dispensé à l’école, avant le recensement à l’âge de seize ans et la participation à la Journée de préparation à la défense. Cet enseignement s’inscrit dans le droit fil de la volonté gouvernementale de revalorisation de l’instruction civique. Le recensement sera un acte essentiel de la vie de nos concitoyens, puisque de cet acte procédera notamment l’inscription automatique sur les listes électorales.
La journée d’appel sera, pour l’immense majorité des jeunes, l’occasion privilégiée de faire connaissance avec la réalité militaire. Dans un mois jour pour jour, le samedi 3 octobre, le nouveau dispositif entrera en application. Les premiers jeunes recevront une information complète sur la défense, ses missions, ses objectifs. De la qualité de ces échanges dépendra celle du futur lien entre les communautés civile et militaire.
Les armées l’ont bien compris en s’engageant résolument dans la réussite de ces journées. La rénovation de la préparation militaire, la mise en place du volontariat, qui permettra de servir sous statut militaire par des contrats renouvelables, et les réserves constitueront autant de moyens diversifiés pour assurer la mise en place d’une armée professionnelle, ouverte sur la société civile. Cette volonté d’ouverture se traduit par la création de plus de 27 000 postes de volontaires, dont 3 800 pour la Gendarmerie. Les 800 premiers d’entre eux seront recrutés dans les prochaines semaines.
La professionnalisation des armées rend par ailleurs nécessaire la révision de notre conception des réserves, désormais obsolète. Les armées doivent pouvoir puiser dans les réserves des spécialistes civils ponctuellement nécessaires à l’accomplissement de certaines missions et, dans des circonstances de crise grave, pouvoir compter sur des renforts essentiellement constitués d’anciens professionnels facilement mobilisables. Ce concept d’emploi rénové implique la mise en place d’un véritable statut social du réserviste. Celui-ci sera conçu pour tenir compte des obligations professionnelles et familiales des hommes et des femmes qui consentent un tel engagement. Le projet de loi encours de préparation, qui fait l’objet d’une concertation avec les associations de réservistes, doit répondre à cet objectif. Je souhaite qu’il soit présenté au Conseil des ministres avant la fin de l’année.
Le personnel civil de la défense est appelé à jouer un rôle déterminant dans le processus de professionnalisation. La présence en plus grand nombre de civils dans les armées, prenant davantage en charge les fonctions administratives et de soutien, renforcera les soldats, recentrés sur leurs missions opérationnelles, dans le métier des armes. Il appartient au commandement de proposer la meilleure répartition des rôles, des emplois, des postes entre civils et militaires au sein des unités. La nouvelle place donnée aux femmes au sein des armées constitue un autre volet de ce processus de modernisation. Ainsi, les quotas féminins restrictifs pour les concours d’accès à la fonction militaire ont été supprimés.
Cette action sur les recrutements se prolonge dans le domainede la formation, que nous voulons plus ouverte, à la fois sur la société et sur les réalités internationales. Il convient en particulier de favoriser les échanges entre les systèmes de formation spécifiquement militaires et les universités et instituts français et étrangers. L’Institut des hautes études de défense nationale, lieu de débats et de réflexions privilégié entre les responsables civils et militaires, doit y prendre toute sa part. Je souhaite voir associés à ses travaux d’autres organismes européens ayant une vocation similaire, au premier rang desquels l’Institut d’études de sécurité (IES) de l’UEO.
Le renforcement du lien Armée-Nation passe enfin par un effort accru de communication en direction du grand public. C’est dans cette perspective que le service d’information et de relations publiques des armées (Sirpa) vient d’être transformé en une délégation à l’information et à la communication de la défense (Dicod). C’est un des objectifs de cette nouvelle délégation de mieux faire partager à nos concitoyens les enjeux de défense dans leur diversité.
La rénovation du lien entre l’Armée et la Nation passe également par le renforcement de l’information du Parlement sur la politique de défense. Mon gouvernement a pris cet engagement devant la représentation nationale. Il le tiendra en veillant pour autant à ne pas confondre en ces matières les rôles ni les responsabilités des pouvoirs exécutif et législatif.
La mission parlementaire d’information sur le Rwanda, première du genre, a permis d’établir certaines règles. J’ai demandé aux ministères concernés de faciliter les travaux de cette mission, qui a procédé à l’audition des témoins qu’elle souhaitait entendre, parmi lesquels une vingtaine de diplomates et une trentaine de militaires. Le gouvernement a de plus décidé que soient déclassifiés et communiqués aux parlementaires de la mission d’information, selon des procédures appropriées, les documents réclamés.
Le gouvernement a le même souci de transparence vis-à-vis du Parlement en ce qui concerne les opérations extérieures, les exportations d’armement et l’action de nos services de renseignement, et il est disposé à examiner les initiatives parlementaires qui, dans ces domaines, recueilleraient l’accord des groupes politiques.
Les actions en faveur du droit et de l’éthique procèdent également de cette volonté de moderniser les relations entre la défense et la société. Dans le domaine des droits de l’homme tout d’abord : j’ai annoncé devant la Commission compétente des Nations unies à Genève, le 17 mars dernier, que la France avait l’intention de ratifier le protocole numéro I additionnel aux Conventions de Genève, protocole relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux.
Les responsabilités de la France dans le monde, et comme membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, l’ont conduite à être à l’origine de la création des tribunaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, afin que ne restent pas impunis les crimes commis dans des conflits qui ont déchiré ces États. Depuis l’installation de ce gouvernement et après une clarification sans doute nécessaire, notre pays apporte, de multiples façons, une coopération sans faille à ces deux tribunaux, dont elle estime l’action essentielle pour le retour de la paix dans ces deux régions et le progrès du droit international.
Traduisant un engagement résolu du gouvernement, la France a en outre joué un rôle déterminant à la conférence diplomatique qui s’est tenue à Rome du 15 juin au 17 juillet pour que naisse une Cour pénale internationale viable et complémentaire des systèmes judiciaires nationaux. Les positions équilibrées prises par la France au cours de la négociation sont largement reflétées dans le statut retenu pour cette cour, dont la création constitue une avancée majeure.
Au plan interne, j’ai par ailleurs décidé la création d’une autorité indépendante, chargée de donner un avis sur la déclassification des documents protégés par le secret de la défense nationale. Le secret est indispensable pour sauvegarder les intérêts fondamentaux de la nation. Nul ne saurait le contester ; mais il ne doit pas être invoqué indûment. La commission du secret de la défense nationale, créée par la loi du 8 juillet 1998, permettra de mettre fin aux excès de l’utilisationdu secret qui nuisent à sa légitimité.
L’action internationale de la France
La modernisation de notre défense, dont je viens de rappeler les éléments les plus importants, trouve son prolongement naturel dans l’action internationale de la France qui entend, dans ce domaine, porter ses efforts dans trois directions : le désarmement et la non-prolifération, la coopération de défense, l’édification de l’Europe de la défense.
Depuis la chute du mur de Berlin, la France n’a cessé d’œuvrer en faveur du désarmement, en particulier avec le plan de désarmement et de maîtrise des armements annoncé par le président François Mitterrand en juin 1991 et les décisions prises par l’actuel président de la République en 1996. Dès lors, et de façon unilatérale, notre pays a donné l’exemple, notamment dans le domaine nucléaire : démantèlement des composantes sol-sol (Hadès et plateau d’Albion) ; réduction du format de la force océanique stratégique ; fermeture du centre d’essais du Pacifique ; arrêt de la production de matières fissilesdestinées aux armes nucléaires et démantèlement des installations de production de Marcoule et Pierrelatte. Parallèlement, les dépenses d’investissement consacrées aux programmes nucléaires sont passées d’environ 30 % du Titre V en 1990 à 17 % aujourd’hui.
La dissuasion française est aujourd’hui entrée dans une ère nouvelle. L’évolution du contexte stratégique permet une réduction du nombre des armes et du niveau d’alerte des forces, mais la dissuasion nucléaire reste au cœur de notre défense. Elle manifeste de façon explicite l’adhésion de notre pays à une stratégie d’interdiction de la guerre et témoigne de notre volonté de protéger, par des capacités autonomes, les intérêts suprêmes de notre pays. La France maintient donc l’effort dans le domaine nucléaire, mais adapte le niveau de son arsenal et sa posture. Pour la France, comme pour la sécurité européenne, et tant qu’un désarmement général et complet ne sera pas réalisé, l’arme nucléaire demeurera une nécessité.
Dans le domaine de la prolifération nucléaire, notre pays conduit une politique claire. La France se réjouit de la décision prise par la Conférence du désarmement, le 11 août dernier, d’engager des travaux sur la préparation de la négociation d’un traité, dit cut off, d’interdiction de la fabrication des matières fissiles pour des armes nucléaires. Elle agit avec détermination dans cette direction. La France, qui a, quant à elle, arrêté sa production et entrepris le démantèlement de ses installations, espère, de la part des autres puissances concernées, des engagements et démarches allant dans le même sens.
Nous avons par ailleurs confirmé la volonté de notre pays de poursuivre l’aide apportée à la Russie dans le démantèlement de ses armes nucléaires et la reconversion de ses matières fissiles en excès, conformément au programme AIDA.
Les expérimentations nucléaires réalisées dans le sous-continent indien il y a quelques semaines, et les craintes que suscitent certains programmes de recherche, renforcent notre détermination à contrer les risques de prolifération nucléaire et balistique, à en prévenir le développement et à doter notre défense des moyens nous permettant de faire face à la concrétisation de menaces de ce type. Au lendemain des essais indiens et pakistanais, la France a appelé l’Inde et le Pakistan à cesser immédiatement et définitivement leurs expérimentations. Nous avons accueilli avec satisfaction leur ralliement au lancement, le 11 août dernier à la Conférence du désarmement à Genève, de la négociation du traité cut off. Nous encourageons ces deux pays à ne pas s’engager plus avant dans une course aux armements,qui serait gravement déstabilisante pour l’ensemble de la région, et nous appelons les protagonistes régionaux au dialogue, notamment sur la difficile question du Cachemire. Nous continuons de penser que l’Inde et le Pakistan doivent adhérer sans délai et inconditionnellement au Traité d’interdiction complète des essais nucléaires, le Tice, et nous attendons d’eux qu’ils confirment leur engagement à ne pas exporter d’équipements utilisables à des fins de destruction massive, ainsi qu’à ne pas déployer d’armes nucléaires ou balistiques.
Notre objectif reste l’universalité du Traité de non-prolifération, le TNP, tel qu’il a été reconduit en 1995. Il constitue en effet à nos yeux la pierre angulaire du régime international de non-prolifération et la base essentielle pour la poursuite du désarmement nucléaire. La prolifération des armes de destruction massive, nucléaires mais aussi chimiques et biologiques, constitue en effet l’un des principaux défis auxquels doivent répondre notre politique extérieure et notre politique de défense. Elle appelle, de notre part, une action résolue dans le domaine de la prévention, du renseignement et de la coopération internationale. Les dimensions diplomatiques, juridiques et militaires de cette question doivent être traitées à l’avenir en priorité et de façon coordonnée.
Notre pays a participé activement à l’élaboration puis à l’entrée en vigueur de la Convention d’interdiction des armes chimiques. La loi permettant la mise en œuvre de celle-ci a ainsi été votée en juillet dernier. La France souhaite qu’un protocole de vérification vienne renforcer la Convention d’interdiction des armes biologiques de 1972, et apporte à cette fin son soutien aux travaux du groupe chargé de mettre au point ce protocole à Genève.
Dans le domaine des armes classiques, notre pays a montré sa détermination à lutter contre le fléau des mines antipersonnel en ratifiant en juillet dernier, comme je l’avais annoncé dès ma prise de fonctions, le protocole II modifié de la Convention de 1980 et la Convention d’Ottawa qui interdit totalement ces armes. Il a également ratifié en juin dernier le protocole IV de la Convention de 1980, qui interdit l’emploi et le transfert des armes à laser aveuglantes.
La France est de plus préoccupée par la dissémination et l’accumulation incontrôlées d’armes de toute nature, notamment dans les zones de conflit. Elle entend pleinement contribuer aux efforts internationaux et régionaux visant notamment à une meilleure maîtrise des flux d’armes légères ainsi qu’à une réduction des stocks amassés dans les zones de tension, en particulier lorsque l’ampleur de ceux-ci et leur large diffusion dans la population constituent un obstacle au retour à la paix ou un motif de déstabilisation et d’exacerbation de conflits latents. La France participe en outre aux groupes de fournisseurs de biens sensibles qui établissent des critères communs pour contrôler leur exportation.
S’agissant enfin des exportations d’armement, la France se félicite tout particulièrement de l’adoption par le Conseil de l’Union européenne, le 8 juin dernier, du code de conduite élaboré à l’initiativede la Grande-Bretagne, conjointement avec la France. Ce code représente une avancée majeure : l’Union européenne deviendra en effet le premier cadre multilatéral au sein duquel les États s’informeront mutuellement de leurs refus d’autoriser des exportations et accepteront de mener des consultations préalables à leurs ventes.
Deuxième axe de notre action internationale en matière de sécurité : la coopération de défense. Sa réforme, fruit de près d’une année de travaux interministériels, tire les conséquences de la professionnalisation des armées et de la phase de transition stratégique dans laquelle nous sommes entrés. Elle vise notamment à promouvoir une conception plus globale de la coopération, dont les finalités ne sont plus seulement militaires ou diplomatiques, mais intègrent, dans une nouvelle stratégie de présence et d’influence, le dialogue stratégique, la préparation et l’accompagnement des exportations, les actions de stabilisation régionale.
Pour mettre en œuvre ces orientations, une direction de la coopération militaire et de défense sera prochainement créée au sein de la direction générale des affaires politiques et de sécurité du ministère des Affaires étrangères, et placée sous la responsabilité d’un officier général. Notre coopération de défense s’oriente vers d’autres pays, notamment d’Europe centrale et orientale, et vers le Proche-Orient. Elle reste cependant importante avec les pays africains.
L’Afrique occupe en effet une place particulière dans notre politique extérieure, compte tenu des liens stratégiques, économiques, historiques et humains qu’elle a tissés avec notre pays et plus largement avec l’Europe. La nouvelle politique africaine de la France considère ce continent dans sa globalité, tient compte de sa diversité, cherche à consolider ses relations avec les pays francophones et s’ouvre à un certain nombre de pays non francophones. Cette politique nouvelle s’appuie sur plusieurs grands principes. La fidélité permet d’entretenir les liens étroits déjà noués dans les domaines économique, culturel et militaire. En application de ce principe, le Président de la République et le gouvernement ont décidé de maintenir une présence militaire — plusieurs milliers d’hommes — sur le continent africain, dans les pays qui le souhaitent et auxquels nous lient des accords bilatéraux. Les principes complémentaires de « non-ingérence » et de « non-indifférence » permettent tout à la fois le respect mutuel, le développement de relations équilibrées de partenariatet la promotion des intérêts africains au sein des institutions internationales, notamment l’Onu et l’OUA.
En cohérence avec cette nouvelle politique, le remodelage du dispositif militaire français en Afrique est mené en étroite concertation avec nos partenaires. La France a bien montré, lors de crises récentes en République centrafricaine, en République du Congo (Brazzaville), aux Comores, en Guinée-Bissau et actuellement en République démocratique du Congo (Kinshasa), qu’elle n’entendait pas arbitrer des conflits politiques internes aux pays africains.
Dans le domaine de la sécurité, la France estime que la première responsabilité revient aux Africains eux-mêmes, qui peuvent néanmoins compter sur notre soutien en faveur de la paix et de la stabilitésur ce continent. C’est le sens de notre initiative « Recamp » ou « renforcement des capacités africaines de maintien de la paix », qui prévoit d’ores et déjà le prépositionnement du matériel nécessaire à l’équipement de plusieurs bataillons africains et l’ouverture d’un centre de formation au maintien de la paix en Côte-d’Ivoire. Cette initiative s’inscrit dans un cadre résolument multilatéral : l’accord tripartite conclu en 1997 avec les Américains et les Britanniques a vocation, dans notre esprit, à s’ouvrir à d’autres partenaires, notamment Européens.
Troisième volet de notre action internationale : la constructionde l’Europe de la défense. Il s’agit là, comme je l’ai indiqué en commençant, d’un de nos principaux objectifs politiques. Le projet européen est indissociable de l’Identité européenne de défense. Inlassablement, il nous faut revenir sur ce sujet dont l’enjeu est considérable en ne négligeant aucune piste et en continuant à faire preuve d’imagination et d’obstination.
Notre conviction est que la constitution d’une base industrielle et technologique de défense, composée d’entités puissantes, s’appuyant d’abord sur un marché de l’armement à l’échelle du continent, conditionne la naissance d’une véritable politique européenne de défense. Dans le domaine de l’armement, notre action doit désormais préparer l’édification d’une industrie et d’un marché européens. Il s’agit donc d’aller au-delà des logiques traditionnelles de coopération dans des programmes intergouvernementaux ou de regroupement spécifiquedans tel ou tel projet. Les responsables d’entreprises montrent la voie et y sont encouragés par les gouvernements. Le chancelier allemand, le Premier ministre britannique, le président de la République et moi-même avons ainsi souhaité dans une déclaration commune le 9 décembre dernier la création d’une industrie aéronautique européenne solide et rassemblée.
L’objectif est de constituer des groupes multinationaux européens compétitifs au plan international. Il s’agit aussi de regrouper et de rationaliser les structures de conduite des programmes d’armement. Telle est la voie dans laquelle s’est engagé avec détermination le gouvernement. En témoignent les restructurations industrielles opérées en France depuis un an et aussi les discussions conduites par les ministres de la Défense et de l’Industrie des principaux pays européens pour créer un environnement favorable à la consolidation de leur industrie.
La mise en place à l’échelle de l’Europe d’un marché intérieur d’armement est également nécessaire pour assurer la compétitivité et la rentabilité de cette industrie européenne en cours de constitution, mais aussi pour permettre aux armées de s’équiper à moindre coût. La création de l’Occar constitue un pas important dans cette direction. La convention qui sera signée le 9 septembre prochain par la France, l’Allemagne, l’Italie et le Royaume-Uni lui donnera la capacité juridique de contracter directement avec l’industrie et de rationaliser ainsi la conduite des programmes d’armement.
Sur le plan institutionnel, les dispositions du traité d’Amsterdam, que la France doit prochainement ratifier, ouvrent de réelles perspectives à la politique européenne de sécurité commune et à la future politique de défense commune. Il appartiendra à la France, avec ses partenaires, d’en exploiter toutes les potentialités. Le Conseil européen, responsable des orientations de la politique étrangère et desécurité commune — la Pesc —, y compris dans le domaine de la défense, pourra ainsi adopter des stratégies et des actions communes dans ce domaine et recourir à l’UEO pour les mettre en œuvre. De ce point de vue, un adossement de sommets de l’Union de l’Europe occidentale aux conseils européens et la création, le moment venu, d’un Conseil des ministres de la Défense de l’Union européenne, évoquée récemment par le Président de la République, sont des propositions dont nous devrons débattre avec nos partenaires. Il conviendra aussi de renforcer le rôle du secrétaire général du Conseil en tant que haut représentant pour la Pesc, en activant la cellule de planification et ’alerte prévue auprès de lui.
La construction de l’Europe de la défense suppose également que soit poursuivie la coopération militaire avec nos partenaires, et ce dans trois directions : l’adaptation du corps européen dans le sens d’une plus grande réactivité, pour permettre notamment son utilisation dans les différentes configurations d’opérations de soutien à la paix ; valorisation des « euroforces » par la participation aux exercices UEO mais aussi Otan ; les échanges concernant la doctrine et l’emploi. Nous devons également nous assurer que les pays européens mettent en commun leurs efforts et leurs ressources dans la lutte contre le terrorisme international, dont l’actualité nous rappelle en permanence la menace.
La construction européenne dans le domaine de la défense va de pair avec la rénovation de l’Alliance atlantique. Celle-ci demeure le fondement de notre relation de défense et de celle de nos partenaires européens avec les États-Unis. Nous célébrerons, en avril prochain, le cinquantenaire du Traité de Washington. Ce sera l’occasion, pour la France, de réaffirmer sa volonté de renforcer et de développer l’Identité européenne en son sein, gage de l’équilibre et de la pérennité de la relation transatlantique, de confirmer enfin son souhait d’adapter les relations de ses forces armées avec l’Otan aux enjeux de notre environnement de sécurité.
La France entend donc continuer à prendre sa place dans la rénovation de l’Alliance. Dans le débat sur le nouveau concept stratégique, les principes fondamentaux que nous mettons en avant sont les suivants : l’Alliance est une organisation de nature militaire, son objectif principal demeure la défense collective des Alliés ; elle est un acteur majeur de la stabilité et de la sécurité en Europe et donc l’un des cadres de l’affirmation de l’Identité européenne de sécurité et de défense (IESD) ; l’Alliance peut être amenée à conduire des opérations en dehors de sa zone de responsabilité si elle est mandatée pour le faire par le Conseil de sécurité des Nations unies ou par l’OSCE.
De même, la France s’intéresse activement aux travaux d’adaptation interne de l’Alliance : nouvelles structures de commandement, relations entre l’Otan et l’UEO, concept de groupements de forces interarmées multinationaux (GFIM). À cet égard, la France a annoncé qu’elle serait présente dans les éléments permanents d’état-major des GFIM et dans l’état-major chargé de leur planification. Notre association à la planification opérationnelle de l’Otan et la recherche de l’interopérabilité avec nos alliés sont le corollaire de notre solidarité encas d’agression relevant du traité et de notre engagement dans lamaîtrise des crises intéressant la sécurité européenne.
* * *
Le mouvement de réforme de grande ampleur qui touche et dynamise notre système de défense, dans tous ses aspects et dans toutes ses composantes, s’accompagne naturellement d’une réflexion prospective. Celle-ci doit bien sûr prendre en compte l’influence qu’exerceront les nouvelles technologies, aussi bien sur nos capacités de défense futures que sur les risques auxquels le pays peut être exposé à l’avenir. Je pense notamment aux technologies de l’information, qui constituent à la fois une formidable occasion de modernisation et une cause de vulnérabilité nouvelle. Une réflexion systématique sur les conséquences de cette mutation doit être entreprisesans tarder.
Par ailleurs, je sais qu’un débat est engagé, notamment dans les armées, sur le rôle et les modalités de l’emploi de la force dans les crises internationales. Nos responsables militaires savent bien qu’il leur est de plus en plus souvent demandé, non de vaincre une armée constituée, mais de maîtriser une zone de crise, que leur action est étroitement liée, dans ce contexte, à des objectifs politiques souvent complexes, tels que la mise en œuvre d’un plan de paix ou encore l’intervention dans un pays sans structures étatiques stables.
Dans toutes ces situations, l’emploi de la force armée appelle un cadre politique et des modalités d’action différents de naguère. Là aussi, il me paraît souhaitable de conduire la réflexion, non seulement au plan national, mais encore au plan européen. C’est en effet dans ce dernier que le gouvernement souhaite que s’harmonisent à l’avenir nos efforts de défense, l’analyse des besoins et la définition des réponses les plus appropriées aux défis du siècle prochain.
Mesdames et Messieurs les auditeurs, je ne doute pas qu’au cours des prochains mois vous puissiez contribuer utilement à cette réflexion prospective puisque le thème retenu pour votre session est « La France et l’Europe face au nouveau contexte géostratégique ». C’est en tout cas le vœu que je forme en souhaitant plein succès à vos travaux. ♦