Le trafic de drogue constitue l'un des grands fléaux de notre société contemporaine. Cette manne financière, qui est exploitée par des organisations nébuleuses particulièrement bien organisées, provient notamment du fameux triangle d'or situé en Asie du Sud-Est. L'auteur revient d'un voyage d'étude dans cette région de production controversée : il aborde ce sujet d'actualité brûlante sous ses aspects historiques, géographiques, humains, économiques et géopolitiques.
L'échiquier invisible du triangle d'or
Le triangle d’or constitue, comme le croissant d’or (Afghanistan, Pakistan) et la Colombie, l’une des grandes bases de départ du négoce de la drogue. Dans cette zone complexe située aux confins du Myanmar (ex-Birmanie), de la Thaïlande et du Laos, les champs de pavots (qui permettent de produire l’opium) sont cultivés d’une façon intensive par des minorités ethniques. Dans la plupart des cas, ce ne sont pas ces montagnards qui tirent le plus grand profit de cette économie controversée ; ils ne représentent que la face visible d’un système nébuleux qui engendre des profits colossaux. Acheté par des intermédiaires, transporté à dos de mule par les sentiers forestiers et transformé dans des laboratoires clandestins, le « produit » verra son prix multiplié plusieurs milliers de fois avant d’arriver sous forme d’héroïne sur les trottoirs des grandes villes d’Europe, d’Amérique et d’Asie ! Cette phase d’enrichissement démesuré concerne en particulier des « barons » fortunés et des puissants « parrains ». Ces deux catégories de « manipulateurs » constituent les pions majeurs d’un échiquier invisible qui possède des ramifications planétaires. Ces acteurs véreux ont ainsi créé un véritable univers financier qui dérègle certains circuits bancaires. Cependant, pour se développer à partir de cette région énigmatique, le phénomène s’est alimenté par les avatars d’une histoire particulièrement tourmentée et sur des conditions de terrain favorables.
Les données historiques et géographiques
Des rites coutumiers à la géopolitique
La consommation de drogues existe depuis le néolithique. Pour se soigner, atteindre le plaisir ou le sacré, ou encore supporter leur société, les hommes ont souvent utilisé des plantes qui avaient la propriété de « ralentir le temps ». Pendant des siècles, cette pratique a fait partie des caractéristiques culturelles plus ou moins valorisantes de tel ou tel groupe ethnique. Dans certains endroits, elle est même devenue un véritable culte en raison des prétendus pouvoirs magiques des élixirs. Ces qualités mystérieuses ont permis le développement d’une médecine traditionnelle. L’opium fut introduit pour la première fois en Inde et en Chine par des commerçants arabes au VIIe siècle. À cette époque, le commerce des narcotiques ne s’inscrivait que conformément à des rites coutumiers et servait souvent de monnaie d’échange entre différentes tribus. Lorsque les Britanniques arrivèrent en Inde, ils prirent conscience de la valeur marchande de ce « remède surnaturel » et encouragèrent les exportations à grande échelle vers la Chine. La Compagnie britannique des Indes orientales, qui possédait une importante concession à Canton, découvrit notamment que le marché de l’opium pouvait combler le déficit commercial entre la Chine et l’Angleterre. Le négoce de la drogue prit alors un aspect géopolitique. C’est ainsi qu’éclata la fameuse guerre dite de l’opium (1839-1842) par laquelle les Anglais imposèrent à l’Empire chinois l’ouverture d’un certain nombre de ports de façon qu’ils puissent écouler le produit stupéfiant en Inde sous leur contrôle. À l’issue de ce conflit, les autorités de l’empire du Milieu furent contraintes de céder aux Anglais l’île de Hong Kong située à l’embouchure de la rivière des Perles. En 1860, la péninsule de Kowloon fut ajoutée à l’île, puis en 1898 la Grande-Bretagne obtint par un bail de 99 ans ce que l’on appela les Nouveaux Territoires. À la fin du XIXe siècle, les Britanniques possédaient ainsi de nombreux abris pour faire fructifier le commerce de l’opium.
Le nerf des guerres secrètes
Le développement du trafic des narcotiques est aussi lié aux guerres qui se sont déroulées en Indochine après la Seconde Guerre mondiale. C’est à cette époque que le triangle d’or devint l’un des grands foyers de production des stupéfiants. Les récoltes traditionnelles de pavots des populations montagnardes sont alors « exploitées » à grande échelle pour financer l’effort de guerre. Dès 1950 au Tonkin, elles deviennent un enjeu commercial qui oppose le Viêt-minh et le GCMA (groupement de commandos mixtes aéroportés créé par le colonel Trinquier et composé de supplétifs thaïs et méos). Le Viêt-minh s’approprie une partie de la récolte d’opium, la vend sur le marché de Bangkok et utilise l’argent pour acheter des armes aux Chinois. Pour s’opposer à cette mainmise, le GCMA prit ensuite le contrôle des cultures de pavots de la région. Dans la foulée du premier conflit indochinois, le Laos devient à son tour le théâtre d’une véritable guerre secrète menée par les Américains contre les communistes du Nord-Viêt-nam et du Pathet Lao. Pour subventionner cette « grande bataille de l’ombre », la CIA encourage les populations méos (anticommunistes) à accroître la culture du pavot. Pour des raisons idéologiques, militaires et géopolitiques, la centrale de renseignement américaine prend ainsi en compte l’organisation d’un trafic régional de drogue, au grand dam de la DEA (Drug Enforcement Administration, chargée de la lutte contre le trafic des stupéfiants). Ce chapitre controversé montre l’importance du négoce de la drogue par les « services secrets » qui avaient besoin de fonds particuliers pour couvrir certaines « opérations spéciales » dans les guerres d’Indochine. Le trafic brassa de telles sommes que les intermédiaires locaux continuèrent leurs affaires fructueuses après la fin officielle du conflit.
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