Au cours de cette table ronde, nous allons revenir sur trois thèmes « transversaux » qui n’ont été qu’implicitement traités par les orateurs précédents : la relation entre la puissance aérienne et la maîtrise de l’information ; la puissance aérienne dans les conflits dits de faible intensité ; la signification politique de la puissance aérienne. Les intervenants seront : le colonel Régis Chamagne, du commandement de la défense aérienne et des opérations aériennes ; Dominique Bromberger, chroniqueur à France Inter et chef du bureau parisien pour l’information de la chaîne Arte ; Jean Marguin, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique.
Table ronde
Puissance aérienne et maîtrise de l’information
Régis Chamagne
Il y a deux façons de parler de « puissance aérienne et maîtrise de l’information » : les opérations aériennes contribuent au renseignement ; le renseignement et la maîtrise de l’information contribuent aux opérations aériennes. Le premier aspect a été largement traité par le général Rannou, c’est donc du second dont je dirai quelques mots.
Il faut d’abord, au moment de la planification, traduire les buts politiques en modes d’actions militaires. Pour cela, la théorie de la paralysie stratégique dit qu’il vaut mieux opérer un exercice d’acupuncture sur le diagramme anatomique de l’adversaire plutôt que de jouer un pugilat en quinze rounds, que l’on n’est pas sûr de gagner. Il faut faire une analyse de l’ennemi en tant que système, et dessiner son diagramme anatomique, ce qui va se traduire par une sélection d’objectifs. Chaque objectif est un système d’éléments et chaque objectif est l’élément d’un système. Par exemple, une centrale de production d’énergie électrique est un système d’éléments : il y a l’approvisionnement en carburant, les rampes et les systèmes pour apporter le carburant jusque dans les turbines, les répartiteurs, les transformateurs et le départ de l’énergie électrique. Si on veut atteindre et neutraliser cette usine de production pour deux semaines, six mois, deux ans…, on va choisir de frapper tel ou tel élément du système. Cette usine est aussi l’élément d’un système, c’est-à-dire qu’elle participe à la production et à la distribution d’énergie du pays. En l’étudiant, on peut savoir quelles usines il faut atteindre pour que des attaques en parallèle sur ces différents objectifs produisent une paralysie de la fonction « production et distribution d’énergie ». C’est en cela que consiste la paralysie stratégique, appliquée au niveau stratégique et à la volonté de l’ennemi.
En même temps et toujours pour traduire les buts politiques en modes d’actions militaires, on procède à une analyse de la volonté ennemie, du leadership adverse, des factions en présence. La question que l’on se pose est la suivante : « Sur quoi repose ce leadership, ou plus exactement, quelle représentation s’en font les leaders en présence ? ». La réponse fait appel à des connaissances variées, historiques, sociologiques, psychologiques, voire génétiques (si on avait un cheveu de Milosevic, on en tirerait peut-être des enseignements). Cela permet de choisir les objectifs qui, si on les atteint, auront une meilleure force de conviction sur les parties en présence.
Après la planification, il y a l’exécution. Le renseignement, dont on a besoin pendant l’exécution de la campagne aérienne, répond à la dynamique : observation, orientation, décision, action, l’orientation en étant la clé de voûte. Le plus difficile est d’avoir une information en retour après l’action, en particulier d’analyser s’il y a eu reconfiguration anatomique de l’adversaire, de façon à réorienter l’action. Cette démarche rappelle les boucles cybernétiques d’un pilote automatique, qui s’imbriquent les unes dans les autres. Premier niveau : la cible a-t-elle été touchée ? Si oui, on passe au niveau suivant. Si non, on relance une attaque. Deuxième niveau : quels ont été les dégâts et quelle a été la répercussion sur l’objectif en tant que système d’éléments ? Troisième niveau : quelle est la répercussion de l’ensemble des frappes sur l’objectif en tant qu’élément de système ? Les « fonctionnalités » ont-elles été atteintes ? Y a-t-il ou non reconfiguration anatomique (sachant que si on vous coupe la main droite, et que vous êtes droitier, vous n’allez pas tout de suite réussir à écrire aussi bien de la main gauche) ? Enfin, quatrième et dernier niveau, les objectifs politiques ont-ils été atteints ?
En conclusion, à armes de précision (puisque la campagne aérienne actuelle est caractérisée par de telles armes) correspond un renseignement de précision. Pour ce dernier, l’investissement à consentir n’est pas technologique, mais de l’ordre de la matière grise. C’est dire que cela ne coûte pas très cher.
Jean Marguin – Qu’englobe le système dont vous avez parlé ? Les forces adverses, le politique, les dirigeants ? Et ce système peut-il être isolé des autres pays, c’est-à-dire du contexte géostratégique ?
Régis Chamagne – Le système englobe évidemment tout le pays, mais également les sources externes, comme on l’a vu, par exemple, au Vietnam, où les flux d’approvisionnement des Nord-Vietnamiens venaient de l’extérieur et constituaient évidemment des objectifs potentiels. Cela me conduit à insister à nouveau sur le rôle de l’orientation, en particulier au début de la planification d’une opération. La question que l’on se pose alors est la suivante : que veut-on avoir comme renseignement ? La connaissance générique du système adverse permet d’orienter ce renseignement, ce qui évite de rechercher ou de développer des milliers de dossiers d’objectifs.
Paul-Ivan de Saint Germain – Un point important, après la frappe, est l’évaluation des dommages. On peut concevoir que, si on bombarde avec un avion, on puisse savoir si on a atteint la cible ; mais, comment fait-on avec les missiles de croisière ?
Régis Chamagne – L’une des difficultés de l’utilisation de ce genre d’armement, c’est bien sûr la remontée de l’information. Dans la campagne aérienne, comme dans toute action, le retour sur information, c’est-à-dire l’évaluation du résultat de l’action que l’on a entreprise, est fondamental pour corriger le tir.
Au début de l’aviation de combat, les avions étaient lents, et quand les pilotes lâchaient leurs bombes sur leurs cibles, ils voyaient les résultats. Aujourd’hui, avec les missiles de croisière, il y a un problème d’« évaluation des dommages », et le seul moyen dont on dispose actuellement, c’est le satellite ; mais c’est un moyen imparfait.
Dominique Bromberger – J’ai été très admiratif de l’exposé, aussi bref fut-il, du colonel Chamagne. Cependant, je me demande si ce perfectionnement correspond à la réalité d’aujourd’hui, voire au monde de demain. Les guerres futures se dérouleront-elles entre des puissances disposant les unes et les autres des systèmes dont on parle, ou bien aura-t-on à s’affronter à des combattants qui seront plutôt des chefs de bande ? C’est très bien de dire qu’il faut disposer d’un renseignement fiable. Néanmoins si on n’a pas, à terre, la possibilité de l’obtenir, il arrivera ce qui se passe depuis le début en Irak, où l’un des buts non avoué des Américains a toujours été de tuer Saddam Hussein, sans y être jamais parvenus. On peut arrêter les centrales électriques, l’Irak continuera, malgré tout, d’une façon relativement rustique, à fonctionner. De même, pendant le siège de Beyrouth, les Israéliens, qui pourtant passent pour avoir de bons services de renseignement, ont essayé de tuer à plusieurs reprises Yasser Arafat ; ils n’y sont pas parvenus parce que c’était quelqu’un qui avait des modes de pensée, des modes d’intuition, des modes de fonctionnement différents des leurs.
Le rôle de la puissance aérienne dans les conflits de faible intensité
Jean Marguin
En tant que modeste spécialiste de la prospective, je reste perplexe devant ce que j’ai entendu aujourd’hui. Je rejoins tout à fait ce que vient de dire Dominique Bromberger. Les conflits dont nous avons parlé resteront très minoritaires. Si l’on examine, dans une vision prospective, les conflits qui peuvent survenir, les plus probables sont de faible intensité, insurrections, guérillas avec des populations civiles omniprésentes, des forces imbriquées, des adversaires mal identifiés ; opérations en zone urbaine nécessitant des temps de réaction qui pourront être très rapides, etc. Quel est, dans ce contexte, l’avenir de la stratégie aérienne ? Aux États-Unis, on se pose les mêmes questions : quelle doctrine (on parle de vide doctrinal dans ce domaine) ? quelle organisation ? quels matériels ? Le deuxième point que je voulais souligner porte sur la notion de système. John Warden l’a bien décrite pour ce qui concerne l’ennemi. Considérant ce dernier comme un système, il en a tiré les conséquences quant à la stratégie à suivre pour le maîtriser ; mais nous sommes nous-mêmes un système. Il faut donc que nous réagissions comme tel : face au système ennemi, il faut que toutes les fonctions du nôtre réagissent de façon coordonnée. Dans la pratique, cela veut dire que les composantes politiques, diplomatiques et les forces doivent jouer exactement le même jeu et que ces dernières doivent elles-mêmes être totalement intégrées en interarmées. Nous avons des progrès importants à faire dans cette voie.
Paul-Ivan de Saint Germain – À propos des frappes aériennes dans les conflits de faible intensité, comment peut-on les imaginer en cas de présence au sol d’observateurs terrestres ? Je pense au Kosovo, avec ses 1 400 représentants de l’OSCE.
Jean Marguin – Jusqu’à présent, on a surtout observé des exemples négatifs, comme celui d’août 1995, où des frappes aériennes un peu inconsidérées ont provoqué la prise en otages de soldats de l’Onu. Les techniques de frappe chirurgicale peuvent constituer une solution technique, mais pas plus. Il est donc vrai que si les autres fonctions de la puissance aérienne (transport, renseignement, etc.) restent utiles pour les conflits de faible intensité, la fonction frappe me semble compromise dans ce type de conflit.
Paul-Ivan de Saint Germain – Toujours en pensant au Kosovo, on peut poser la question autrement : comment jouer subtilement entre une menace de frappe aérienne brutale et le fait de chercher à négocier d’une façon aussi diplomatique que possible ?
Dominique Bromberger – La seule solution, me semble-t-il, est de ne pas mener une telle négociation. Il faut que le camp en face duquel on se trouve soit persuadé que la frappe aérienne arrivera inéluctablement si la négociation échoue. Si l’on essaie d’être diplomate, d’être accommodant, la crédibilité de la frappe aérienne s’estompera et elle perdra évidemment de son impact. Les menaces n’ont jamais joué avec le président Milosevic, avant qu’elles ne soient devenues des actes.
Paul-Ivan de Saint Germain – Le colonel Chamagne a fait l’éloge du renseignement de précision. Comment cela s’applique-t-il à des conflits de faible intensité, en particulier ceux où les infrastructures ou l’organisation politique sont moins bien définies ?
Régis Chamagne – L’analyse que j’ai faite s’adapte à peu près à toute structure vivante, du corps humain jusqu’au cartel de drogue ou à l’État constitué. Dans chacune, il y a un cerveau, des fonctions vitales, des membres, des organismes de défense (ce sont nos anticorps) ; mais il faut chaque fois l’adapter. Il faut surtout essayer de se mettre dans la peau des leaders. Si la frappe aérienne en soi n’est pas quelque chose de très subtil, l’analyse préalable et les résultats de cette action peuvent en revanche l’être : si on arrive à paralyser juste ce qu’il faut, en disant aux leaders « ce qu’on a fait, on ne l’a pas fait par hasard ; les dégâts causés sont peut-être récupérables, mais vous savez que nous savons », on peut alors faire d’une frappe aérienne, qui est a priori un acte extrêmement violent, quelque chose de subtil.
La signification politique de la puissance aérienne
Dominique Bromberger
Jusqu’à présent, on a parlé de puissance aérienne de façon isolée par rapport aux autres activités stratégiques. Regardons son utilisation comme punition, par exemple dans l’opération Renard du désert. Celle-ci a duré trois jours, entraînant d’importants dommages. On a vu des casernes de la garde républicaine détruites, mais elles avaient été évacuées auparavant. Le quatrième jour, le représentant français à Bagdad s’est rendu au ministère des Affaires étrangères pour y rencontrer l’un des directeurs : au moment où il entrait, les agents du ministère retournaient dans leurs bureaux, rapportant chacun son micro-ordinateur qui avait été évacué auparavant. Quel est le résultat ? Premièrement, la direction irakienne est toujours en place ; deuxièmement, Saddam Hussein n’a pas été tué ; troisièmement, ce n’est certainement pas avec l’arme aérienne que l’on pouvait s’en prendre aux stocks d’armes biologiques ou chimiques qui étaient officiellement l’objet de la punition. Enfin, aujourd’hui, les États-Unis et la Grande-Bretagne sont engagés dans une espèce de guerre d’usure avec l’aviation irakienne qu’ils finiront sans doute par gagner, mais une guerre d’usure qu’ils n’avaient en aucun cas prévue avant que ne soit engagée l’opération Renard du désert. Donc, il n’est pas certain que ce soit un grand succès. Pourquoi ? Parce que, dans ce cas, la détermination politique est un facteur qui n’est pas pris suffisamment en compte : d’un côté détermination politique à résister, à se battre ; de l’autre, à utiliser l’arme aérienne et cela seulement ; de ce point de vue, l’utilisation de l’arme aérienne peut être considérée comme une faiblesse et non comme une force.
Dans le cas du Kosovo, les Occidentaux ont dit : « Si nous aboutissons à un accord avec Milosevic, nous mettrons sur le terrain 28 000 hommes ; mais si nous n’aboutissons pas, nous utiliserons la frappe aérienne : mettre des hommes à terre serait trop dangereux ». À trop réfléchir en utilisant uniquement l’idée de l’arme aérienne, on fait apparaître une dissymétrie : dissymétrie dans les moyens que les uns et les autres sont décidés à mettre en œuvre, dans le nombre de tués que les uns et les autres sont prêts à supporter. Au fond, c’est là que la guerre, au-delà des perfectionnements que nous lui connaissons, retrouve sa dimension politique, qui est volonté de vaincre ou absence de volonté, motivation ou absence de motivation.
Paul-Ivan de Saint Germain – Vous soulignez que l’engagement aérien qui se fait à distance est moins impliquant, politiquement, que l’engagement terrestre : mais n’y a-t-il pas aussi un autre effet, pervers, qui pourrait être que des frappes aériennes qui ne sont pas efficaces, et en l’occurrence elles ne l’ont pas été en Irak, pourraient avoir un résultat inverse, comme par exemple de ressouder la population autour de Saddam Hussein ? L’histoire montre que les bombardements aériens massifs de la dernière guerre ont eu en général un tel effet inverse sur le moral des populations.
Dominique Bromberger – Vous avez raison. De ce point de vue, l’embargo a d’ailleurs à peu près le même effet que la frappe aérienne. Cependant, celle-ci peut avoir aussi, par la disproportion qui existe entre celui qui l’effectue et celui qui la reçoit, un effet négatif pour le premier. C’est ainsi que, à la fin de la guerre du Golfe, une partie des Irakiens qui avaient occupé la ville de Koweït sont rentrés chez eux par l’« autoroute de la mort », sur laquelle ils ont été bombardés. On a vu des cadavres carbonisés. Je peux dire, ayant préparé une émission de télévision à l’époque, que cela a été un élément important de la décision du président Bush d’arrêter la guerre après 100 heures ; il a dit : « Ces images, quand elles seront vues chez nous aux États-Unis, vont provoquer un sentiment d’horreur, elles vont entraîner le fait que l’opinion dira : c’est assez ». Avant même que les images ne soient vues aux États-Unis, elles ont contribué à la décision du président Bush, avec le général Powell, dans le bureau ovale.
Paul-Ivan de Saint Germain – Toujours à propos des aspects politiques de la puissance aérienne, peut-on imaginer qu’à terme cela devienne un moyen européanisé, et qu’on puisse parler d’une puissance aérienne européenne ?
Régis Chamagne – Mon opinion personnelle est que, compte tenu de l’importance du renseignement et de ce qu’il faut en faire avant de mettre en œuvre la puissance aérienne, il faudra, si on veut avoir une puissance aérienne européenne, partager complètement le renseignement. Cette question est donc liée à la création d’une Europe politique.
Débat
Le débat qui a suivi avec la salle a permis de revenir sur certaines questions.
Question dans la salle – Si l’ennemi est une guérilla (cas du Vietminh), peut-on utiliser l’arme aérienne contre lui ?
Jean Marguin – Des chercheurs américains ont analysé le développement des guérillas à partir des théories de Mao. Ils ont défini trois phases : une phase préliminaire de pure guérilla, une phase de stabilisation du conflit, et une troisième phase de combat de moyenne ou forte intensité. Si la guérilla s’est organisée pour prendre le pouvoir, elle est obligée, d’après cette théorie, de passer à une phase de combat traditionnel. Dans cette dernière, la puissance aérienne reprend tout son intérêt.
Régis Chamagne – L’échec de la puissance aérienne au Vietnam mériterait de longues explications. La première raison est qu’il n’y avait pas de commandement centralisé des opérations aériennes, mais sept commandements différents. En outre, la Navy et l’US Air Force ont fait la course au nombre de sorties, en privilégiant la quantité sur la qualité. Par ailleurs, l’évaluation des résultats était déficiente ; les pilotes rentraient de mission en disant « on a réussi notre mission », qui consistait en particulier à couper les flux de ravitaillement à partir de la piste Hô Chi Minh ; mais les Vietnamiens continuaient de passer. Il faut ajouter que la puissance aérienne n’était probablement pas le moyen le mieux adapté pour ce genre de guerre. Il faut enfin parler des aspects politiques et en particulier de l’interdiction d’aller frapper les flux d’approvisionnement logistique au-delà de certaines frontières. Or, dans une stratégie antiforces, si on veut employer l’arme aérienne, le meilleur moyen est de couper le premier échelon des flux de ravitaillement et de soutien.
Question – Dans le cas du Kosovo, aussi longtemps que ce sont les Serbes qui ont tort, il y a des cibles permettant de réaliser la paralysie stratégique. Si on devait reconnaître que l’UCK a également tort, la question serait alors de savoir s’il y a des cibles crédibles de son côté ?
Dominique Bromberger – Effectivement, dans une certaine forme de combat, notamment la guérilla, il est certain que la puissance aérienne ne peut pas avoir la même efficacité. Quelles seraient les « cibles possibles » du côté de l’UCK ? En cherchant, on a trouvé que l’on pouvait bloquer les comptes en banque des Albanais qui contribuent à l’approvisionner en armes, qu’on pouvait les interdire de séjour ou de sortir de Suisse. Cependant, selon une plaisanterie d’un haut officiel français, « on ne peut pas bombarder les banques de Zurich et de Munich ».
Alain Baer – Il faut noter qu’en 1995, la guerre en Bosnie s’est arrêtée en une semaine dès que l’on s’est décidé à frapper, alors que cela faisait des années qu’on traînait de conférence en conférence. Cela prouve que l’arme aérienne est faite pour exécuter des démonstrations et pour obtenir des résultats. Cela étant, menacer de frappe dans le cas du Kosovo ne paraît pas d’une pertinence absolue.
Dominique Bromberger – Mon général, puis-je avoir un léger désaccord avec vous dans cette affaire ? L’un des facteurs décisifs de l’arrêt des combats et du début de la négociation, en dehors des frappes aériennes, a été le fait que les Américains ont équipé l’armée croate, que celle-ci a repris la Krajina, puis est entrée en Bosnie. S’est ajoutée l’action de la force de réaction rapide qui, elle, était à terre. Est-ce que les frappes aériennes, à elles seules, auraient obtenu le même résultat ? Je n’en suis pas absolument certain. À ce sujet, je voudrais dire que les exposés entendus au cours de ce colloque m’ont un peu étonné : on avait l’impression qu’il y avait l’armée de l’air, et elle seule. Or ce que j’observe dans les conflits récents, c’est que la combinaison des différentes forces et la détermination jouent le rôle le plus important.
Je maintiens que la puissance aérienne peut être un signal d’absence de volonté d’action, aussi choquant que cela puisse paraître. Si les États-Unis n’interviennent pas au sol, c’est parce qu’ils sont dans la théorie du « zéro mort ». Pour l’instant, en tout cas, il n’est pas question qu’un seul GI aille prendre le risque de se faire tuer au Kosovo : le Congrès ne le permettrait pas. La menace de l’emploi de la force aérienne semble, au contraire, indiquer qu’il n’y aura pas « plus que ça ». Les États-Unis mènent la guerre à 30 000 pieds, les Européens étant au sol ; ce qui peut apparaître comme une bonne répartition au point de vue américain. Il reste que les exposés d’aujourd’hui font penser qu’on entre de plus en plus dans le domaine d’une guerre virtuelle, d’une guerre qu’on ne serait pas vraiment décidé à faire. La guerre, ce sont les drones dont on nous a parlé, ce sont les Tomahawk qui ont été envoyés en tellement grande quantité dans le Golfe que, paraît-il, on en manque maintenant aux États-Unis. Qu’on le veuille ou non, l’idée américaine du « zéro mort » gagne de plus en plus les esprits. ♦