Situation politique et stratégique
Je partage l’analyse de Mme Carrère d’Encausse et je vais prendre les choses où elle les a laissées. Je crois effectivement que les dix dernières années ont été décisives pour la naissance d’un phénomène essentiel, et sans doute l’un des plus positifs de cette fin de siècle : c’est l’affirmation d’une démocratie russe ; non seulement la mise en place d’institutions démocratiques dont vous avez décrit la fragilité, les changements indus de sorte qu’on est loin de la boîte de vitesses automatique. C’est ainsi qu’on est passé depuis le début de cette année d’une présidence ferme avec un Premier ministre technicien à un Premier ministre fort avec un président symbolique ; mais cela finalement n’a pas une importance notable : il est incontestable que nous sommes maintenant en pleine mer, avec une génération qui n’a connu qu’une situation de liberté politique croissante.
Entendons-nous bien, il n’y a pas les garanties juridiques qui existent en Europe occidentale et il y a parfois des situations locales assez surprenantes : le gouverneur de Vladivostok n’a pas la même conception de son autorité que celle qu’on trouve à Moscou. Il est vrai aussi qu’on peut dire tout ce que l’on veut dans un certain domaine, mais qu’il existe des secteurs réservés où la curiosité est parfois terriblement sanctionnée. Cela ne doit pas nous cacher le phénomène essentiel ; songez par exemple aux jeunes gens qui sont nés en 1984-1985, ils n’ont connu qu’un climat de contestation politique, de remise en cause de leur histoire, de télévision, davantage peut-être que leurs homologues français ; songeons aux gens qui avaient vingt ans en 1985, ils auront traversé en une vie de jeunes gens un siècle de l’histoire russe ! et il n’est pas vrai que l’histoire soit cyclique, il existe un mouvement hélicoïdal dans les sociétés. Mme Carrère d’Encausse a écrit Un malheur russe, une réflexion très profonde sur le destin terrible de ce peuple qui, en Europe, a été pris entre un climat impossible et des pays voisins difficiles, avec des frontières indéfinissables, et qui a connu de ce fait une longue dérive autocratique, qui avait elle-même commencé à s’élargir au XIXe siècle ; d’une certaine façon, c’est bien à cela que ces dix dernières années nous font penser, en renouant avec ce climat à la fois fiévreux, angoissant, mais en pleine évolution, qui a caractérisé la Russie depuis l’abolition du servage jusqu’à la guerre de 1914. Climat dans lequel les libertés s’élargissaient d’année en année, les écrivains devenant plus audacieux et la créativité se donnant libre cours, faisant de cette Russie en fin de siècle un des hauts lieux de la civilisation européenne, sinon le laboratoire de toute notre modernité.
Nous n’en sommes pas là aujourd’hui en Russie pour les raisons qu’a nettement soulignées Mme Carrère d’Encausse. Un atterrissage forcé dur, une sortie du communisme exemplaire politiquement, mais avec beaucoup de morts par des voies que l’on considère comme naturelles et qui ne le sont pas : la Russie est le seul pays industrialisé où l’espérance de vie a reculé ces dernières années et continue à reculer, ce qui est poignant même si on semble parvenir à un point d’arrêt. Il s’agit d’un phénomène unique que n’ont connu ni la France après la Révolution, ni l’Angleterre de Dickens, et actuellement l’espérance de vie d’un Chinois, 72 ans, se rapproche de celle d’un Français. Cet effritement en Russie n’a pas commencé récemment, il est apparu sous Brejnev. C’est un legs de ce passé terrible, comme le sont l’alcoolisme chronique, les difficultés dues à l’environnement, et le cancer thyroïdien post-Tchernobyl continue à progresser… Nous avons là tout ce tableau qu’on ne cesse de nous présenter et qui laisse dans l’ombre toute la vitalité et la créativité d’un peuple qui résiste avec un fort désir de vivre au diapason du reste de l’Europe dont il fait partie.
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