Le général Poirier (mai 2009)
La lecture des Classiques, et nous aurons la faiblesse de mettre le général Poirier dans cette illustre catégorie, est toujours une aventure jubilatoire. Quel plaisir de comprendre un langage simple et puissant qui n’a rien perdu de sa vigueur et de son intérêt. Bienvenu soit-il dans ces temps d’approximation intellectuelle et de bavardages convenus, souvent importés, dans la bouche de quelques « conseillers en stratégie » autoproclamés.
C’est que le général maîtrise son sujet, le concept de dissuasion et son application par une puissance moyenne à vocation mondiale.
Il en a exposé l’essentiel dans quatre articles de la revue Défense Nationale parus entre 1968 et 1983. « Dissuasion et défense antimissiles » (I et II) en novembre et décembre 1968, « Dissuasion et puissance moyenne » en mars 1972, « Quelques problèmes actuels de la stratégie nucléaire française » en décembre 1979 et enfin « La greffe » en avril 1983.
Il n’est pas dans l’intention de l’auteur de cette courte contribution de s’aventurer dans l’exégèse du résumé d’une pensée limpide et parfaitement exprimée de première main. Tout au plus une incitation à relire les textes de base, d’autant qu’ils sont dans leur expression la plus simple ; et la plus compréhensible pour tous ceux qui en feront une lecture sans a priori.
L’article de 1968 « Dissuasion et défense antimissiles », après avoir souligné que l’arme et son vecteur forment un tout indissociable, expose les fondements de la théorie de la dissuasion, socle encore aujourd’hui d’une remarquable pertinence. L’article de 1972 ne fait qu’enfoncer le clou quatre ans plus tard, à destination des malentendants ou des lecteurs distraits. Dans le premier texte cité, d’une cinquantaine de pages, le lecteur trouvera, non seulement les raisons d’un attachement jamais démenti de notre pays à sa force de frappe mais aussi, en contrepoint, celles qui soutiennent les efforts de tous les proliférant : rappel de la raison politique et du principe de dissuasion « combinaison d’une certitude et d’une incertitude » ; nécessité de recourir à la seule théorie en l’absence d’une expérience autre que celle des deux bombes lancées sur le Japon ; les discours sur « ce qui se passerait si » de Mac Namara furent donc « d’authentiques actes stratégiques » ; les raisons d’une stratégie de dissuasion nationale « la limite des alliances et l’autonomie de décision sans laquelle la France ne serait plus sujette d’une politique personnelle mais objet de la politique d’autrui » ; comment et quoi dissuader, « caractère du décideur suprême et consensus national sur ce qu’il faut défendre à tout prix » ; maîtrise des crises qui est le « corollaire de la manœuvre dissuasive ».
L’article de 1979, texte d’une conférence faite à l’IHEDN, pose, sept ans plus tard, la question du maintien de la validité de notre doctrine de dissuasion du faible au fort. Il souligne comme essentiel pour la France, dès cette époque, la nécessité de compléter sa stratégie de dissuasion par une stratégie militaire dite « d’action extérieure ». Alors « que nous avons valorisé, aux yeux de l’opinion, les moyens de non-guerre au détriment de l’indispensable préparation à l’emploi effectif des forces armées ». Lucien Poirier, qui confesse son désir de ne camper que dans le domaine du concept, se garde de donner une réponse précise sur « les forces à attribuer à l’une ou l’autre de cette stratégie dualiste » dans une Europe occidentale en gestation mais « qui est loin d’être suffisamment unie pour autoriser la mise en place d’un système de défense proprement européen ».
Le sujet de « La greffe » paru en 1983 prend appui sur la toute jeune « force d’action et d’assistance rapide » pour souligner qu’elle constitue « le germe d'une transformation radicale affectant l’ensemble de nos forces qui sont trop rigides ». C’est l’amorce d’une stratégie militaire cohérente et dualiste qui se compose d’un but négatif : l’interdiction des actions adverses visant nos intérêts et d’un but positif : l’action soutenant nos propres intérêts.
Le lecteur fera de lui-même abstraction des circonstances datées et des présupposés à remiser sur les étagères de l’histoire. Ce qui n’exonère pas le responsable prudent et avisé de les tenir toujours à portée de main. La fin de la guerre froide et de la division de l’Europe, la mutation des risques et menaces, la transformation du champ géopolitique et l’évolution des mentalités et des techniques imposent à l’évidence des conversions et des changements de paradigmes.
Il n’empêche. Au lieu de vaticiner dans le registre éthico-philosophique avec une profusion de mots abscons, nos modernes épigones, autoproclamés stratèges, seraient bien avisés de prendre exemple sur le général Lucien Poirier : une pensée originale, une réponse à la question posée, une rédaction claire et simple pour guider le praticien, afin de lui donner des voies à suivre qu’il adaptera en fonction des hommes, des moyens et des circonstances. ♦