Correspondance - L'organisation des territoires d'outre-mer
Fidèle lecteur de votre Revue, j’ai très remarqué l’article signé XXX « Défense de l’Europe de l’Ouest » (Voir Revue de Défense nationale, mars 1949, p. 307), qui répond à une de mes marotes ; ma faible voix de simple citoyen et de tout petit officier de Réserve (capitaine) ne me donne évidemment pas grande autorité pour préconiser des mesures. Permettez-moi toutefois de vous soumettre des idées, probablement très générales : mais peut-être pourront-elles être utiles et c’est là mon seul but.
Je ne discuterai pas les arguments de l’auteur quant à l’organisation d’une défense de l’Europe occidentale : cette défense est certainement très faible actuellement ; on manque de moyens, d’armements, de troupes instruites. Signalons, en passant, qu’on attend des armements massifs américains, ce qui est une condition sine qua non dans l’état actuel des finances et du retard industriel des puissances occidentales, la panacée universelle, sans vouloir voir la question entraînement des effectifs. Certainement tous les armements ne viendront pas en même temps, en mettant les choses au mieux, et on aurait théoriquement le temps d’instruire les effectifs au fur et à mesure du réarmement ; notons toutefois que si le temps venait à presser, il est plus facile, une fois la chaîne mise en route, de produire des armements, que de former des techniciens capables de s’en servir. Or on n’a pas l’impression que ce problème ait été entrepris. C’est tout le problème de l’instruction des réserves qui est en cause et si, un jour, on devait les appeler, il est probable qu’on se trouvera devant une masse ignorant tout ou presque de la guerre moderne, masse qui sera étouffée par le rythme rapide des manœuvres et des armements adverses. Cette lacune risque de nous causer de gros déboires, car rien ne s’improvise et les armements les plus modernes ne sont rien si l’on n’a pas des équipes entraînées prêtes à s’en servir.
La défense de l’Europe doit être entreprise : c’est affaire de gouvernement, de grands états-majors. Même avec nos faibles moyens, et encore que la tâche à réaliser soit de longue durée pour arriver à un équilibre, il faut l’entreprendre et vite. Comme le dit l’auteur, la phrase du maréchal Lyautey reste celle des hommes d’action, les seuls qui vivent et qui créent : « S’il faut si longtemps pour aboutir, autant alors s’y mettre tout de suite ».
Mais ce qu’il y a peut-être de plus urgent, c’est, comme l’auteur le fait remarquer si justement, l’organisation de nos territoires d’outre-mer, qui seuls nous donnent l’espace de manœuvres à l’échelle d’un conflit futur. La guerre de 1939-1945 l’a démontré ; mais une nouvelle guerre, si malheureusement elle a lieu, montrera d’une façon éclatante la force de nos territoires d’outre-mer, si nous savons nous en servir, leur faiblesse si nous n’avons pas su prévoir. Et pour prévoir, il faut transposer une partie de nos forces sur ces territoires. Mais les forces d’une nation ne sont plus seulement ses armées, mais ses cadres, ses administrations, ses laboratoires, ses facultés, ses usines, ses industries-clés.
L’auteur insiste sur ce que la place d’armes nord-africaine offre comme possibilités de tous ordres. Quoique nous en ayons d’autres, elle est pour nous essentielle. Le climat même, se rapprochant de celui de notre Midi, rendrait le séjour moins pénible. Mais il faut qu’un plan d’ensemble puisse créer là un « kombinat » de nos productions de tous ordres, afin que l’harmonie règne.
Et c’est là où je voudrais insister, car une partie de cette transposition est réalisable rapidement. Si les Russes nous ont montré qu’en pleine guerre on pouvait transposer des usines à des milliers de kilomètres, on peut tout de même penser que des Français seront capables, en période de paix, d’en faire autant. Et nous avons à notre disposition immédiate, sur simple décision du gouvernement, toutes les usines nationalisées. Il y a là tout un ensemble industriel qui n’englobe peut-être pas toute la gamme d’un « kombinat » complet, mais qui forme quand même un ensemble de montages assez complet et qui pourrait se transposer très vite à l’abri de l’écran de l’Atlas, à proximité des ports Nord-africains. Cela ne peut pas se faire à la dernière minute ; il faut le faire à temps, sinon nous n’aurons, dans une guerre future, qu’une industrie dérisoire (malgré les progrès réalisés à ce jour), industrie primitive et fragmentaire qui ne sera d’aucun poids dans la coalition.
On s’élève souvent contre les nationalisations et leurs gérances ; je n’en discuterai pas le bien-fondé, ni ne critiquerai, n’étant pas qualifié pour le faire ; mais ces usines sont à la disposition du gouvernement ; toutes nos usines d’aviation sont nationalisées, une grande partie de nos usines d’armement, des usines de moyens de transport comme Renault et Berliet. Si l’on y ajoute nos arsenaux, tant terrestres que maritimes et aéronautiques, il y a un ensemble disponible qu’il est possible d’éloigner dans des délais très courts du théâtre d’un conflit éventuel.
Le gouvernement peut d’un trait de plume ordonner leur transposition en Afrique. L’organisation de cette transposition est affaire de logistique et d’argent. Je ne ferai pas l’injure à nos ingénieurs de les croire incapables de réaliser logistiquement une telle opération. La question pécuniaire en ces temps de basses eaux budgétaires est plus inquiétante ; mais en y réfléchissant bien ne sera-t-il pas plus économique pour la collectivité présente et à venir de sauvegarder des industries-clés que de les voir détruites ou transposées dans un coin quelconque de l’Europe – donc presque totalement perdues pour nous – par des envahisseurs ? Et, au surplus, cette transposition coûterait-elle plus cher que les reconversions amorcées et peut-être improductives ? Et puisqu’il y a refonte des usines nationalisées ne pourrait-on pas en profiter pour faire en Afrique un tout cohérent et moderne de nos usines d’armement ? Coût élevé, c’est certain, mais dépense productive pour l’avenir, à inclure en premier lieu dans le plan Monnet et à réaliser sans retard.
Bien entendu tous les derniers perfectionnements possibles seraient pris pour la dispersion et la défense passive, ce qui, étant donné la protection de l’Atlas et la possibilité de dispersion sur les espaces immenses des zones pré-sahariennes, devraient donner une protection très efficace. La proximité des ports algériens et marocains, nombreux, dispersés, bien outillés, perfectionnables, permet de répondre à toutes les demandes d’apport de matériel et de matières premières.
On peut donc avoir rapidement dans notre Afrique blanche un ensemble cohérent et suffisamment étoffé d’industries d’armement qui nous permette, en tout état de cause, de tenir le rang que l’Union française devra avoir dans une coalition sous peine de se voir reléguée au rang des nations secondaires. Cela ne supprime pas le problème plus lointain de l’exploitation et de la mise en valeur de l’Union française ; c’en est le premier stade rapidement réalisable ; il faut que cela se fasse au plus vite. ♦
Agréez, Messieurs, mes sentiments distingués.