Correspondance - Défense du territoire et front continu
Dans un article paru dans le numéro de mai 1951 (« La défense du territoire ») de la Revue de Défense Nationale, le colonel Champeaux préconise une défense du territoire basée sur l’établissement d’un front continu de 800 kilomètres étayé par un quadrillage de places. Une centaine de divisions d’infanterie, d’un type nouveau « Patrie en danger » à effectifs et matériels réduits, donc faciles à mettre sur pied, pourraient suivant l’auteur en assurer aisément l’intégrité. Ainsi le peuple français qui, de plus en plus conscient des dangers qui le guettent, attend depuis plusieurs années, impatient et anxieux, une solution au problème de sa défense, se trouve tranquillisé. Quel soulagement pour lui de pouvoir maintenant enfin espérer être mis bientôt à l’abri d’une invasion étrangère !
Nous estimons hélas pour notre part que le système proposé est illusoire et dangereux parce que :
1° Il s’apparente à celui prôné avant 1940 par le général Chauvineau qui nous a conduits à quatre ans d’occupation étrangère.
2° Impatiemment attendu, prétendant résoudre un des plus graves problèmes de l’heure, séduisant par sa simplicité et sa facilité de réalisation, il risque de faire un grand nombre d’adeptes parmi nos compatriotes non avertis des questions militaires.
Dans ce qui suit, nous nous attacherons donc à montrer :
1° Que le front continu ne semble plus possible sur le théâtre d’opérations occidental ;
2° Le serait-il, que 100 divisions type « Patrie en danger » sont incapables d’en assurer la défense contre une attaque d’unités blindées.
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Il faut bien avouer tout d’abord que le front continu répond à un besoin instinctif et profond de l’homme en général et du combattant en particulier. À tous les échelons au combat, la continuité est partout et toujours désirée : le fantassin du rang recherche le coude à coude avec son voisin, le chef de section une liaison étroite avec les sections qui l’encadrent.
Il est, en outre, certain qu’il constitue la forme la plus forte de la défensive sous une réserve toutefois : l’avantage que procure au défenseur le choix, l’utilisation et l’organisation du terrain doit compenser largement le désavantage qui résulte pour lui de l’abandon auquel il se trouve nécessairement contraint d’une partie – d’ailleurs variable – de sa liberté d’action et de ses possibilités de concentrer ses efforts.
Un tel front ne pourra du reste arrêter l’ennemi qu’à quatre conditions : être suffisamment solide initialement ; pouvoir rapidement être renforcé en cas d’attaque ; pouvoir être rétabli en cas de rupture ; avoir ses arrières à l’abri de débarquements maritimes et aéroportés (ce qui, du reste, avec le développement de l’aviation, deviendra de plus en plus difficile).
Si l’une de ces conditions n’est pas remplie, il s’effondrera, le moment venu, comme un château de cartes : la déception du Pays sera alors d’autant plus amère que la confiance instinctive mise par lui dans la valeur de sa protection aura été plus grande. Voilà pourquoi il n’a pu être employé qu’une fois efficacement sur le théâtre d’opérations occidental : en 1914. Les facteurs favorables suivants lui ont même permis alors de tenir quatre ans.
– les effectifs en présence étaient nombreux puisqu’ils provenaient de la conscription, constituaient pour leur plus grande partie – initialement du moins – des unités d’infanterie armées du fusil, et rendaient possible une saturation du front ;
– le rapport des forces en présence était voisin de 1 ;
– le matériel et l’armement en service et l’approvisionnement en munitions, s’ils permettaient de temps en temps la rupture d’un front dont l’organisation croissait chaque jour, étaient toujours insuffisants pour exploiter à fond ces ruptures.
La tentative de 1939 d’opposer une semblable barrière aux armées allemandes a lamentablement échoué et ceci parce que les moyens dont nous disposions étaient insuffisants quantitativement et surtout qualitativement. La toile d’araignée tendue sur la partie de notre frontière non fortifiée a été percée avec une facilité stupéfiante. Une douzaine de divisions blindées allemandes, appuyées par une forte aviation, ont eu raison, à peu près seules, en un mois, de notre armée cependant combien supérieure en nombre. C’était la victoire de la qualité sur la quantité et surtout de la manœuvre sur une défensive trop statique.
Quel démenti cruel donnèrent alors les faits aux doctrines paradoxales du général Chauvineau ! Dans l’avenir et pour longtemps – le développement des troupes aéroportées nous inciterait même à dire pour toujours – nous devons renoncer à ce procédé parce que nous ne disposons pas des moyens qu’il exige. En effet :
1° Sur le théâtre d’opérations du Nord de la France et de l’Allemagne, au parcours facile (faibles obstacles, réseau routier très développé), un front continu ne contiendra une ruée de blindés que s’il est défendu par des GU (grandes unités) fortement équipées en matériel ;
2° De telles grandes unités coûtent cher. Il faut, en effet, fabriquer, entretenir et renouveler leur précieux matériel qui, en raison même de sa valeur et en vue de son rendement maximum, ne doit être confié qu’à des spécialistes.
3° Le nombre de ces GU pouvant être mises sur pied n’est plus fonction comme avant 1940 de nos effectifs mais de nos possibilités économiques et budgétaires et de celle de nos alliés. L’Armée de terre est maintenant en effet soumise, à cet égard, à la loi à laquelle doivent obéir, depuis qu’elles existent, Marine et Aviation.
Ne pouvant pas demain disposer des 100 divisions que nécessite la constitution d’un front continu, nous sommes obligés d’avoir recours au seul autre procédé de défense connu, d’ailleurs plus économique : la manœuvre, manœuvre combinée, Armée de terre–Aviation. Nous voici ainsi plus près de 1814 que de 1914 ou de 1940. On peut se demander du reste si, en appuyant son front continu sur un quadrillage de places, le colonel Champeaux n’a pas implicitement admis ce qui précède et si, dans son for intérieur, il ne destine pas ces places à servir de môles d’amarrages en cas de rupture de son front continu.
Si oui, deux objections sont à opposer à cette conception bâtarde :
1° L’expérience de 1940 est là pour nous montrer que des GU d’infanterie défendant un front continu sont dans l’impossibilité absolue en cas de rupture de ce front et d’exploitation rapide de cette rupture par les blindés, de constituer en arrière un autre front ;
2° L’organisation de ce quadrillage ne fait qu’augmenter le caractère statique du système.
Si l’on veut défendre les places qui, en raison de la menace aérienne, doivent avoir au moins 4 kilomètres de rayon, il faut une division d’infanterie (DI) par place. Aux 80 DI nécessaires pour la défense statique du front, il faut donc ajouter n DI pour la défense du quadrillage. Que restera-t-il alors pour la manœuvre des 100 DI prévues ? Rien ou à peu près rien. Réduire ainsi presque à néant sa masse de manœuvre, c’est renoncer à toute initiative, abandonner toute liberté d’action. On ne faisait pas mieux en 1870 quand on se bornait à défendre de « belles positions ».
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Que dire maintenant de la division « Patrie en danger » qui nous est proposée ?
1° C’est tout d’abord une grande unité « au rabais ». Si nous la comparons en effet à la Division américaine, nous constatons : une réduction de 50 % des effectifs (10 000 au lieu de 18 000 hommes), 60 % des véhicules (1 000 au lieu de 2 600) ; la faiblesse qualitative et quantitative de son armement. Comment l’artillerie notamment, dotée de mortiers à portée forcément réduite, manœuvrera-t-elle ses feux et effectuera-t-elle les concentrations désirables sur les arrières ennemis en particulier (contre batterie et contre préparation, etc.) ?
2° La façon d’habiller les hommes et de les chausser est évidemment très simple pour ne pas dire simpliste. Je crains qu’elle n’aboutisse à en faire une grande unité de « loqueteux » et de « va-nu-pieds » type « retraite de Russie ». Qu’on se souvienne donc des chaussures apportées par les réservistes en 1939 ou même de la mise sur pied à cette époque d’unités motorisées avec moyens automobiles provenant uniquement de la réquisition !
3° Les hommes appelés à constituer une toile division, à l’instruction militaire forcément réduite, ne se connaissant pas, rejoindront au début d’une guerre avec un moral qui semble devoir être plus proche de celui de leurs anciens de 1939 que de celui des volontaires de 1792, du soldat de 1914 ou du FFI de 1944. Quand ils verront, d’une part, ce qu’on attend d’eux et, d’autre part, les moyens mis à leur disposition, il est à peu près certain que ce moral s’effondrera. Ceci est particulièrement grave pour des troupes à peu près sans cohésion, ayant une mission défensive statique.
Nous estimons donc que de telles grandes unités sont absolument incapables de défendre victorieusement un front continu dans les terrains à chars d’Europe occidentale. Elles le seront d’autant plus que, malgré la réduction opérée sur leurs moyens (effectifs, matériels), on leur confie la défense d’un front normal de divisions. C’est un procédé connu et facile que de diminuer faute de moyens, la densité d’occupation. Il a déjà été appliqué en 1939 en étirant le front des divisions et nous savons ce qu’il nous a coûté.
Il nous faut donc admettre que ces grandes unités sont d’un emploi très limité. Elles pourraient, à notre avis : coopérer à la défense des places du quadrillage prévu ; être employées à la rigueur à la défense de secteurs peu propices à l’emploi des chars (montagnes, bois, marais) et y assurer la couverture d’un flanc ou d’une aile du corps de bataille.
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De tout ce qui précède, il nous faut conclure que, tant que nous n’aurons pas les moyens matériels de défendre un front continu, il faut résolument abandonner ce mode de défense et ne pas chercher à le constituer envers et contre tout en remplaçant le matériel par des poitrines. Quand nos ressources ne nous permettent pas d’entourer notre jardin d’un mur solide, nous ne les gaspillons pas à construire une clôture de pacotille qui ne trompera que nous, mais nous les employons à l’achat de chiens de garde vigilants, agiles et aux bons crocs. Ne procédons pas différemment dans le domaine de la défense nationale où, comme partout, la qualité doit primer la quantité et le bon marché est toujours en définitive trop cher. Ne dilapidons pas nos crédits à mettre sur pied des unités mal armées et mal équipées donc sans valeur morale et tactique. Concentrons, au contraire, tous nos moyens sur la constitution, l’entretien et l’entraînement d’un corps de bataille puissamment équipé et aussi important que possible et confions notre défense à son habileté manœuvrière. Le Français a toujours tendance à prendre ses désirs pour des réalités et à croire ceux qui lui assurent que sa protection est assurée. Sa désillusion a été d’autant plus grande en 1940 qu’il la croyait fonction des milliards qui y avaient été consacrés. N’induisons pas en erreur ceux que nous avons le devoir d’éclairer en leur proposant des solutions aussi faciles. Elles mènent, en effet, presque infailliblement, comme l’écrivait prophétiquement, hélas ! avant guerre, le général de Gaulle : « Aux “Sauve-qui-peut” et aux “Nous sommes trahis” des mauvais débuts. » ♦