L’âpreté de la compétition entre pays industrialisés donne l’image d’une guerre avec ses stratégies propres à chaque adversaire, États-Unis, Japon, Europe, celle-ci combattant encore, malheureusement, en ordre dispersé. L’un de ses champs de bataille essentiel est celui de l’industrie automobile qui concerne en France, ne l’oublions pas, un million de salariés. Cet article est extrait d’un exposé que l’auteur a fait à l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) dans le cadre d’un cycle d’études qui a porté, durant tout le premier trimestre 1973, sur les conséquences, pour notre pays et pour sa défense, de la formation d’une Europe élargie et sur le rôle qu’il peut y jouer. Son propos est d’attirer l’attention sur l’attention sur l’un des aspects importants, mais bien entendu non exclusif, de cet ensemble de problèmes.
La compétition entre l'industrie européenne et le reste du monde
La question qui vient naturellement à l’esprit lorsqu’on évoque la compétition entre l’industrie européenne et le reste du monde, concerne la réalité du concept d’industrie européenne. De quelle Europe s’agit-il ? Je m’en tiendrai ici à celle de la Communauté Européenne élargie et non de l’Europe géographique qui s’étend de l’Oural à Gibraltar.
Cette Europe, que certains dénigrent en l’appelant « l’Europe des trusts » parce qu’elle est essentiellement douanière, est le résultat direct de l’incroyable et irrésistible expansion technologique qui caractérise l’état actuel de notre civilisation et qui crée aujourd’hui entre pays jadis ennemis la nécessité de rapprochements qui ne sont pas sans analogie avec ceux que, sous le nom de concentrations, connaissent les industries. Et c’est bien à partir du fait technologique que les hommes, en Occident, ont pris conscience de ce que l’avenir appartient aux grands espaces qui, de nos jours, sont avant tout de grands marchés.
Il est clair que notre Europe douanière représente avant tout une communauté de défense dans la guerre économique qui fait rage et qui constitue le trait le plus marquant de la vie internationale de la seconde moitié du XXe siècle. Dans cette guerre qui ne connaît ni trêve ni armistice et dont on ne sait même pas si on peut lui concevoir un terme, l’enjeu est le même que dans les guerres militaires : c’est l’indépendance. Et la puissance économique, c’est-à-dire aujourd’hui la puissance industrielle, est le substratum primordial de l’indépendance. Aussi, le mot « compétition » est-il moins pacifique qu’il n’y paraît, et ce qu’il s’agit de décrire sommairement ici, ce sont les modes actuels de la guerre des industries à l’échelle mondiale.
Comme le mot même d’industries recouvre une immense variété d’activités, de formes et de dimensions, il a paru commode de choisir comme exemple une industrie profondément engagée dans la guerre économique et sur tous les fronts : aucune catégorie industrielle ne semble à cet égard plus représentative que l’industrie automobile. Celle-ci, en effet, n’est pas seulement le premier employeur dans les grands pays occidentaux (plus d’un million de salariés directs et indirects en France), elle est aussi le premier consommateur des industries du verre, de la sidérurgie, de la transformation des métaux et de la construction mécanique. Elle s’approvisionne dans 21 branches industrielles recensées par l’INSEE. Mais plus encore, il est de fait qu’elle joue le rôle le plus essentiel de tous dans le combat économique, pour la raison simple, et généralement ignorée, que l’équilibre relatif des échanges de la Communauté européenne avec le reste du monde repose à peu près entièrement sur elle. En 1969, elle a fourni à la Communauté un excédent de 4 milliards de dollars — malgré quoi la balance générale de la Communauté eut encore été déficitaire de 18 millions de dollars sans l’automobile. Sans elle, où en seraient les parités monétaires européennes ?
Bien entendu, les modalités de la bataille industrielle ne sont plus spécifiques à l’automobile, et ce qui s’applique à elle vaut mutatis mutandis pour la plupart des autres industries.
En suivant cette trame, notre examen se portera sur deux théâtres d’opérations :
— la lutte pour la conquête des grands marchés industrialisés :
— la lutte pour la conquête des autres marchés mondiaux.
La lutte pour la conquête des grands marchés industrialisés
Les prévisions de Mc Graw-Hill pour 1973 (1) rendent manifeste la primauté de quatre grands marchés industrialisés :
— celui des États-Unis avec un P.N.B. prévisionnel de 1 266 milliards de dollars ;
— celui de la C.E.E. avec un P.N.B. prévisionnel de 1 079 milliards de dollars ;
— celui du Bloc socialiste avec un P.N.B. prévisionnel de 411 milliards de dollars (pour l’U.R.S.S. seule) ;
— celui du Japon avec un P.N.B. prévisionnel de 370 milliards de dollars.
Du fait des caractéristiques très particulières du marché des pays socialistes, nous ne retiendrons ici que les marchés européens, américains et japonais. La lutte pour leur conquête revêt deux formes principales : l’exportation de produits finis et l’implantation à l’intérieur du pays à conquérir. Comment la situation se présente-t-elle dans chacun des trois cas retenus ?
L’Europe communautaire
Contrairement à ce que les défaitistes répètent inlassablement, les industriels européens sont actifs et dynamiques. Après la seconde guerre mondiale qui avait ravagé leurs moyens de production et raréfié leur ravitaillement en matières premières, ils ont, en pratique, fait leurs les paroles prophétiques que Pierre Lefaucheux prononçait le 10 novembre 1944 au milieu d’un Billancourt fort mal en point :
« Nous aurons à moderniser notre outillage, d’abord sur place, puis nous franchirons les limites de l’usine actuelle où nous risquons d’étouffer… Ces modernisations, ces extensions sont indispensables, car si nous n’avons guère progressé pendant l’occupation, d’autres l’ont fait et nous allons rencontrer, la paix revenue, une terrible concurrence internationale contre laquelle nous aurons à lutter, peut-être sans la barrière protectrice des droits de douane… »
La reconstruction de l’industrie européenne s’est faite à une allure telle que l’on a souvent parlé de miracle. L’automobile y a joué un rôle exceptionnel d’« entraînement » car l’Europe était sortie de la guerre très consciente des besoins de la motorisation : encore fallait-il satisfaire ces besoins aux moindres frais car notre vieux continent n’est pas très riche en matières premières. Mais, les « moindres frais » ne peuvent vraiment avoir rien de commun avec des solutions de facilité : les Européens ont un niveau moyen de culture — et par conséquent d’exigences — extrêmement élevé. Voilà deux traits européens fondamentaux à retenir : le souci de ne pas gaspiller les matières premières et le souci d’obtenir un rendement élevé. Ces caractéristiques, on les retrouvera dans toutes les industries d’équipements, qu’il s’agisse de locomotives, de turbines ou de machines-outils. Et, bien sûr, aussi dans les automobiles.
Les Européens ont concentré leurs efforts sur les voitures petites et moyennes qui ont été, presque tout de suite, des engins sophistiqués, pour concilier les possibilités de vitesse offertes par un réseau routier dense et excellent, la sécurité active (essentiellement les qualités de tenue de route et de freinage) et l’économie aussi bien en matériaux de construction qu’en consommation de fonctionnement.
La voiture européenne est donc devenue très vite spécifique et cela explique que nos constructeurs aient d’abord recherché leurs marchés sur notre continent.
En 1971, l’Europe a produit 10,5 millions d’automobiles particulières contre 8,5 millions pour les États-Unis, 3,7 millions pour le Japon et à peine 1 million pour le bloc socialiste.
L’Europe a absorbé 70 % de sa propre production et exporté le reste. Comme son MTM (marché toutes marques) s’est élevé à 7,750 millions d’automobiles, il apparaît clairement qu’elle est très peu affectée par l’importation de véhicules complets, alors qu’elle a une position franchement exportatrice.
Pendant l’année considérée, le marché américain a absorbé 950.000 unités européennes (en majorité allemandes). Le marché japonais et le marché des pays socialistes sont, eux, totalement fermés à l’importation des véhicules finis.
Dans la guerre des pays industrialisés, l’Europe peut être caractérisée par un très bon contrôle de fait de son marché intérieur : elle importe peu d’automobiles de construction non européenne, elle n’importe aucune centrale électrique (même les centrales de type nucléaire américain sont fabriquées en Europe sous licence et avec une incorporation croissante d’ingénierie européenne), aucun matériel ferroviaire et, en bref, de moins en moins de gros équipements pour ses industries de base. Par contre, elle est très accueillante à l’investissement américain alors qu’elle dirige elle-même la majorité de ses propres investissements extérieurs vers le reste du monde : sa perméabilité capitaliste demeure extrêmement forte, malgré l’ampleur et la fréquence des crises du dollar.
Les États-Unis
À l’inverse de ce qui s’est passé en Europe, les États-Unis se sont engagés, après le conflit mondial, dans une véritable escalade des dimensions et des puissances dans presque tous les domaines. Leurs véhicules n’ont pas échappé au goût du gigantisme, se fermant ainsi progressivement à toutes les possibilités pratiques d’exportation.
Cette politique a été grandement facilitée par le degré de concentration qui prévaut dans l’industrie américaine en général et dans celle de l’automobile en particulier : en effet, les 150 constructeurs américains de 1925 ne sont plus que quatre aujourd’hui, et ces seuls quatre ont produit en 1971 8,6 millions de voitures et en 1972 9,32 millions sur un MTM de 10,89 millions. En Europe, il y a 14 firmes d’automobiles, malgré un bel effort de concentration. Dans le secteur de la construction électrique, il n’y a que deux grandes firmes aux États-Unis contre une dizaine en Europe.
Cela n’est pas sans conséquences, et comme le dit fort bien Galbraith (2) « le gigantisme des entreprises et le petit nombre des concurrents conduisent à la régulation du marché… la forme d’automobile la plus parfaite sera, pour la plupart des gens, celle que les trois Grands de l’automobile ont choisie souverainement pour l’année en cours … ».
Aucune réflexion n’est donc valable si, en songeant aux États-Unis, on ne tient pas un compte permanent de ces deux facteurs essentiels, qui valent pour toutes les branches d’activité et qui sont : la concentration industrielle et l’énormité géographique et financière du marché intérieur. C’est de là que découle la stratégie des firmes américaines, une stratégie très complète, avec un aspect défensif et un aspect offensif.
L’aspect défensif
Une certaine rébellion s’est manifestée aux États-Unis contre les types imposés par les trois Grands de l’automobile ; des importations notables de voitures européennes et japonaises se sont produites ; le cap du million d’unités a été dépassé en 1969 pour atteindre en 1972 plus d’un million et demi.
La première réaction défensive, irréprochable, s’est inspirée du libéralisme classique : les trois Grands ont produit des voitures dites « compact », se situant dans des prix et des dimensions comparables à celles des voitures importées et ils les ont lancées sur le marché. Pour diverses raisons techniques, ces véhicules n’ont connu qu’un succès modéré et les États-Unis ont recouru à d’autres modes de défense.
Chacun se souvient de la création d’une taxe spéciale à l’importation et aussi — et surtout — de la formidable pression exercée sur les deux grands exportateurs, l’Allemagne (plus de 700.000 unités) et le Japon (plus de 500.000 unités), pour les obliger à réévaluer fortement leurs monnaies nationales, ce qui, d’ailleurs, n’a pas obtenu non plus tout le succès escompté.
Une défense beaucoup plus fine et beaucoup plus efficace semble pouvoir être trouvée dans les nouveaux règlements que l’Administration prépare en matière de sécurité secondaire et de pollution. En effet, l’application des règles formulées par l’E.P.A. (Agence de protection de l’environnement) et la NHTSA (Administration de la sécurité du trafic) conduirait à :
— augmenter d’au moins 50 % le prix des véhicules existants les plus gros,
— augmenter de 60 à 70 % le prix des véhicules moyens (classe R 12),
— éliminer de la circulation les voitures petites (classe R 4, Fiat 500, 2 CV, etc.).
L’arsenal des moyens défensifs peut emprunter à la technique moderne des armes raffinées et efficaces.
L’aspect offensif
La stratégie américaine ne se contente pas d’exercer une défensive bien conçue. Elle a un aspect offensif tout à fait remarquable. En effet, les Américains se sont implantés fortement en Europe même, où ils disposent de filiales puissantes sur lesquelles ils exercent un contrôle absolu.
Une étude très récente du Financial Times souligne la similitude des modes d’approche du marché européen par les firmes américaines : dans tous les cas elles organisent un contrôle financier très serré de leurs filiales (la supériorité décisive du management américain sur les autres managements semble bien résider dans le détail et la perfection de l’organisation du contrôle financier). Les firmes US placent sans hésiter des Américains aux postes-clés de leurs filiales, non pas seulement à cause de leurs talents personnels, mais aussi en raison de leur fidélité inconditionnelle à la doctrine du management.
La spécialisation des usines est très poussée et elle ne tient aucun compte des facteurs nationaux qui, en Europe, limitent les implantations industrielles de BLMC à la Grande-Bretagne, de Fiat à l’Italie, de VW à l’Allemagne et de Renault à la France. C’est chez les Américains que l’intégration européenne est la plus poussée. Les Ford de Dagenham et celles de Cologne comportent un grand nombre de pièces communes : par exemple, une Escort allemande a un moteur anglais. Bientôt elle aura en outre une transmission française.
On trouve toujours un état-major dit multinational pour coordonner les activités : planning à long terme, contrôle et assistance dans les domaines financiers, commerciaux, techniques et technologiques.
L’ensemble est redoutablement efficient : les trois Grands, General Motors, Ford et Chrysler, se sont assuré en 1972 28,7 % du total du marché européen, plus de 2 millions de voitures sur un MTM de 7,750 millions. Ford a mis sur le marché européen 782.000 voitures, General Motors 725.000 et Chrysler 506.000.
Les taux de pénétration diffèrent beaucoup d’un pays à l’autre, mais ils correspondent assez bien dans leur classement avec l’idée que l’on pourrait se faire du degré d’influence des États-Unis dans chaque pays : 1. Royaume Uni 42,6 % ; 2. Allemagne 37,2 % ; 3. Pays-Bas 35,9 % ; 4. Belgique 31,4 % ; 5. France 17,5 % ; 6. Italie 12,5 %.
Donc les États-Unis se défendent et attaquent. Dans les années de l’après-guerre, leur offensive était surtout technologique par le biais des accords de licence. À présent, les progrès de la technologie européenne ont été tels que l’offensive a pris un aspect capitalistique prédominant.
Le Japon
Avec un PNB 1973 estimé à 370 milliards de dollars (contre 287 à la République Fédérale et 223 à la France), le Japon occupe une place croissante dans les préoccupations des industriels européens.
Ses succès sont vraiment spectaculaires dans des domaines aussi divers que la construction navale (près de 50 % de la capacité mondiale), les constructions mécaniques et électriques (ses livraisons dans ce domaine représentent 50 % de plus que celles de l’Allemagne), l’optique, l’électronique, etc.
Là encore, le cas de l’automobile est vraiment un cas d’école. Une croissance prodigieuse : en 1971, le Japon a produit 3,7 millions de VP contre 4,1 à l’Allemagne et 2,7 à la France. Avec 1,4 million de VP, Toyota a dépassé Renault et Fiat, et il se rapproche du volume de Volkswagen. De 1970 à 1971, la croissance de la production a été de 30 % ! En véhicules utilitaires, le Japon est devenu le numéro un mondial, et si l’on additionne VP et VI, il se classe immédiatement derrière les États-Unis.
La stratégie japonaise dans la guerre économique tient compte des exemples européens et américains, mais elle a un caractère original.
Tout d’abord, l’industrie japonaise en général (donc pas seulement l’industrie automobile) ne craint aucune concurrence sur son marché national, pour la bonne raison que ce marché est fermé, de façon peut-être non réglementaire, mais en tout cas de manière efficace. Donc, dans le cas automobile, il n’y a ni importations notables, ni firmes placées sous contrôle étranger.
La base de départ étant ainsi constituée par une solide forteresse, toute la stratégie peut être purement offensive — et elle l’est, en effet.
D’abord, et comme les Européens, il s’agit d’attaquer le meilleur, le plus vaste, le plus riche des marchés, celui des États-Unis, d’autant plus accueillant au matériel de ses anciens ennemis militaires que ceux-ci ont donné aux États-Unis, sur le champ de bataille, plus de fil à retordre.
La pénétration japonaise aux États-Unis a été rapide, méthodique et profonde. Pour s’en tenir aux automobiles : en 1968 110.000 unités ; en 1969 179.000 ; en 1970 296.000 ; en 1971 515.000.
La crise du dollar et les mesures prises par les États-Unis ont convaincu les Japonais de cette vieille vérité qu’il est dangereux d’avoir un seul fournisseur ou un seul client. L’Europe avec son PNB élevé, donc avec une population riche, nombreuse et hautement motorisée, constitue un objectif de rechange particulièrement attrayant. L’attaque s’est portée sur la périphérie européenne, là où le marché n’est pas solidement aux mains de constructeurs nationaux et où, par conséquent, sa capacité de résistance est faible.
La liste des pénétrations japonaises prouve à la fois la réalité et l’efficacité de cette tactique : Finlande 26 % ; Portugal 24 % ; Grèce 22 % ; Suisse 17 % ; Norvège 15 % ; Belgique 10 % ; Autriche 9 % ; Pays-Bas 8 %.
Cette liste est caractéristique d’une politique d’enveloppement de la Communauté : la seconde étape ne peut consister qu’en un effort de pénétration de la place investie. D’ores et déjà, il est certain que l’offensive se portera sur le Royaume-Uni qui, en 1972, aura importé plus de 50.000 véhicules japonais, contre seulement 10 à 11.000 en Allemagne, 7 à 8.000 en France et 1.000 à 1.200 en Italie. Mais les Japonais savent la capacité de résistance des autres marchés où prédominent les constructeurs nationaux et ils tentent donc d’imiter le modèle américain, c’est-à-dire de se transformer en constructeurs nationaux, comme le font si bien Ford, General Motors et Chrysler.
Là encore, l’attaque a commencé à la périphérie. L’Irlande a été choisie par Toyota, Nissan et probablement bientôt Toyo Kogyo. Or, à partir de 1977, les véhicules exportés d’Irlande pourront pénétrer dans le Marché Commun en franchise de droits… De même, les Japonais s’installent au Portugal où leur capacité de production va rapidement dépasser le chiffre de 50.000 voitures, ce qui laissera un large excédent exportable, en attendant l’entrée du Portugal dans le Marché Commun. Dans un cas comme dans l’autre, les implantations japonaises auront vite perdu leur caractère périphérique : elles seront dans la place et non discriminables.
La lutte pour la conquête du reste du monde
Dans cette lutte où ses grands rivaux, Américains et Japonais, sont passés maîtres dans l’art de combiner les armes offensives monétaires avec les moyens défensifs des réglementations qui rendent leurs marchés difficilement pénétrables sinon hermétiques, l’Europe, pas encore unie, est en position de faiblesse ; d’une part elle fait reposer sa politique industrielle sur les sentiments nationaux et sur l’adaptation optimale de ses produits à ses besoins propres, et d’autre part elle est très vulnérable du fait de son ouverture à l’investissement étranger — une ouverture qui demeurera sans doute une énigme pour les historiens futurs puisque c’est par sa propre épargne que l’Europe crée les eurodollars qui servent à financer les pénétrations étrangères… Elle fournit, en quelque sorte, le bois de construction du Cheval de Troie que l’on introduit dans ses murs.
En dehors de ces relations multipolaires et inégales, dans lesquelles l’Europe souffre de son manque de cohésion, qu’en est-il donc du reste du monde ?
Il peut paraître anormal de grouper en un tout hétérogène un reste du monde où l’Australie voisine avec le Togo, le Bangla Desh avec l’Espagne et la Chine avec le Paraguay, et où coexistent tous les types d’économies : ouvertes, entrebâillées ou fermées. Chaque pays mériterait une analyse particulière, mais il est néanmoins possible d’essayer de distinguer des traits communs dans la compétition mondiale les concernant.
On dit souvent que le monde se divise, sous l’angle de la guerre économique, en chasseurs et en chassés. Pour excessive que soit cette image, elle contient, comme toutes les caricatures, une bonne part de ressemblance. Les États-Unis, la C.E.E., le Bloc socialiste, le Japon, font peser sur le reste du monde le poids formidable de leurs PNB. Ce sont les « chasseurs ». Le reste du monde est indispensable à leurs économies pour leur fournir des matières premières, des marchés d’appoint et, dans des cas de plus en plus nombreux, des hommes, c’est-à-dire des cerveaux et de la main-d’œuvre.
Mais ce que nous appelons ici le « reste du monde » est très conscient de sa situation et il commence à organiser sa défense, non pas tellement à court terme mais dans une stratégie de plus en plus concertée, comme on l’a vu dans le cas du pétrole : il veut changer de camp, et de chassé devenir chasseur partout où il peut, de façon en tout cas à s’assurer des positions valables de négociation.
Justement le cas du pétrole, pour significatif qu’il soit, est assez spectaculaire pour que les opinions publiques s’arrêtent à ses apparences simples et spécifiques, sans discerner qu’il n’est qu’un cas d’application d’une stratégie plus vaste. Là encore, le « cas » de l’automobile va nous aider beaucoup mieux à reconnaître les formes de la guerre économique.
L’automobile — comme les engrais, les textiles ou les métaux — est de plus en plus nécessaire à la vie de l’humanité. Mais, comme les engrais, les textiles ou les métaux, elle coûte finalement très cher, en fait d’autant plus cher que le pays est plus pauvre. Cela n’empêche pas la diffusion automobile de progresser partout à pas de géants : quel qu’il soit, où qu’il soit (sauf peut-être encore en Chine), l’homme du XXe siècle ne peut plus concevoir sa vie sans l’automobile (ni sans engrais, ni métaux, ni textiles).
Il est donc apparu très vite, et à tous les gouvernements, que le système des importations pures et simples était parfaitement intolérable car il entraînait une hémorragie de devises telle qu’il était impossible de songer à maintenir l’indépendance nationale. Cette simple constatation a été l’origine de la décision vraiment générale de précipiter l’industrialisation locale, dont on attendait, en outre, des effets d’entraînement des autres secteurs et la formation d’une classe de main-d’œuvre spécialisée propre à élever le niveau général de vie. C’est ainsi que l’on a vu les « petits » pays se doter de raffineries de pétrole et d’usines pétrochimiques, de complexes sidérurgiques, d’unités de constructions mécaniques — et, bien sûr, d’usines d’automobiles.
La réaction initiale des Occidentaux, des grands pays industrialisés, a été loin d’être favorable. Cela aurait pu tenir à des raisons d’ordre impérialiste ou monopolistique, mais il ne faut pas tomber dans le simplisme et croire que toutes les réticences occidentales sont imputables à ce réflexe élémentaire.
Les « industrialisés » sont tous pénétrés de cette évidence — assez récente mais totalement admise — que, pour obtenir des objets de qualité à prix réduit, il faut les produire en grande quantité. Par conséquent, c’est avec une conviction sincère que les Occidentaux — et d’abord les institutions financières — ont cherché à dissuader le reste du monde de se lancer dans les processus ambitieux d’industrialisation que les dimensions des petits marchés nationaux rendaient économiquement non viables dès le départ — non viables selon nos critères.
Le reste du monde ne s’est pas laissé dissuader — et il a bien eu raison, car nos critères ne sont pas les siens — et la course à l’industrialisation a commencé, timidement pendant les années 50 et de plus en plus vigoureusement après 1960.
L’industrie automobile va, comme précédemment, aider à illustrer ce propos : elle dispose de 470 « lignes » (on appelle ligne une implantation industrielle à l’étranger) réparties dans 71 pays du monde et qui assurent l’assemblage, la construction partielle ou la fabrication sous licence de véhicules automobiles. Dans peu de temps, le nombre de lignes dépassera 500.
On ne peut pas dire que les 71 pays ont accueilli les lignes : il est plus exact de dire qu’ils les ont exigées de toutes leurs forces, pour les raisons de devises, de main-d’œuvre, d’expansion industrielle et aussi de prestige déjà évoquées. Le processus classique consiste à appeler l’implantation d’une simple usine de montage. Quand celle-ci est au point, les gouvernements exigent l’incorporation locale de quelques parties ou organes, de telle sorte que l’atelier de montage se complète d’ateliers de construction partielle et que, de fil en aiguille, on aboutisse à une fabrication totalement intégrée.
Le recensement par grands pays constructeurs et par pays d’implantation manifeste le dynamisme européen déjà signalé : la Communauté européenne a implanté 307 lignes contre 74 pour les États-Unis et 71 pour le Japon. Mais l’apparition de ce dernier est récente et, comme toujours, les Japonais ont réalisé une avance foudroyante : en 1962, ils ne disposaient que de 7 lignes dans 6 pays ; aujourd’hui, ils ont 71 lignes dans 31 pays.
Une firme comme Alsthom dispose dans le monde de 7 lignes de fabrication de locomotives et de 3 lignes de fabrication de rames de métro. On retrouvera la notion de lignes dans presque toutes les industries, même celles de la bonneterie, du crayon à bille ou des cosmétiques.
D’où vient la place remarquable que s’est assurée jusqu’à présent l’industrie européenne ? On peut l’attribuer à des causes d’ordre structurel et à des causes d’ordre psychologique.
Sur le plan structurel, l’Europe a été la première à concevoir et à organiser les financements à moyen et long terme, assortis de mécanismes efficaces de couverture des risques politiques, économiques et parfois monétaires. C’est un cas dans lequel on peut vraiment parler de l’Europe puisqu’il existe des liens réguliers et étroits entre la COFACE, le Ducroire, la Mediabanca, la Hermes et la ECGD.
À mi-chemin du structurel et du psychologique, la conception technique européenne (recherche du maximum de rendement et de l’économie des moyens) est en général beaucoup plus adaptée aux besoins mondiaux que ne le sont les conceptions américaines imprégnées de richesse.
Enfin, dans l’ordre psychologique, l’Europe n’inquiète pas, tandis que les États-Unis garderont longtemps une image de marque impérialiste et que les Japonais demeureront, de façon tenace, suspects d’être des impérialistes en puissance : le monde entier est conscient de l’existence d’un « danger japonais », même si cette notion demeure imprécise dans la plupart des esprits.
Il va de soi que la compétition entre l’industrie européenne et le reste du monde ne peut se concevoir que dans le large contexte scientifique, technologique, monétaire, qui constitue son milieu ambiant et dont il serait périlleux de la dissocier : les responsables de la stratégie internationale des grandes firmes le savent bien et ils s’organisent en conséquence. L’ère des « opérateurs » individuels est terminée depuis une vingtaine d’années : à présent il faut disposer d’états-majors pluridisciplinaires parfaitement formés et entraînés à employer les ressources d’ordinateurs bien nourris.
L’Europe a-t-elle ces états-majors ? La France les a-t-elle ? Certainement oui. Les ressources humaines de l’Europe sont extrêmement riches, et en Europe, les ressources propres de la France font très bonne figure : l’Europe tient bien son rang et elle manifeste une étonnante vitalité. Toutefois, il serait plus exact de parler de la vitalité des Européens que de celle de l’Europe car celle-ci est extraordinairement lente à s’organiser et à se coordonner. Face à la compétition mondiale, elle assure ses positions beaucoup plus grâce au jeu individuel de ses membres que par l’action d’une équipe homogène, malgré la multiplication des rapprochements professionnels qui a suscité le slogan d’« Europe des trusts ». Face aux Américains, aux Russes et aux Japonais opérants chacun sous un commandement unique, l’Europe offre l’image d’une coalition dépourvue d’un véritable grand quartier général. À ce stade, nous débouchons sur la dernière dimension qui reste à évoquer et qui est la dimension politique.
M. Kindelberger, Professeur de Finance internationale au MIT, a, sur ce point, une opinion très tranchée et très typiquement américaine qui vaut la peine d’être citée (3).
« L’État-nation est pratiquement périmé en tant qu’unité économique. Le Général de Gaulle n’en était pas encore conscient, pas plus que le Congrès américain et les ignorants de droite de tous les pays. La politique douanière est pratiquement inopérante malgré la lutte désespérée des protectionnistes pour préserver l’acier japonais, le fromage danois, le pétrole du Moyen-Orient, le café du Brésil… On est en train d’internationaliser la politique monétaire. Le monde est trop petit. Il est trop facile de se déplacer. Les pétroliers, les minéraliers de 200.000 tonnes, les avions-cargos ne permettent pas l’indépendance souveraine de l’État-nation dans les affaires économiques… ».
Avec la base de départ qu’offrent les États-Unis, il est plus facile à un Américain qu’à n’importe quel autre citoyen du monde de tenir ce genre de propos catégoriques. Mais ils contiennent un avertissement à ne pas négliger. Le souci de l’indépendance, la protection des identités nationales, imposent de former vite de grandes unités économiques : le Pacte Andin, l’ALALC latino-américain, l’ASEAN, sont les premiers balbutiements dans la bonne voie, et le réveil parfois sanglant des tribalismes africains est un pas dans la mauvaise voie.
Pour nous, cela ne fait pas de doute : la sauvegarde de notre indépendance passe par la formation d’une Europe véritable dans laquelle nous, Français, nous avons tous les moyens d’occuper une place excellente et de préserver ces caractères nationaux auxquels nous sommes profondément attachés — sauf deux, auxquels il aurait déjà fallu renoncer : le goût du défaitisme, de l’autodénigrement et le chauvinisme. Si nous étions débarrassés de ces deux maux, notre jeu gagnerait en homogénéité et il nous serait plus facile de rappeler à nos partenaires que la formation de l’Europe passe par l’observation du précepte de Rivarol : « Il ne faut plus prendre ses souvenirs pour des droits ». ♦
(1) Lettre d’Expansion n° 143 du 1-1-1973.
(2) J.K. Galbraith - Le nouvel État industriel Gallimard - p. 41.
(3) Charles P. Kindelberger - Les investissements des États Unis dans le monde Calmann Lévv - p. 240 et sq.