Ce texte est le compte-rendu de l'intervention de l'auteur à notre journée d'études « Comment les Français apprécient-ils leur défense ? » du 25 mai 1977. L'auteur réfléchit sur les facteurs essentiels qui, au cours de la période contemporaine, semblent avoir contribué à infléchir l’opinion dans telle ou telle direction en matière de politique de défense et sur la marge de liberté dont a pu ainsi bénéficier le décideur politique en ce domaine.
Opinion et politique de défense depuis un siècle
Comment, et dans quelle mesure, au cours d’un siècle d’histoire, l’opinion publique a-t-elle influé sur la définition et l’orientation de la politique de défense de la France ? La seule formulation de la question explique et légitime l’embarras de celui qui a mission de l’évoquer. Pour peu qu’il soit historien, celui-ci ne peut en effet manquer d’immédiatement buter sur de redoutables problèmes de méthode.
La première difficulté réside dans l’ambiguïté même de la notion d’opinion publique. Il conviendrait à cet égard de distinguer au moins deux niveaux : celui de ce qu’on peut appeler les « catégories dirigeantes » et celui de ce qu’on peut appeler la « population globale ». L’opinion des catégories « dirigeantes » s’exprime dans la presse, les ouvrages des théoriciens, les programmes des partis, les débats parlementaires. La définition de la politique de défense n’a jamais cessé de faire l’objet à ce niveau de débats, de confrontations, de prises de positions contraires : de ces débats, de ces confrontations, il est relativement aisé de dresser l’inventaire et de faire l’analyse. Mais comment appréhender l’opinion de la population globale alors que celle-ci se présente sous l’aspect d’un complexe multiforme, fluide et toujours mouvant de préjugés, de croyances, de stéréotypes, d’images, de fidélités ou de répulsions ? Le problème se complique du fait que ce n’est qu’abstraitement, sur le seul plan théorique, que les deux niveaux apparaissent comme distincts. L’opinion des catégories dirigeantes est certes susceptible, à certains moments (mais dans quelle mesure ?), de modeler l’opinion de la population globale. Mais, par stéréotypes interposés, il n’est pas interdit non plus de ne voir dans son expression que le reflet, plus ou moins déformé, des réactions de cette opinion globale. De ces décalages — et de ces interférences — les sondages mêmes sont loin de pouvoir rendre compte avec une totale précision.
Deuxième difficulté : celle de la mesure relative des opinions. Non seulement deux opinions contradictoires peuvent fort bien se trouver simultanément exprimées, mais surtout il demeure toujours très malaisé de jauger la puissance mobilisatrice d’une opinion, le degré d’adhésion active qui l’accompagne, bref son impact sur les attitudes et les comportements. Les sondages m’apprennent que la majorité des Français se montre aujourd’hui favorable au maintien du service militaire universel. Mais ils m’apprennent aussi que beaucoup, parmi les représentants de cette opinion majoritaire, souhaitent que leurs fils échappent à la conscription et se déclarent disposés à agir dans ce sens. Sur quoi faut-il mettre l’accent ? Sur l’adhésion de principe ou sur la dérobade de fait ? Et comment mesurer l’ampleur réelle du divorce entre la prise de position rationnellement exprimée et les incertitudes du comportement ?
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