Ce texte constitue l’essentiel de l’introduction que l'auteur a écrite pour une réédition des œuvres de Machiavel à paraître chez Maspéro.
Machiavel
Lorsque le 24 août 1944, le général de Gaulle entra dans Paris avec les unités de combat de la 2e Division Blindée, il n’alla pas s’installer – et par la même le pouvoir – à l’hôtel du Premier ministre. Il se rendit au ministère de la Guerre. Non point par réflexe d’officier général. Il y a longtemps qu’il avait dépassé cette condition : « Cette armée à laquelle j’ai appartenu », disait-il déjà. Mais pour la valeur symbolique du geste. Des problèmes de tout genre presque toujours dramatiques et autres que militaires se présentaient cependant à la France labourée par la défaite et ruinée par l’occupant. La raison première en était que le pays n’avait pas été défendu. Par son geste, de Gaulle affichait que le premier devoir du gouvernement est la défense de la patrie et que dorénavant il serait rempli en priorité.
C’était là démarche de prince, de prince tel que Machiavel eût aimé le donner en modèle au Prince. Car ce tabellion de génie, ce noblaillon guelfe passionné de « servir » –servir sa patrie, Florence, à travers la république si possible mais aussi à travers le tyran si les circonstances l’y contraignaient – cet analyste froid mais exalté par le problème à résoudre, ce théoricien des moyens et procédés à mettre en œuvre pour réaliser une conception générale, a usé ses forces et son temps à défendre par l’improvisation en matière militaire, diplomatique et économique, la survie du pays. Tête de la Deuxième Chancellerie de Florence, véritable animateur du « Bureau des Dix », homme de confiance du gonfalonier à vie Pier Soderini, il est l’archétype du grand commis de l’État – Premier ministre, chef d’état-major, missus dominicus – qui porte les responsabilités les plus grandes sans bénéficier du privilège suprême de décider d’une politique et de la conduire, privilège que donne seul l’exercice souverain du pouvoir. Sans même exercer jamais le commandement en chef. Dieu sait si les prodigieux XVe et XVIe siècles qui voyaient la France, l’Espagne et l’Angleterre se découvrir nation et se conduire dans l’ivresse de leur force à l’état naissant : qui voyaient l’Empire et Venise se battre et se débattre tragiquement pour survivre ; qui voyaient une série de rudes aventuriers porter la papauté à un niveau de pouvoir temporel qu’elle n’avait jamais atteint encore et dont elle n’approcherait plus jamais : qui voyaient Charles VIII, Louis XII, François Ier (« France », dit globalement Machiavel), Ferdinand d’Aragon, Maximilien d’Autriche. Charles Quint foncer sur le Milanais, la Toscane et Rome dans un jeu mouvant d’alliances saugrenues, ambiguës, aussitôt trahies que nouées entre eux comme avec les condottiere autochtones ou importés. Dieu sait donc si ces temps eussent exigé des républiques et des principautés d’une Italie endettée et convoitée, un peu de rigueur dans la conduite des affaires de l’État. Et d’abord dans sa défense. Avec désespoir, Machiavel dresse un constat de carence. Ce pouvoir qu’il ne détient pas et qui est rapine, au mieux par des bêtes de race qui sont presque toujours des bêtes de proie : Jacopo Sforza, Caesare Borgia ; par de cauteleux et chatoyants combinards tels les Medicis ; par des hommes qui sont à la fois les uns et les autres et qui, de plus, coiffent la tiare tel Jules II, ce pouvoir est exercé de façon empirique au gré d’intuitions sous tendues de plus ou moins de cynisme et de cruauté. Ce n’est pas une science. Il y a le « renard » de telle république, le « lion » de tel duché, le « gryphon » de tel autre. Beaucoup ont le coup de patte adroit, parfois fulgurant mais qui n’exprime généralement que le réflexe primaire de l’attaque ou de la riposte, et qui, par sa nature même, par son manque de support conceptuel et matériel, c’est-à-dire et d’abord, par son manque d’insertion dans une politique globale, n’exploite pas la situation créée par le choc. On envahit le territoire voisin, on rase ses forteresses. On ne dispose pas pour autant des moyens de s’imposer, d’administrer des populations que l’on se contente de pressurer. On s’en va. L’autre revient, loue de meilleurs mercenaires, négocie l’appui de « France », de Maximilien ou de Venise et s’offre un nouveau raid de va-et-vient chez le voisin. Les grands commis – Machiavel – réparent les dégâts quand leur ambassade, leur « légation » préventive n’a pu les éviter, allègent le tribut, « dépêtrent » le maître, remettent sur pied l’administration, rédigent les dépêches, réunissent les archives dispersées. Et le cycle se renouvelle.
Pour le grand commis – machine à administrer, c’est-à-dire à prévoir et à « suivre » – qui transcende son état et qui voudrait exercer ses hautes fonctions dans le cadre d’une vision politique globale et par là même rendre à la politique ses attributs trop méconnus et sa place prééminente, le tohu-bohu coloré, ruineux et sanglant dans lequel vit l’Italie d’alors est d’une intolérable stupidité. Y participer en sautant sur l’occasion qui se présente, en cédant aux invites circonstancielles de la parentèle, de la religion ou de la morale, est, au niveau de l’État, d’une redoutable inefficacité. Plus qu’une mauvaise conduite des affaires, c’est un péché contre l’esprit. La politique est peut-être un art intuitif au niveau du génie capable de foudroyantes synthèses et cela s’est vérifié très rarement et à de longs intervalles, au travers des millénaires. Mais la stratégie globale est d’abord le diktat d’une volonté et la brisure d’une autre ou d’autres, puisqu’elle n’est pas exercice solitaire mais bien jeu féroce, à plusieurs et au minimum à deux. Bien plus, cette volonté ne s’imposera que si elle s’appuie sur une science. Une science qui embrasse le problème dans son ensemble, qui non seulement dégage les fins mais détermine les moyens. Le penseur, l’administrateur Machiavel, est à ce point soucieux d’efficacité qu’il ne dédaigne pas d’entrer dans le détail de ces moyens, de leur fiabilité, de leur combinaison, de leur opérabilité, de leur maintenance. « Il ne suffît pas aujourd’hui en Italie de savoir commander une armée toute formée il faut être en état de la créer avant d’entreprendre de la conduire ». Aussi bien la vigueur et la rigueur de la pensée machiavélienne appellent-elles des vocables modernes. En affaires, il eût été de nos jours non seulement homme d’économie politique mais aussi théoricien de l’étude de marché. En d’autres termes, il est homme de logistique, de tactique, de recherche opérationnelle aussi bien que de stratégie générale.
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