Les fous d'Afrique
C’est à un périple fort captivant, emprunt souvent d’un certain parfum de nostalgie, que nous convie l’ancien responsable du département Afrique-Asie du journal Le Monde. Son beau livre écrit d’une plume alerte et élégante se présente comme une série de tableaux, plus qu’un exposé historique serré ou argumenté.
L’Afrique a toujours captivé la France. Elle a ouvert les portes de l’aventure à une partie de sa jeunesse, elle a été une terre d’évangélisation, a contribué au brassage des classes et même parfois des races, a formé des hommes de trempe, officiers-coloniaux relayés plus tard par des administrateurs. Et contrairement à une opinion largement répandue, comme l’a montré la thèse de Jacques Marseille, cette aventure africaine ne fut nullement une opération profitable.
Une courte visite à la porte Dorée, au Musée national des Arts d’Afrique et d’Asie, conçu à l’origine comme le « Palais permanent » de l’Exposition coloniale de 1931, illustre parfaitement l’état d’esprit qui fut celui de la France d’entre les deux guerres. La « tapisserie de pierre » de la façade montre l’Afrique et l’Asie réunies autour de la figure de l’abondance pour commercer avec les grands ports français. Elle exaltait « la France africaine, grande comme l’Europe » forte de ses 100 millions d’habitants. En quatre mois, 4 millions de parisiens et banlieusards, 3 millions de provinciaux et 1 million d’étrangers la visitèrent. La littérature avait abondamment défriché le terrain avec Le voyage au Congo d’André Gide, le Paris-Tombouctou de Paul Morand qui avait mis l’accent sur l’innocence et la fraîche férocité « de l’homme africain ». La Terre d’ébène d’Albert Londres (1928) devint un classique du journalisme de reportage. Peu après ce sera la fameuse Croisière noire de Marcel Griaule et Michel Leris (1933). Toute une littérature « coloniale », dont quatre Goncourt, tirera les dividendes romanesques de cette aventure, de Simenon avec son Visa pour la vraie vie à Céline du Voyage au bout de la nuit, veine relayée aujourd’hui par les Africains, comme l’écrit avec humour l’auteur : les fils de boy prennent la plume.
La colonisation d’ailleurs a souvent été liée à des rêves de jeunesse. Fils de bagnard, apprenti cordonnier, Caillé, entendait se venger du destin en relevant le défi lancé en 1824 par la société de géographie qui récompensait le premier qui se rendrait à Tombouctou. Le polytechnicien Faidherbe se plongea dans l’ambiance sénégalaise. Il y fit non seulement œuvre d’administrateur et d’homme de science, mais il contribua au rapprochement des peuples en prenant une jeune et belle amante, pratique qu’il conseilla à tous ses subordonnés. Elle donna d’heureux résultats en la personne de Gaston Bachelard, père de Maurice Béjart. Quant à Pierre Savorgnan de Brazza qui laissa une copieuse Au cœur de l’Afrique il fit d’abord œuvre philanthropique.
Dans les statistiques de la Grande Guerre, les Noirs d’Afrique représentent finalement fort peu de choses : 160 000 combattants aux côtés des 300 000 autres recrues provenant des quatre coins de l’empire. Mais que n’a-t-on dit de ces fameux tirailleurs sénégalais exaltés dans La force noire du lieutenant-colonel Charles Mangin, ancien compagnon de Marchand à Fachoda, l’homme qui reprit le fort de Douaumont en 1916 ! Ces anciens combattants des deux guerres formèrent un parti francophile alors que bon nombre de « sous-off » devinrent, comme Bokassa, chefs d’État.
La pépinière de l’avenue de l’Observatoire où se trouvait l’ancienne école coloniale, la « Colo », devenu l’Enfom a formé en tout 4 500 élèves dont 1 800 sont encore en activité. Grâce à sa formation très complète, qui comprenait même des cours de psychologie des fauves au zoo de Vincennes, comme le rapporte plaisamment l’ambassadeur Guy Georgy, dans ses mémoires, elle façonnait des hommes universels, ces « commandants » en civil placés à la tête des « cercles », des « régions » ou des « provinces » qui firent l’admiration d’Albert Londres.
Cette description du monde colonial serait incomplète sans le rôle des « missions » au premier rang desquelles se trouvèrent la Congrégation du Saint-Esprit (spiritains), les missionnaires de Lyon et les Pères Blancs, ces deniers portant une soutane inspirée de la gandoura. En janvier 1998 indique l’auteur sur quelque 6 900 religieux français exerçant leur ministère de par le monde 2 680 se trouvaient en Afrique.
Diverses institutions, banques, entreprises ont entretenu la flamme coloniale. Vendredis de la Société de géographie qui a toujours son siège boulevard Saint-Germain ; Académie des sciences d’Outre-Mer de la rue La Pérouse ; Institut français d’Afrique noire, dont Théodore Monod, fut le directeur pendant les années 50 ; CFAO, Compagnie française de l’Afrique occidentale ; SCOA, Société commerciale de l’Ouest africain, reprise par le groupe Bolloré. Sur ces points, l’auteur passe assez vite. Il est vrai que l’époque d’Aerospatiale, de la Miferma, de la 504 Peugeot modèle fétiche, ou même d’Elf l’africaine, auquel il consacre deux maigres pages, est désormais largement révolue.
Le tableau de Jean de La Guérivière est-il ainsi presque entièrement passéiste ?… On le croirait bien volontiers au vu des chapitres, plus brefs, qu’il consacre au thème longuement exploré du gaullisme tropical de l’appel du 18 juin, à la conférence de Brazzaville de 1944, pour finir avec la publication des trois volumes de mémoire de Jacques Foccart. Il décrit brièvement l’action des ONG, des volontaires du progrès, des coopérants ou des médecins humanitaires. Il passe, somme toute assez vite, sur l’apport de l’Afrique à la cause francophone. Il ose à peine aborder le thème de la fusion ministère de la Coopération, ministère des Affaires étrangères.
L’aventure franco-africaine est-elle donc sur le point de s’achever ? La raison a-t-elle partout triomphé de la passion et du sentir ? Il est sûr qu’un nouveau chapitre s’est désormais ouvert dans ces relations qui furent toujours vivantes, personnelles, souvent passionnelles. Sans le dire explicitement ; Jean de La Guérivière semble pourtant l’insinuer. Il aura eu le grand mérite, en tout cas, de retracer tous les aspects de cette extraordinaire aventure sans triomphalisme mais sans « repentance ». ♦