En mai 1940, fallait-il entrer en Belgique ?
Bonne question ! La réponse nuancée apportée par le général Chaix dans cette « version abrégée » d’une thèse soutenue en 1999 est l’aboutissement d’un travail d’historien (et non de romancier ni de polémiste) particulièrement solide et évite aussi bien les affirmations péremptoires que les condamnations abruptes couramment entendues sur un tel sujet. Cette réponse n’en est pas moins exprimée fermement et synthétisée dans un remarquable chapitre de conclusion.
La « manœuvre Dyle », loin d’être « inepte », présentait des « avantages moraux, politiques, économiques et stratégiques » incontestables. Elle fut tout sauf improvisée, même si plusieurs retouches intervinrent tardivement, en particulier une dangereuse augmentation de portée jusqu’à Breda qui consommera pour un bénéfice nul d’excellents éléments de la 7e Armée. Les faiblesses résidaient finalement plus sur les conditions d’exécution que sur le principe.
D’une part, le plan impliquait en effet une participation belge qui semblait aller de soi au souvenir du Roi-chevalier, mais qui fut jusqu’au dernier moment plus que mesurée, pour des motifs compréhensibles d’ordre national, de la part de Léopold III et surtout de son éminence grise en uniforme, le général Van Overstraeten. Il n’y eut aucun contact direct entre 1936 et 1940 et on est stupéfait d’apprendre que le dispositif belge mis en place fin août 1939 était « biface, surtout orienté contre la France » ! C’est donc à chaud et sans reconnaissance préalable qu’un front commun fut dressé en mai 1940. « Aller occuper une ligne tracée sur la carte sans autre idée de manœuvre que d’y devancer un ennemi dont nous ne savons et ne saurons rien… On se fout de nous ! » (Billotte). D’autre part, ce plan supposait chez nos troupes une aptitude au mouvement rapide et à la tactique offensive qu’elles avaient largement perdue puisque, dans le souci louable de réduire les pertes humaines après une récente saignée, et malgré les avertissements d’une poignée de Cassandre, l’esprit était défensif ; d’où en conséquence, par exemple, la dispersion des moyens, l’initiative abandonnée à l’adversaire, la surestimation de la valeur d’arrêt des cours d’eau, la priorité donnée à l’aviation de chasse sur le bombardement… Nos réactions sont devenues compassées et les délais de réalisation sans commune mesure avec le rythme infernal imposé par les commandants des Panzerdivisionen présents à l’avant et prompts à profiter de toute occasion, quitte à inquiéter par moments l’OKH, voire le Führer en personne. Un aspect fort intéressant évoqué par l’auteur est un rapprochement avec les opérations du printemps 1918 : le commandement français reste obnubilé par la notion de front ; en cas de percée, le maître mot est « colmatage », avant toute idée de contre-offensive. Les Allemands cependant rêvent d’exploitation après rupture et réalisent enfin avec les Panzer des Ardennes ce qu’ils n’ont pu obtenir par les coups de boutoir de Ludendorff avec les divisions d’assaut de Picardie.
Le reste, le fond de tableau, est à l’unisson : une opinion publique « indifférente aux problèmes militaires ou même franchement hostile » et par conséquent le poids des contraintes politiques sur les décisions stratégiques ; la vétusté et l’inadaptation des équipements malgré l’effort prononcé par le gouvernement du Front populaire et par Daladier ; l’organisation pyramidale lourde et complexe des états-majors comportant au moins un échelon de commandement de trop ; la personnalité floue et hésitante de Gamelin ; l’action délétère des fausses alertes successives de la drôle de guerre (15 % de permissionnaires le 10 mai) ; les encombrements des convois au milieu du flux des réfugiés ; l’effet terrifiant des stukas et la hantise de la cinquième colonne ; le retard mis à détecter le point d’application du Schwerpunkt… Les menaces (y compris celle des Panzer, dès 1937) et les lacunes (y compris celles de la 9e Armée) étaient pourtant bien perçues, mais non exploitées ou corrigées. Dans ces conditions, imputer la défaite au seul plan Dyle est facile, mais injuste.
Cet épisode navrant de notre histoire est présenté avec clarté par Bruno Chaix qui remonte judicieusement aux années 20 pour tracer le cadre de l’affaire, puis s’étend sur les interrogations et hésitations qui marquèrent la drôle de guerre. Cet exposé détaillé pourrait parfois paraître un peu lassant s’il n’était indispensable à l’historien pour restituer l’ambiance pesante de cette attente anxieuse où l’on sent venir l’orage, mais où une paralysie de la volonté empêche de réagir. Le jour venu, inutile de s’y attarder : malgré une mise en place initiale plutôt réussie et des épisodes de résistance déterminée comme à Gembloux, la machine est vite grippée et « le marteau de von Rundstedt commence à écraser les Alliés sur l’enclume de von Bock ». L’ensemble du récit est illustré par des cartes rassemblées en fin d’ouvrage, nombreuses, mais parfois peu lisibles et difficiles à exploiter pour qui entend se situer avec précision.
L’auteur termine sur un appel à la vigilance que cette excellente étude rend particulièrement pertinent. ♦