L'armée française sous l'Occupation
Ce premier tome, intitulé « la Dispersion » (1940-1942), ouvre une large et ambitieuse étude. Sur un sujet dont chacun connaît ou croit connaître l’essentiel, François Broche livre des précisions et des éclairages du plus grand intérêt. Certes, il ne dédaigne pas l’anecdote (l’exposé de l’« escogriffe à lunettes », Maisonneuve dit « Vieille Casbah »), mais il évite le sensationnel comme les condamnations sommaires. Se présentant en journaliste, il fait œuvre d’historien. Ce comportement dénué de manichéisme est méritoire, car les faits présentés se déroulent en quasi-totalité sous le régime de Vichy et baignent au minimum dans le clair-obscur, si l’on admet que la thèse du double jeu est récusée par nombre d’auteurs ; si bien qu’il est difficile de prendre parti tout uniment et que l’examen d’une situation ou d’un comportement demande réflexion plus que passion (voir par exemple le cas du contrôleur général Carmille).
Après le coup de massue de la débâcle, l’idée de revanche, incarnée par l’inflexible Weygand, s’impose dès les premiers jours, pour ne pas dire les premières heures, suivant l’armistice. Curieusement, alors qu’elle vient d’être battue à plate couture, alors que « le troupeau des captifs constitue le symbole pathétique du désastre », l’armée « occupe une place centrale » dans ce pays à la dérive. Qu’on en juge : un maréchal prend la tête de l’État ; l’outre-mer, qui conserve un potentiel considérable, au moins en moyens humains, est maintenu sous la poigne de généraux-proconsuls déçus par l’arrêt de la lutte, mais qui n’ont pas « l’âme de dissidents » et que Mers el-Kébir, Dakar et la Syrie vont raidir ; les anciens combattants sont mués en courroies de transmission officielles du pouvoir ; la jeunesse enfin est prise en mains sur un modèle paramilitaire dans les Compagnons et les Chantiers où va s’enraciner, sous l’impulsion des rêves de chefs idéalistes comme La Porte du Theil, une idéologie se référant à Lyautey, faite de virilité, de force morale et de grand air.
Pour une majorité de chefs militaires qui refusent et craignent la rébellion dans laquelle ils pressentent un manque de loyauté, mais qui ne sont pas préparés à la clandestinité ni à la ruse, la tâche est donc tournée, selon la fameuse formule « y penser toujours, n’en parler jamais », d’une part vers le maintien en condition des hommes, d’autre part vers le camouflage du matériel (on fabrique même des tourelles d’AM et des charges creuses !) avec un modèle paradoxal : la Reichswehr. Sur le devant de la scène se poursuivent des négociations pied à pied face aux exigences et aux soupçons du vainqueur. Peu avant le débarquement allié en Afrique du Nord, Juin est à Berlin face à Göring, et de Lattre fait à Montpellier l’éloge du Maréchal. Fait moins connu que d’autres, nos services de renseignement, remis en piste « sous des appelations trompeuses » s’activent plus que jamais, font fusiller trente agents de l’Abwehr en deux ans et maintiennent la liaison avec Londres. On n’est pas peu étonné au récit de ce voyage du colonel Groussard rencontrant Churchill et Eden avec l’accord de Huntziger !
Dans ce contexte où se pratiquent simultanément plusieurs langages, il est difficile de cerner le personnage flou de Darlan « exerçant sur son fief un pouvoir sans partage », gardant ainsi en main un important élément de marchandage. Sans doute le jeu consiste-t-il, pour lui comme pour d’autres, à tenter de s’en sortir au mieux, quel que soit le futur vainqueur. En Afrique du Nord, la question se pose : « Qui arrivera le premier ? », accessoirement : « …et si les deux arrivent à la fois ? », avant que l’avenir ne se dessine dans le ballet compliqué des Murphy et Lemaigre-Dubreuil, où Giraud, encensé au départ, est aussi vite dépassé.
Il existe dans ces conditions une multitude d’interprétations de la notion de collaboration, bien loin des affirmations à la Paxton. Chacun y alla de son exégèse et de son degré d’engagement. Cependant, la lecture de cet ouvrage remarquablement documenté laisse à penser que les réactions du monde militaire furent plus homogènes qu’on pourrait le croire. C’est chez les politiques, partagés d’ailleurs en partis et groupuscules, que « le combat pour la Révolution nationale devint un combat contre les adversaires de cette Révolution » et que la compromission avec l’occupant se développa jusqu’à la cobelligérance contre le bolchevisme, d’où les tribulations d’une LVF mal employée et d’une Légion tricolore avortée.
La césure de l’automne 1942 s’imposait. Auparavant, le découpage de ce premier tome en deux parties n’est pas absolument convaincant, car il semble amener des redites. Le lecteur sait, bien entendu, ce que sera l’épilogue, mais il aura tellement apprécié ce récit vivant et évitant de tomber dans la caricature, ces portraits de personnages souvent brillants et à peu près tous patriotes à leur manière, qu’il sera impatient de découvrir la suite, qui devrait compléter la série dans les mois à venir. ♦