À la conquête du Caucase. Épopée géopolitique et guerres d'influence
À la conquête du Caucase. Épopée géopolitique et guerres d'influence
Le Caucase ! Une des régions du monde les plus convoitées. Ce, sur bien des plans. De la Tchétchénie au Daghestan et la Géorgie, il demeure un lieu de conflits et d’affrontements. Les Romains déjà, qui s’y étaient aventurés en occupant une portion de l’Arménie qu’ils disputaient aux Perses, ne l’avaient-ils pas dénommé la « Montagne des langues » ? Un Empereur a dit que pour gouverner la zone il devait recourir à 110 interprètes ! Était-ce Valérien, capturé par le souverain sassanide Chapour Ier ? C’est déjà là, qu’avant Kipling « l’Ouest rencontrait l’Est », un peu après le périple d’Alexandre.
La chaîne des montagnes du Caucase s’étend sur 1 250 kilomètres entre la mer Noire et la Caspienne. Descendant rarement à moins de 2 000 mètres, elle culmine à 5 642 mètres avec l’Elbrouz. Elle fut après l’Himalaya le domaine d’une vaste compétition internationale d’alpinistes où déjà, à la fin du XIXe siècle, les Allemands disputaient aux Anglais leur suprématie. Les Britanniques avaient jeté leur dévolu sur la Circassie où se trouvaient les plus « farouches guerriers et les plus belles femmes du monde ».
Le Caucase comprend les sept régions de la fédération de Russie, majoritairement musulmanes, à, l’exception de l’Ossétie du Nord, à dominante chrétienne qui forment le Caucase du Nord et au Sud les trois républiques de Transcaucasie : Arménie, Azerbaïdjan et Géorgie ; la première et la troisième étant les premiers États chrétiens du monde (301 et 310). À quoi est due une telle diversité linguistique qui reste en grande partie inexpliquée ? Sans doute au fait que le Caucase servit de refuge à de nombreuses migrations, venues de partout se blottir dans ces vallées longtemps impénétrables. À l’est, la république du Daghestan bat les records de diversité, avec selon les linguistes, 72 langues ; certaines d’entre elles parlées par quelques milliers de locuteurs. Nombre de religions aussi s’y côtoient Chrétiens orthodoxes, russes et arméniens, musulmans et Kalmoukes bouddhistes au Nord, pour une population totale s’établissant à quelque 20 millions dont le tiers pour le seul Azerbaïdjan de langue azérie.
Depuis la chute de l’URSS la zone, hautement convoitée pour ses ressources d’hydrocarbures, est entourée par des champs pétroliers et gaziers, dont certains récemment découverts comme ceux de Tengiz et de Kashagan au Kazakhstan ; le second situé dans la Caspienne, de Bakou au large de la péninsule d’Apchéron, de Maikop au sud du port russe de Novorossisk, point d’aboutissement de maints oléoducs et gazoducs sur la mer Noire, dont le fameux BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan) inauguré en grande pompe en mai 2005.
Éric Hoesli, ancien rédacteur en chef de L’Hebdo, directeur des deux premiers tirages des quotidiens régionaux de Suisse francophone (La Tribune de Genève et 24 Heures) qui y a consacré une dizaine d’années de travail, nous livre une passionnante somme, véritable épopée riche et vivante sur l’histoire de cette zone convoitée dont il couvre les deux derniers siècles, jusqu’à nos jours. La reddition de Chamil en 1859, immortalisée par une série de tableaux clôt une période. Après trente années de chasse et de poursuite, le grand chef des tribus caucasiennes se rend au prince Bariantinski, l’envoyé du tsar. La conquête du Caucase semble achevée.
En fait jamais une paix durable et stable ne régnera dans la région, où tour à tour, se déroulera le Grand Jeu, les convoitises pétrolières décrites par le menu, lorsque les Nobel, les Rothschild disputaient à Rockefeller l’hégémonie mondiale. Bakou produisait à l’aube du XXe siècle, 20 % du pétrole mondial et la Royal Dutch Shell, à peine constituée saura profiter de la débâcle des premiers rois de l’or noir pour ramasser momentanément la mise. La gigantesque bataille de Stalingrad n’a-t-elle pas été livrée précisément en ce lieu où plus d’un demi-siècle auparavant les frères Nobel avaient installé des stockages géants de kérosène, de fioul et de benzine alimentant une grande partie du marché russe ? Imams et chefs de guerre, montagnards, décrits par Léon Tolstoï, venu rejoindre sur les lieux son frère, dans Les Cosaques, espions ou journalistes anglais, alpinistes, soldats de l’Armée rouge et de la Wehrmacht, agents de Staline, dont le premier fut lui-même sous le pseudonyme « Kouba », pionniers du pétrole qui ont laissé des palais à Bakou, autant de faits et épisodes souvent sanglants que décrit Éric Hoesli avec verve et une rare érudition. On apprend ainsi que 840 270 personnes ont été déportées du Nord-Caucase, durant la Seconde Guerre mondiale dont 139 603 Allemands qui s’y étaient établis avant guerre, le nombre de victimes s’établissant à 188 829 soit 27 % du nombre total des déportés. Les chasseurs alpins allemands gravissent en septembre 1942 le sommet de l’Elbrouz, et plantent fièrement la Reichskriegflagge, l’étendard de guerre de l’armée allemande qui domine symboliquement tout le Sud de la Russie et le territoire des peuples caucasiens que le Reich compte bien ajouter à ses conquêtes !
Que l’on en juge, un appareil de notes et une bibliographie de 50 pages, ainsi que 14 pages de savoureuses photographies. Bien sûr on regrettera que la période actuelle, celle du nouveau « grand jeu » n’ait été couverte qu’en 35 pages, mais celle-ci a fait l’objet de tant d’articles de presse ou de revues ou d’ouvrages que c’est surtout l’évolution historique qui importe dans sa densité et sa durée. La question pétrolière traitée en sixième partie qui couvre à elle seule 115 pages est des plus passionnantes pour la compréhension des enjeux d’aujourd’hui et de demain. ♦