Erich von Manstein
Erich von Manstein
Certes, cet ouvrage est bien une biographie du maréchal (né Lewinski ! Et doublement neveu d’Hindenburg), sans doute le meilleur stratège et un des meilleurs tacticiens de l’armée allemande de la Seconde Guerre mondiale, tout en étant parfaitement représentatif d’une caste militaire remontant aux chevaliers Teutoniques.
Il fut, auprès d’Hitler et contre l’avis de la plupart de ses collègues et supérieurs, l’inspirateur acharné du fameux « coup de faucille » complétant le classique effort à l’aile droite cher à Schlieffen par le transfert du Schwerpunkt au centre – c’est-à-dire aux Ardennes – suivi par la course à la mer encerclant nos meilleures troupes dans l’« appât » belge. Avec des exécutants du format de Guderian, le succès eût été encore plus rapide et définitif si les pauses observées par ordre supérieur sur la Somme et face à Dunkerque, n’eussent pas empêché de transformer le grand avantage opératif ainsi obtenu en une totale victoire stratégique, non seulement sur la France, mais aussi sur la Grande-Bretagne. Mais c’est surtout sur le front de l’Est que Manstein a exercé ses talents, ce qui explique qu’il fut moins connu et étudié chez nous que des Rommel ou Rundstedt. À la tête du 56e Panzerkorps, puis de la 11e armée, enfin du groupe d’armées Don, le (bientôt) feldmaréchal, dont l’avancement est accéléré, va s’illustrer en direction de Leningrad par un raid éclair à travers les pays baltes et surtout par la conquête de la Crimée et de Sébastopol. Par la suite, malgré une considérable infériorité numérique, s’il ne put débloquer Stalingrad ni plus tard réduire le saillant de Koursk, il sut éviter l’encerclement de toute l’aile méridionale du dispositif allemand, recueillir les unités aventurées vers le Caucase et mener avec maîtrise le repli à travers l’Ukraine. Mais il fut gêné par l’obstination d’un Führer ne manquant pas de flair ni d’intelligence des situations, mais se mêlant de trop près du déroulement des opérations, méprisant les contraintes logistiques et surtout se refusant à tout abandon de territoire (fût-il temporaire), empêchant par là la souplesse de manœuvre où le commandement allemand aurait pu exercer son excellence. Ces campagnes, et leur bilan chiffré, sont décrites ici par le menu – et même parfois de façon un peu répétitive – et illustrées en annexe par des cartes précises quoique peu lisibles.
À y regarder de près, il semble bien que le message essentiel délivré ici par l’auteur qui y revient sans cesse, dépasse le seul cas Manstein et porte sur la responsabilité des grands chefs de la Wehrmacht dans les atrocités commises en Pologne et en URSS. Le verdict paraît accablant : sans se situer au cœur de l’appareil nazi dominé pour eux par des « parvenus » (et peu appréciés d’ailleurs par le trio infernal Göring-Goebbels-Himmler), ils avaient de la première après-guerre conçu en majorité une solide aversion pour la démocratie et le bolchevisme ; ils avaient servi sans enthousiasme le régime de Weimar, puis apprécié le renouveau progressif de la puissance germanique et le réarmement, applaudi à l’Anscluss… « Grisés par la foudroyante victoire sur la France », ils ont plutôt encouragé Hitler à obtenir un succès facile sur l’URSS stalinienne fragilisée par les purges et à réaliser ainsi ce Drang nach Osten dont ils partageaient le rêve. Selon Benoît Lemay, sans être directement à l’origine des mesures d’anéantissement comme le terrifiant « décret Barbarossa », véritable « permis de tuer », ils n’ont pu ignorer le caractère génocidaire de la lutte, ni ensuite le taux effroyable de mortalité des prisonniers soviétiques, l’exécution systématique des commissaires politiques, le terme catégorique de « judenfrei »… Parfaitement informés, ils ont exécuté les ordres et fourni des moyens aux « Einsatzgruppen » lancés sur leur sillage. Manstein fut l’un d’eux.
Il avait prêté serment, comme autrefois au Kaiser, sa loyauté était acquise. Il est contacté à propos de l’attentat du 20 juillet, mais plus prudent que Kluge, il « ne veut pas le savoir »… il ne dénonce pas non plus. Aux mains des Britanniques, qui refusent prudemment de le livrer aux Russes, il se présente à Nuremberg en « défenseur de l’honneur et de l’intégrité de la Wehrmacht » à dissocier de la machinerie national-socialiste. Il est jugé à son tour à Hambourg après de longs atermoiements (1949). Le vent a tourné ; ce n’est pas au moment où l’Allemagne de l’Ouest devient un bastion contre la menace rouge qu’on va s’attaquer à un symbole respecté outre-Rhin. La défense comprend même un avocat juif ! Manstein mourra dans son lit à 85 ans, laissant des mémoires au titre évocateur : Verlorene Siege (Victoires perdues).
Le biographe n’est pas hagiographe. S’il souligne les brillantes qualités guerrières du maréchal, il en dénonce l’arrogance et la vanité, ainsi qu’une ambition constante de parvenir à la tête de l’Armée de terre. Cet objectif explique que les entretiens parfois vifs avec Hitler ne débouchèrent jamais sur le domaine politique. Vers la fin, il conçoit l’illusion d’une stabilisation à l’Est, d’une paix de compromis et peut-être d’un rôle de « Pétain allemand ». Alors, grand militaire, mais se réfugiant dans un univers professionnel sans se poser trop de questions ?
Paru dans la collection « Tempus », orientée largement sur les grands conflits mondiaux, ce gros livre offre en outre un panorama intéressant sur les constantes du milieu militaire allemand. On perçoit aussi des similitudes avec l’époque napoléonienne, les maréchaux couverts d’argent et de décorations, fidèles dans le succès, inégaux dans l’adversité. ♦