La Russie entre deux mondes
La Russie entre deux mondes
Lorsque la Russie émerge des ruines de la guerre froide, c’est à un double choc qu’elle doit faire face : il lui faut tout d’abord surmonter la perte de l’Empire soviétique, avec les révolutions de velours de l’année 1989, qui, aux yeux de l’Occident, symbolisent l’irrémédiable perte d’un statut international hors du commun ; mais aussi, à partir du 8 décembre 1991 – date à laquelle M. Gorbatchev reconnaît la disparition de l’URSS comme sujet de droit international – elle doit également reconstruire une « nation russe », qui s’est à tel point diluée dans la construction soviétique qu’elle en avait perdu jusqu’à la conscience de sa propre existence.
C’est à une redécouverte de l’itinéraire compliqué qu’empruntera la Russie à partir des années 90 dans sa marche vers la modernité occidentale que nous convie l’historienne Hélène Carrère d’Encausse, en un ouvrage significativement intitulé La Russie entre deux mondes. Itinéraire parfois tortueux, en tout cas jamais avare de surprises, qui conduira le lecteur des illusions de l’immédiat après-guerre froide, où Européens comme Russes voulaient croire en un accès rapide de la nouvelle fédération à l’économie de marché ainsi qu’à la démocratie ; jusqu’à la tentative poutinienne de restauration de la puissance russe sur la scène internationale, certes couronnée de succès mais qui s’est effectuée au prix de nombreuses entorses à l’orthodoxie tant économique que démocratique.
Il est vrai que la Russie, même amputée d’une part de son empire, reste un État atypique, qui ne peut se résigner à adopter les voies communes qui mènent au succès international : il lui faut absolument trouver des raccourcis vers la puissance, jouer de sa double appartenance européenne et asiatique, et user des avantages que lui confèrent les derniers vestiges de son hégémonie passée. Sa position au Conseil de sécurité constitue l’un d’entre eux, tout comme sa situation de seul État au monde signataire de traités bilatéraux de maîtrise des armements avec les États-Unis, première et dernière superpuissance mondiale en situation de solitude stratégique selon le politologue Zbigniew Brzezinski.
Affleurent ainsi de toute part, dans l’attitude contemporaine du pays, les nombreuses permanences – quasi ataviques – qui, depuis des siècles, singularisent l’épopée russe. C’est là où le regard d’historienne qu’Hélène Carrère d’Encausse porte sur la Russie contemporaine se révèle particulièrement précieux : l’attention spécifique qu’elle accorde à l’histoire de longue durée, la connaissance intime qu’elle possède de la culture russe, tout comme l’acuité de ses analyses géopolitiques, éclairent avec beaucoup de bonheur la situation complexe de l’actuelle Russie, pays certes fasciné par la réussite de l’Europe occidentale, mais qui ne se sent pas pour autant prêt à en adopter les normes et modalités de fonctionnement.
À travers un tour d’horizon très complet des enjeux de politiques étrangères qui s’offrent à la nouvelle fédération, depuis ceux du rapport à la Chine ou à l’Islam, en passant par celui de la nature des liens qu’il convient d’établir avec Israël, l’Europe occidentale ou entre les États-Unis, Hélène Carrère d’Encausse nous dresse, en un style alliant clarté et élégance, le portrait d’un État conscient de ses vulnérabilités – en particulier démographiques – mais qui à nouveau semble croire en son destin. S’esquisse ainsi, par petites touches, le portrait d’une Russie partagée entre sa fascination ambiguë et parfois obsessionnelle pour un Occident dont elle estime être par nature l’une des principales puissances, et un attachement affectif, teinté de mysticisme, envers ses Orients, dont certains lui apparaissent – probablement à juste titre – comme le cœur de la croissance de demain (Asie-Pacifique) ou bien le lieu possible d’une intense compétition géopolitique à venir (Asie centrale). Au fil des pages, on entrevoit une société qui hésite entre la réaffirmation de ses traditions, en particulier orthodoxes, au risque d’un repli identitaire, et l’impératif d’ouverture à la modernité économique tout autant qu’à celui de la cohabitation interculturelle, que les hasards de l’histoire la mettent désormais en demeure de pratiquer. Voilà effectivement une Russie qui, aujourd’hui plus que jamais, semble, « écartelée entre deux mondes… » ! ♦