Le regard politique
Le regard politique
Ce livre d’entretiens retrace l’itinéraire intellectuel et expose « l’infrastructure » académique de Pierre Manent, directeur d’études à l’EHESS. L’un des esprits les plus pénétrants de la science politique française, il est de ceux dont le labeur incessant est de tenter de comprendre le réel et d’en exposer soigneusement les articulations sur la base d’une vision d’ensemble de la doxa occidentale.
Interrogé méthodiquement par Bénédicte Delorme-Montini qui sait susciter sa réflexion et le conduire plus loin que sa prudence naturelle l’y inclinerait sans doute, il nous livre en cinq moments successifs les principales étapes de son parcours. En partant de ses apprentissages et de l’influence familiale à laquelle il rend hommage, il nous conduit dans un premier temps vers la longue période d’analyse où sous la houlette directe de Raymond Aron au Collège de France, il va sérier soigneusement les cheminements entrecroisés de la philosophie, de la politique et de la religion. C’est aussi le moment où s’élaborera au contact de la pensée de Léo Strauss sa propre voie de recherche. Puis en deux chapitres denses et très documentés, il évoque sa réflexion en forme de système sur les formes politiques et leurs filiations complexes. Ce sont elles qui lui permettent d’envisager un enseignement de la philosophie politique qui devient l’une des disciplines à laquelle il consacre, selon l’antique tradition de la disputatio, un séminaire à l’EHESS. Depuis lors il tente d’inventorier et d’apprivoiser les modalités politiques du monde contemporain. Ce livre d’entretiens se boucle sur une réflexion de grande ampleur et d’une singulière actualité sur le général, le commun et l’universel, dont l’emboîtement qu’il analyse finement, le conduit à évoquer la construction européenne et la panne qu’elle connaît aujourd’hui, ainsi que l’Occident dont il dessine les contours fragiles.
On tient avec ce livre une ébauche de synthèse des tensions que connaît aujourd’hui, avec la démocratie, le fait politique dans le monde occidental. Une ébauche d’autant plus riche et novatrice qu’elle puise dans l’histoire longue, celle de la cité athénienne, celle de l’empire romain, du temps de l’Église catholique, du progrès des Lumières, tous éléments qui nous permettent de mieux comprendre la mutation en cours, une mutation qui va affecter profondément l’ordre politique d’une société à la recherche d’une nouvelle forme adaptée à ses réalités sociologiques, économiques et religieuses. Tout au long de cette recherche méthodique que conduit Pierre Manent, on croise de grandes figures : parmi d’autres, Machiavel d’abord, Machiavel l’énigmatique dont l’auteur fait grand cas ; Tocqueville aussi et sa vision éclairée de la raison politique ouverte par le temps des Lumières ; Rousseau dont la limpidité inspirée des raisonnements le séduit mais sans emporter sa complète adhésion ; mais aussi René Girard qui, aux temps de l’aventure de la revue Commentaire, l’a beaucoup intéressé. Leur mobilisation nous rappelle les héritages dont nous sommes imprégnés et qui constituent en ces temps mondialisés notre généalogie intellectuelle et politique commune à défaut d’être universelle, celle qui nous distingue d’autres sociétés humaines, d’Asie notamment.
Chercheur en marche vers les formes politiques modernes en gestation qu’il s’attache à discerner avec modestie, original par ses analyses (voir sa lecture peu conventionnelle du Moyen-Âge), érudit qui s’appuie solidement sur les parcours intellectuels de ses aînés en science politique, analyste curieux de notre siècle, attentif à ses évolutions et confiant dans une certaine régulation humaine, Pierre Manent est tout cela à la fois. Il nous dévoile dans ce passionnant livre de réflexions sa quête profonde de spectateur engagé d’homme lucide de ce monde. Ce faisant, il entreprend de baliser la mutation politique que nous vivons dans le brouillard stratégique actuel, de nous en suggérer la valeur et le sens, et ce pour notre plus grand bénéfice. ♦