Éditorial
Après le discours du ministre de la Défense aux stagiaires de l’École de guerre, le 20 janvier 2011 (1), il a paru souhaitable à la rédaction de la RDN d’en reprendre l’argument et d’en diffuser les principaux moments dans le numéro de mars pour animer une réflexion sur un thème sensible et controversé, celui du retour de la guerre dans le paysage national.
En changeant son nom pour reprendre la traditionnelle dénomination d’École de guerre et en choisissant le général de Gaulle comme parrain de sa 18e promotion, l’institution militaire se place aujourd’hui dans un sillage illustre. Elle le fait sur le site d’une École militaire qui se transforme progressivement en haut lieu de réflexion et de formation à la sécurité globale, en campus universitaire de sécurité et de défense, pour constituer à moyen terme, outre une base de défense, la seule implantation militaire dans Paris intra muros.
Morceaux choisis
Voici ce que rappelle le ministre d’État, Alain Juppé, du général de Gaulle :
Dans l’inconscient collectif, le Général symbolise autant, sinon davantage, l’engagement politique au service de la France que la vocation militaire au service de ses Armées. Pourtant, à travers sa carrière au sein de l’institution militaire, il incarne aussi l’ensemble des qualités qui font l’étoffe des plus grands chefs. De Gaulle, en effet, c’est d’abord l’expérience de l’action. Quand il entre à l’École supérieure de guerre, en 1922, il a comme beaucoup d’entre vous connu la réalité de l’engagement opérationnel. Il a vécu les combats, les gaz et la captivité. C’est un soldat expérimenté, un chef tactique aguerri, un homme marqué dans sa chair. C’est riche de cette expérience et de cette profondeur humaine qu’il décide d’entrer à l’École supérieure de guerre. Car il sait qu’il lui faut désormais acquérir une vision stratégique et politique : – Vision qui s’appuie sur l’indispensable culture générale, « véritable école du commandement » (in Le Fil de l’Épée). – Vision qui lui permettra, en 1940, de mettre en perspective la défaite de la France et de comprendre que notre pays n’a perdu qu’une bataille, dans une guerre qu’il pressent déjà comme un conflit mondial. – Vision qui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, au moment où s’ébauche la confrontation des deux blocs, le conduit à créer la force de dissuasion française, qui assurera à notre pays au sein de l’Alliance atlantique et de l’Europe une autonomie stratégique et le rang de puissance. De Gaulle, c’est aussi l’esprit d’audace. Audace du théoricien, d’abord, qui, s’inspirant du général Estienne et de Sir Liddell Hard, affirme dans Le Fil de l’Épée, puis dans Vers l’armée de métier, la nécessité d’une guerre de mouvement s’appuyant sur l’emploi des blindés, en complément de la guerre statique. Et qui en déduit l’exigence, à côté de l’armée de conscription indispensable pour défendre la ligne Maginot, de créer une armée de métier. Audace du praticien également, de l’homme d’action ancré dans le réel qui, en 1940 s’illustre à Montcornet et à Abbeville à la tête de la 4e division cuirassée. Il est l’homme qui a connu les deux grands conflits mondiaux. L’homme qui a mis fin aux guerres de décolonisation. L’homme qui a ouvert la voie à une évolution profonde de nos Armées, de leur finalité même, de l’emploi délibéré de la force, conçu comme un mode acceptable de règlement des conflits entre les nations, ouvert la voie aussi au projet d’interdire la guerre par la dissuasion nucléaire. Pour autant, jamais le général de Gaulle n’a imaginé que cette guerre interdite nous mettrait définitivement à l’abri de la renaissance de phénomènes guerriers, quelle que soit leur forme. Jamais il n’a imaginé que ces « luttes armées et sanglantes entre groupements organisés » pour reprendre la définition du philosophe Gaston Bouthoul (in Traité de polémologie), disparaîtraient de l’histoire des hommes. Aujourd’hui, c’est vrai, en Europe et au-delà, nous ne connaissons plus de guerres au sens traditionnel du terme. Mais au-delà des querelles de mots et des controverses de spécialistes, la réalité, c’est qu’aujourd’hui, nos forces sont parfois conduites à engager au niveau tactique et micro-tactique des combats d’une intensité comparable aux affrontements extrêmes des grandes guerres du siècle passé. C’est la raison pour laquelle j’ai voulu que votre école reprenne le nom d’École de guerre. Ce changement n’est pas de pure forme. Ce n’est pas un simple retour en arrière. Il a plusieurs objectifs. Le premier, le plus important, c’est de réaffirmer la place particulière des militaires, et en particulier des officiers, dans notre société, en rappelant que le métier que vous avez choisi est un métier à part, un métier qui fait de vous les dépositaires du monopole de la violence légitime de l’État et peut vous conduire à donner jusqu’à votre vie. Le deuxième objectif, c’est de renouer avec la tradition d’excellence qui a fait des Écoles supérieures de guerre les viviers de la pensée militaire et stratégique française. Je pense au maréchal Foch, rappelant à ses élèves que « les improvisations géniales sur le champ de bataille ne sont que le résultat de méditations antérieures », à l’amiral Castex, théoricien du lien entre guerre terrestre et guerre navale et fondateur de l’Institut des hautes études de défense nationale ou encore au général Gallois, père de la dissuasion nucléaire. Le troisième objectif, c’est de donner une meilleure visibilité à l’École, au sein de la communauté nationale, avec un nom ancré dans le subconscient des Français, mais aussi sur le plan international, grâce à une harmonisation avec les Écoles de guerre des puissances militaires alliées ; je pense notamment au War College américain. Enfin, quatrième objectif, tourner la page du chantier de l’interarmisation qui, s’il constituait un défi majeur au lendemain de la guerre du Golfe, au moment de la fusion des Écoles supérieures de guerre des quatre forces armées, est désormais derrière nous. J’ai pu le constater au moment des fêtes, lors de ma visite aux forces déployées en Afghanistan. Cette École, j’attends qu’elle fasse de vous les Officiers d’élite dont la France a besoin. Des Officiers capables d’abord de tirer le meilleur de nos moyens actuels et de penser notre outil de défense de demain. Pour relever ce défi, n’oubliez jamais la nécessité d’inscrire votre réflexion dans le cadre de l’ensemble de nos institutions. N’oubliez jamais de prendre en compte les grands enjeux de notre société, qu’ils soient politiques, sociaux, économiques ou culturels, mais aussi du bouleversement du monde qui nous entoure. Vous devrez également être capables de penser nos relations de défense de demain. Profitez des opportunités qui vous sont offertes pour échanger, créer des liens et faire de ces relations des partenariats toujours plus étroits, toujours plus innovants, dans cet esprit d’autonomie qui doit rester celui de nos Armées. Profitez-en également pour confronter vos expériences et vos visions du monde dans lequel vous évoluerez, lorsque vous serez les décideurs en charge de vos forces armées respectives. Vous devez enfin être capables de penser les conflits de demain. Cela suppose d’abord d’inventer les concepts qui permettront de faire face aux menaces déjà répertoriées par le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale et contre lesquelles nous n’avons pas encore élaboré de capacités d’action ni défini de doctrines. Comment conduirons-nous demain la défense antimissiles balistique ? Comment mènerons-nous les actions offensives et défensives de la cyberguerre ? Comment lutterons- nous contre les nouvelles formes de prolifération ? Le Livre blanc ne limite évidemment pas le champ de la spéculation intellectuelle que vous devrez conduire. Qui peut aujourd’hui définir de manière certaine ou même probable ce que sera la donne stratégique ? Bien sûr, nous disposons du concept de « surprise stratégique » officialisé par le Livre blanc. Mais ce concept reste flou. Aujourd’hui, je vous donne mandat d’imaginer non pas une, mais dix « surprises stratégiques », de construire des hypothèses crédibles et concrètes, d’élaborer les réponses doctrinales et capacitaires qui fonderont les choix de défense essentiels que les militaires ont le devoir de proposer aux plus hautes autorités politiques de notre pays. « (Le) caractère de contingence propre à l’action de guerre, écrivait le Général, fait la difficulté et la grandeur de la conception. Sous une apparence de sommaire simplicité, elle offre à l’esprit humain le plus ardu des problèmes, car, pour le résoudre, il lui faut sortir des voies ordinaires, forcer sa propre nature » (in Le Fil de l’Épée). Sachez, vous aussi, sortir des voies ordinaires pour mener une réflexion originale et audacieuse. Sachez, vous aussi, forcer votre propre nature pour permettre à la France de conserver un outil de défense digne d’une grande puissance militaire. |
Débats sur la guerre : attention
Cette exhortation à la pensée active et créative des militaires satisfera tous ceux qu’inquiète une période où le brouillard stratégique règne au point qu’ils redoutent une nouvelle surprise stratégique qui nous mettrait à nouveau au défi de subir une autre « étrange défaite ». Elle rejoint aussi naturellement la préoccupation constante de la RDN d’« éclairer le débat stratégique » et ce, depuis son lancement, juste avant la Seconde Guerre mondiale. Pour autant, elle incite à regarder non dans le rétroviseur historique, mais bien dans la longue vue prospective. Et au moment où la société française compte moins de 0,5% de sa population engagée dans le métier militaire, il convient de s’interroger sur le message actuellement diffusé du caractère inévitable de la guerre : nous serions en période d’avant-guerre. Mais prophétiser ainsi les choses n’est-ce pas se condamner à ne pas les comprendre ? Ainsi en a-t-il déjà été de la « non-guerre », de la « guerre contre le terrorisme », d’Al-Qaïda hier ou d’AQMI aujourd’hui.
Il y a près de cinquante ans, en pleine guerre froide, le général Beaufre annonce, réaliste, « la grande guerre et la vraie paix seront alors mortes ensemble » (2). Il y a plus de vingt ans, le Livre blanc décrète que « pour la première fois de son histoire, la France ne connaît plus de menace militaire directe à proximité de ses frontières ». Fin janvier, le général Desportes, en célébrant l’établissement récent de l’École de guerre, explique dans Le Figaro que le mot guerre avait « retrouvé son actualité, sa noblesse peut-être » et qu’elle est « pnotre futur ». Ces guerres qui viennent est le titre d’un livre que vient de publier le général Paris. Bien d’autres avant lui avaient également abordé ce thème. Je crains que le manque de sang-froid, l’amalgame et les effets de mode guettent nombre de ces analyses dont l’émotion médiatique se saisit avec avidité. Pour la confusion générale.
La question de la guerre est un thème fort, exigeant, mais qui justifie un débat de qualité, résolument tourné vers les temps à venir et plus serein que ce que la presse en rapporte généralement. La mobilisation politique de nos compatriotes, la légitimité de nos actions militaires, la budgétisation de nos moyens d’action et la stature stratégique de la France en dépendent. La réalité stratégique actuelle est sans doute bien plus complexe qu’un simple retour aux sources de la conflictualité intrinsèque de toutes les sociétés humaines. La guerre a en réalité muté et nous sommes engagés aujourd’hui dans des conflits qui imposent des combats de plus en plus durs, mais des « combats sans bataille » et des « conflits sans guerre » (3). Cette situation perturbe profondément l’approche de nos métiers militaires et la conduite des missions que l’on nous confie dont l’intensité peut pourtant rappeler les engagements du temps des grandes guerres. Aussi est-il bien légitime et nécessaire, et j’en conviens, de rappeler à temps et à contretemps que le métier militaire, c’est le combat, pour s’imposer par la force au risque de la vie. On l’oublie vite (4).
Mais le problème d’aujourd’hui n’est-il pas ailleurs ? Nous ne savons plus faire la guerre parce que nous ne savons pas faire la paix. Le problème est que la paix n’est pas seulement le silence des armes, mais l’acceptation a minima par l’adversaire de l’équilibre qu’on lui impose. Et la réalité est que la grammaire stratégique ancienne, celle qu’avait élaborée l’ordre de Westphalie, « l’État pour acteur, la Guerre pour moyen », cette grammaire ancienne structurée par les mots de guerre, de bataille, d’ami, d’ennemi, de vainqueur, de vaincu, de victoire et de défaite est aujourd’hui peu utilisable, hors d’usage, en particulier parce que l’État n’est plus le seul, voire le premier entrepreneur de violence et que les conflits sont devenus très profitables (5). Alors on peut regretter, c’est mon cas, la convocation excessive de la guerre pour redéfinir notre identité militaire qui n’en a pas vraiment besoin. Manquerions-nous à ce point de confiance en nous ? On peut regretter ce débat mal parti qui ne peut que dérouter une opinion publique plus mûre qu’on ne le pense et qui ne demande qu’à comprendre la situation actuelle et à soutenir ses forces armées dans leurs dangereux engagements, une opinion publique qui sait bien que la France n’est pas en guerre, mais qu’elle doit sécuriser au mieux ses intérêts dans un monde en crise.
Il faut donc aller plus loin que ce retour analogique à des sources datant de temps désormais révolus ; il faut explorer les conditions nouvelles de l’engagement opérationnel de nos forces. Et ne pas céder à la tentation commode de mobiliser un passé glorieux certes, mais dans lequel la guerre signifiait la mobilisation du « peuple en armes » pour défendre la Patrie, son territoire et sa population. Une période aussi où l’engagement industriel, budgétaire, culturel, politique du pays était acquis pour relever le défi vital d’un voisinage antagoniste. Les circonstances sont aujourd’hui tout autres aurait dit le parrain de la 18e promotion de l’École de guerre. La guerre est-elle morte comme l’annonçait le général Le Borgne en 1987 ? Sans doute pas, mais assurément elle a profondément muté et ce que nous vivons aujourd’hui est bien plus complexe qu’un simple retour aux fondamentaux de l’histoire militaire. Au travail.
Émergences
Pour conclure cet éditorial, il faut présenter le numéro de mars. Il évoque la place des femmes et des familles dans notre système de défense. Le soin apporté à leur soutien est intégré d’emblée dans la manœuvre opérationnelle pour consolider l’environnement du militaire engagé en opération. Autre consolidation en cours, celle du Brésil, un pays qui s’affirme comme un acteur du nouveau système du monde qui se dessine, non seulement en Atlantique Sud, en Afrique, mais aussi dans la réforme de la gouvernance mondiale. La transition politique à l’œuvre dans le monde arabe est un autre phénomène émergent qui modifie la carte de notre voisinage méditerranéen. Elle fera l’objet d’un suivi régulier dans notre « Tribune » (www.defnat.com). Elle fournit à l’amiral Lacoste, la matière d’une réflexion sur l’inacceptable commun, ferment de la coopération des peuples. Vous noterez enfin dans nos chroniques des éléments d’analyse sur les évolutions stratégiques en cours, notamment aux États-Unis et en Russie. ♦
(1) Le discours complet du ministre d’État, ministre de la Défense à l’amphi Foch de l’École militaire, le 20 janvier 2011 est consultable sur le site (/www.vie-publique.fr/discours/180983-declaration-de-m-alain-juppe-ministre-de-la-defense-et-des-anciens-com).
(2) Cf. Introduction à la stratégie ; Armand Colin, 1965, p. 93.
(3) Voir La fin des guerres majeures, ouvrage collectif sous la direction de Frédéric Ramel et Jean-Vincent Holeindre, Économica, 2010, chapitre 4.
(4) Voir dans ce même numéro les recensions du Mémento militaire d’Eugène-Jean Duval, de L’armée décomplexée, ouvrage collectif du CEPS et de Démocratie durable - Penser la guerre pour faire l’Europe d’Henri Hude.
(5) Cf. « Esquisses stratégiques », Cahier d’Agir n° 3, printemps 2010 (www.societestrategie.fr/?ca=esquisses-strategiques).