L’auteur nous montre que le voisinage chinois et pakistanais détermine la posture stratégique de l’Inde qui a fait dans ce cadre le choix d’une corrélation étroite avec les États-Unis. Mais c’est dans l’espace océanique et archipélagique asiatique, et bien au-delà en Asie centrale et en Afrique, que l’Inde émerge comme acteur décidé à participer à la gouvernance mondiale.
L’Inde émergente dans son environnement stratégique
Emergent India in its strategic environment
The author shows that India’s strategic posture is determined by its Chinese and Pakistani neighbours, which has led it into a close relationship with America. But it is in the oceans and archipelagos of Asia, and further away in Central Asia and in Africa, that India is emerging as a major player, determined to play a role in world governance.
Le déplacement inéluctable du centre de gravité économique et géostratégique du monde vers l’Asie place l’Inde, l’une des deux grandes puissances émergentes du continent, face à une équation sécuritaire inédite et complexe. Les élites politiques et militaires indiennes s’accordent pour définir leur pays comme une puissance émergente en passe de devenir une grande puissance. Cette certitude se fonde sur la croissance économique inédite du pays (8,2 % pour le dernier semestre 2010), sa montée en puissance militaire et son poids croissant sur la scène internationale. On peut schématiquement catégoriser l’environnement géostratégique de l’Inde en trois cercles principaux : les enjeux internes, régionaux et extrarégionaux. La sécurité intérieure reste un élément central dans les calculs sécuritaires indiens. Le terrorisme naxalite, les troubles sociopolitiques dans le Nord-Est et le mouvement séparatiste cachemiri sont autant de menaces pour la stabilité du pays auxquelles les autorités indiennes doivent faire face. Au niveau régional, New Delhi est confronté à l’activisme et l’instabilité du voisin pakistanais et à la montée en puissance de la Chine. Enfin, au-delà, l’Inde entend jouer un rôle croissant sur la scène internationale, ce qui implique d’être en mesure de protéger ses intérêts en projetant de la puissance et d’être représenté dans les principaux centres décisionnels. Nous traiterons ici des deuxième et troisième cercles.
Un environnement régional fragile caractérisé par la double rivalité avec la Chine et le Pakistan
Au plan régional, la rivalité indo-pakistanaise est un élément central dans les calculs stratégiques indiens. Depuis 1947, l’Inde et le Pakistan se sont affrontés dans le cadre de trois guerres majeures. Le Pakistan est largement perçu en Inde comme le principal facteur d’instabilité régionale, tant du fait de sa fragilité interne, que par son soutien aux mouvements terroristes, sa puissance militaire et ses capacités nucléaires. À cela s’ajoute le différend historique sur la question du Cachemire, facteur de blocage quasi-systématique dans toute négociation bilatérale. Les Indiens s’inquiètent de voir un jour un Pakistan doté de l’arme nucléaire devenir un « État failli », avec les conséquences que cela entraînerait sur leur sécurité nationale. New Delhi estime par ailleurs que les États-Unis ne sont pas assez fermes vis-à-vis du soutien de l’armée et des services de renseignement pakistanais à des groupes terroristes anti-indiens comme le Laskhar-e-Toiba ou le Hizbul Mujahideen. Ce reproche a été constamment adressé à Washington après chaque attentat piloté par des éléments pakistanais, comme ce fut le cas à New Delhi en 2001 et à Bombay en 2008. Cette retenue américaine permet au Pakistan de poursuivre à moindres frais sa guerre par procuration, face à laquelle les autorités indiennes se trouvent partiellement désarmées et ce, en dépit de leur supériorité militaire conventionnelle. La réponse indienne doit en effet se situer dans l’espace stratégique confiné et mouvant situé entre le seuil nucléaire pakistanais et un niveau acceptable de résultats politiques. Éviter un effondrement politique du Pakistan et la prise du pouvoir par les islamistes radicaux, tout en assurant une dissuasion efficace restent donc les deux objectifs prioritaires de l’Inde vis-à-vis de son turbulent voisin.
À un double niveau d’analyse régionale et continentale, la Chine apparaît comme le grand rival stratégique de l’Inde. D’un point de vue indien, la configuration géostratégique et sécuritaire de l’Asie de demain sera modelée par l’évolution du rapport de force sino-indien. Dans ce contexte, comment l’Inde se positionne-t-elle face à une Chine plus puissante économiquement, militairement et politiquement ? Si les deux pays ont conduit depuis 1988 un dialogue régulier visant à apaiser les tensions bilatérales et à trouver des points de convergence, les élites indiennes ont eu, depuis la défaite de 1962, tendance à nourrir un certain complexe d’infériorité vis-à-vis de la Chine. Aujourd’hui, l’objectif de New Delhi à l’égard de Pékin semble consister à rester dans la course à l’influence en Asie, notamment en Asie du Sud, du Sud-Est et dans l’océan Indien. L’Inde se perçoit en effet dans les marges de la Chine, où elle constate un accroissement de l’influence politique et économique chinoise ainsi qu’une très nette montée en puissance militaire. Ainsi, l’idée d’une « ceinture de contention anti-indienne » (ou « collier de perles »), conceptualisée par le cabinet américain Booz Allen & Hamilton, a fait son chemin dans la littérature stratégique indienne depuis quelques années. La stratégie indienne consiste donc à s’affirmer sur ses marges, notamment dans la région du Cachemire et du Nord-Est. En Assam, l’Inde a récemment déployé deux escadrons de chasseurs bombardiers Su-30MKI pour renforcer sa présence et son allonge stratégique. Le statut de l’Arunachal Pradesh (que les Chinois appellent Tibet du Sud) n’est quant à lui toujours pas réglé, en dépit de longues négociations. Pour beaucoup d’experts indiens, l’Armée chinoise serait le principal moteur des manœuvres anti-indiennes et pousserait en interne pour que les questions de l’Arunachal Pradesh et du Cachemire soient considérées comme des priorités absolues de la politique étrangère chinoise. Or, Pékin fournit depuis plusieurs décennies au Pakistan des technologies militaires (chasseurs JF-17, missiles Shaheen) dans le but de réduire la dissymétrie des rapports de forces en Asie du Sud, au détriment de l’Inde. Fort logiquement, une des priorités de New Delhi est donc de contrer l’axe sino-pakistanais d’autant qu’en Azad Cachemire (Cachemire pakistanais), la Chine a massivement investi dans les infrastructures, notamment dans l’autoroute du Karakorum, le pont de Jhelum ou le barrage de Daimer Basha. L’APL chinoise y déploierait par ailleurs des milliers d’hommes, notamment dans la région du Gilgit Baltistan. Ce sentiment d’un « axe anti-indien » est renforcé par les refus répétés de Pékin de visas à des officiers indiens stationnés au Cachemire. À plus grande échelle, la Chine est souvent perçue comme cherchant à entraver la montée en puissance de l’Inde, notamment en s’opposant à son entrée au conseil de sécurité des Nations unies et en protestant contre le statut exceptionnel accordé par Washington à l’Inde en matière nucléaire.
Il reste 45 % de l'article à lire
Plan de l'article