Pensée militaire - Ruses de guerre (2e partie)
Les ruses de guerre ont pour objectif de piéger l’ennemi en l’insérant dans un jeu fallacieux destiné à l’éloigner d’une réalité opérationnelle. Tous les artifices de tromperie déployés dans l’opération Fortitude ont ainsi berné Hitler en lui faisant croire que le débarquement allié s’effectuerait dans le Pas-de-Calais (voir RDN, mars 2011). L’Histoire de la Seconde Guerre mondiale comporte d’autres épisodes de ce type où l’emploi de leurres à grande échelle a changé le cours d’un affrontement. Dans ce registre fourni de la guerre de l’illusion, les Britanniques se sont révélés particulièrement créatifs, notamment en mettant sur pied la force A, une unité dirigée par le général Dudley Clarke pour orchestrer les actions de désinformation sur le front du Proche-Orient. En vue de mettre en scène des manœuvres en trompe-l’œil, le spécialiste reconnu des faux-semblants a mobilisé du personnel d’origines très diverses : militaires (généralement iconoclastes et imaginatifs), ingénieurs, universitaires, acteurs, décorateurs, chimistes et même prestidigitateurs. Le grand succès de cette entité nébuleuse mais extrêmement efficace reste l’opération Bertram qui a permis la réussite de l’offensive britannique à El-Alamein en octobre 1942. Afin de persuader l’état-major de Rommel que l’attaque aurait lieu au sud alors que le véritable assaut était prévu plus au nord par Montgomery, Dudley Clarke a mis en œuvre toute une série de stratagèmes sur le terrain : construction d’un oléoduc et de dépôts de carburant factices, effacement des traces de déplacement d’engins blindés par de vastes et rapides actions de balayage au lever du jour juste avant le passage des avions de reconnaissance allemands, hauts parleurs diffusant des bruits de chars, création de pistes imaginaires de blindés à l’aide de chevaux traînant des herses, fabrication de fausses unités composées de baudruches en caoutchouc et représentant des véhicules et des matériels militaires. Pour couronner le tout, la force A a placé au sol de vraies pièces d’artillerie sol-air pour contraindre les aéronefs d’observation de la Lüftwaffe à voler le plus haut possible, rendant ainsi les prises de photos imprécises.
En Europe occidentale, le Führer a été grugé sur d’autres fronts. Il a ainsi été fermement convaincu d’une attaque alliée de grande ampleur en Norvège. Cette illusion a été entretenue par l’entreprise de désinformation portant sur l’existence d’une prétendue armée de 20 000 hommes en Écosse prête à envahir le pays des Fjords. Un faux QG de cette unité fantôme avait été simulé au château d’Édimbourg. Le trafic radio mettait aussi en évidence le rôle conséquent d’une unité américaine du génie stationnée en Irlande du Nord. La formation de sapeurs était bien réelle, mais elle comportait de fausses escouades supplémentaires équipées d’engins destinés à faciliter la mise à terre de troupes sur des plages. Là aussi, le subterfuge a eu des résultats : il a obligé l’état-major allemand à renforcer des sites de défense qui n’ont pas été abordés et à baisser la garde sur les objectifs prioritaires des Alliés, en particulier le théâtre des côtes normandes.
Durant la guerre d’Algérie, Bigeard a été le maître d’œuvre de duperies dans des opérations de contre-guérilla. Parmi les fameuses réussites du célèbre officier parachutiste figure l’action audacieuse des commandos Georges composés de combattants musulmans ralliés. Dans la journée, ces musulmans « retournés » par des séquences de conviction leur expliquant le bien-fondé de leur engagement vivaient avec leurs congénères du FLN et recueillaient de la sorte de nombreux renseignements. La nuit tombée, ils devenaient des soldats. Vêtus en fellaghas, ces commandos précédaient les unités françaises dans les villages. C’est alors qu’ils jouaient une comédie répétée minutieusement à maintes reprises à l’instruction : devant la population et le chef du douar, ils prétendaient fuir les parachutistes et détenir des informations sur leurs positions. Du coup, toute l’équipe du FLN local accourait et se retrouvait prisonnière des militaires français qui suivaient à quelques centaines de mètres. Bien rôdé, le piège a fonctionné fréquemment.
La déception qui a pour dessein de tromper l’adversaire et de créer les conditions favorables à la surprise procède ainsi à des mises en scène grandiloquentes qui nécessitent des moyens importants (pour créer des unités fictives) et des talents d’acteurs. Dans cette technique de la supercherie, les transmissions occupent une place essentielle. Elles peuvent agir dans trois domaines : simulation d’émissions radio pour créer des réseaux fictifs en vue de duper l’adversaire sur les forces en présence, introduction dans des circuits étrangers pour imiter un correspondant et action de propagande (qui résulte souvent de la combinaison des deux pratiques précédentes). La radio est en effet fréquemment utilisée pour les entreprises d’intoxication. Pendant la guerre du Viêt-Nam, les communistes nord-vietnamiens avaient submergé leurs réseaux d’informations erronées sur la position de leurs unités et surtout sur la valeur opérationnelle de leurs combattants volontairement dépréciée. Abusés par cette guerre psychologique conduite par le Viêt-Cong, les services de renseignement américains avaient alors transmis au Pentagone au tout début de janvier 1968 un rapport sur l’état délabré des forces communistes. Cette synthèse volumineuse, particulièrement optimiste pour les États-Unis sur l’issue du conflit, mentionnait notamment l’incapacité des unités du Viêt-Cong de mener une action d’envergure et de s’attaquer à Saigon (jusqu’à cette date, la capitale sud-vietnamienne avait été épargnée par la guerre). Or, un mois plus tard, les guérilleros communistes lançaient l’offensive généralisée du Têt en déferlant massivement sur plusieurs garnisons américaines et en menant des raids meurtriers dans certains quartiers de Saigon.
L’art subtil de la tromperie se réfère également au principe du cry wolf syndrome (« crier au loup ») qui se traduit par la répétition fréquente d’exercices dans des situations proches de la réalité pour faire croire à l’imminence d’une offensive. L’accumulation, voire la redondance, d’activités simulées introduisent progressivement des indices de crise dans le flux des événements qui jouent sur les nerfs de l’adversaire et perturbent son attention. Pendant les douze mois précédant l’opération Paix en Galilée (juin 1982), les Israéliens ont ainsi simulé une dizaine d’attaques contre le Liban. Constamment mises en alerte, les forces adverses n’ont réagi que lors des cinq premières manœuvres et le jour décisif, les unités terrestres et aériennes de Tsahal ont pu bénéficier de l’effet de surprise face à des adversaires usés par de vrais faux avertissements.
Les ruses de guerre reposent sur le bluff. Cette bataille psychologique intègre certaines séquences d’une partie d’échecs et d’un jeu de poker. Dans ces deux affrontements, l’art de la feinte, le culot et l’imagination débordante mais maîtrisée constituent des atouts significatifs. L’expansion des moyens de communication, en particulier des réseaux sociaux sur Internet, a élargi considérablement le champ de diffusion des informations (vraies et frelatées). Sur ce chapitre, les experts anglophones ont développé les Tricksters (dupeurs, filous), ces forums où sont testées des myriades d’astuces et qui permettent aux internautes de s’entraîner aux différentes formes de ruses et d’acquérir un esprit futé. Voilà un divertissement pédagogique qui pourrait être utile dans nos écoles d’enseignement militaire. Car la ruse de guerre reste avant tout une disposition de l’esprit. ♦