Marchés criminels
Marchés criminels
Cet ouvrage peut être considéré comme un document de base sur le sujet. En effet, il présente d’abord une analyse particulièrement précise et fouillée de chacun des cinq secteurs retenus comme entrant dans le domaine des marchés criminels et procurant à chaque étape des bénéfices astronomiques collectés par des myriades d’intermédiaires. Défilent ainsi l’environnement (entendons par là notamment le trafic souvent méconnu d’espèces protégées) ; la traite des personnes (y compris l’immigration clandestine) ; la contrefaçon (avec par exemple le danger mortel présenté par les faux médicaments) ; l’armement (allant jusqu’aux produits NRBC) ; enfin évidemment la drogue (et ses innombrables circuits intercontinentaux). Le lecteur trouvera ici une masse d’informations chiffrées. À moins d’être déjà un spécialiste de la question, il découvrira des faits proprement effarants, puisés surtout dans des enquêtes de presse : des villages moldaves vidés de leurs jeunes filles envoyées en « centres de formation… de prostitution » ; le prélèvement d’organes sur des prisonniers vivants en vue de leur revente ; des saisies douanières en augmentation de 3 000 % en France sur une quinzaine d’années ; la kalachnikov à 70 dollars en Biélorussie, l’usage de submersibles chargés de cocaïne…
L’approche analytique est complétée par la constatation essentielle, soulignée par le titre (« un acteur global »), selon laquelle il ne s’agit pas – ou plus ? – de monoactivités séparées, étanches et cantonnées géographiquement, mais bien d’un ensemble multiforme et se jouant des frontières. Un « maillage complexe de prête-noms et de sociétés écrans », libérés des « lourdes tutelles étatiques » du temps de la guerre froide couvre désormais le globe et profite à fond de la mondialisation. Des stratégies intégrées disposant de capitaux impressionnants (à la taille d’une « place au sein du G8 » !) utilisent les méthodes de travail en réseau, se créent des façades légales grâce à des techniques sophistiquées de blanchiment, décrites ici dans un chapitre particulier, et s’enracinent en pénétrant tout le système économique d’États faibles ou défaillants en allant jusqu’à offrir un « modèle alternatif de développement ». Parmi beaucoup de chiffres, retenons que le khat représente au Yémen 25 % du PIB et 16 % des emplois, tandis qu’en Italie un commerce sur cinq et une entreprise industrielle sur sept seraient aux mains des mafias.
La constatation de l’étendue du désastre ne peut guère pousser à l’optimisme quant à l’efficacité des mesures de lutte contre le fléau. Sans méconnaître l’utilité de procédés comme la surveillance maritime et aérienne, les écoutes, l’infiltration ou le flair des chiens, l’auteur mesure le risque de corruption des individus ou même des institutions, dans des « trous noirs » comme la Transnistrie, quand il ne s’agit pas carrément d’un laxisme plus ou moins intéressé régnant dans des dizaines d’États et de territoires montrés du doigt dans un édifiant tableau figurant aux pages 234 et 235. Tout cela n’empêche d’ailleurs pas de grandes puissances honorables de mêler à l’affaire des objectifs de nature stratégique, en souvenir de la guerre de l’opium. Mickaël Roudaut déplore surtout, au niveau national comme international, la multiplicité de textes pas plus efficaces que réellement applicables et celle de services répressifs « lourds, lents, hiérarchisés », souvent trop spécialisés, redondants ou concurrents.
À défaut de remède radical, il recommande d’explorer quelques pistes pour reprendre au moins une partie du terrain perdu : réduire, à défaut d’éradiquer. La prohibition totale a montré ses limites et la solution d’une légalisation partielle et contrôlée n’est pas à écarter. L’action devrait par ailleurs viser au porte-monnaie en enquêtant sur les trains de vie inexpliqués et, à l’autre extrémité, peser sur la demande tout en faisant comprendre à chaque citoyen qu’il est directement ou indirectement concerné. À la souplesse des marchés criminels, à l’« imagination sans cesse renouvelée » des trafiquants devrait correspondre une mutualisation des organes policiers, judiciaires et financiers. Au-delà il conviendrait d’élargir le débat, de sortir du domaine strict de la criminologie et de se rendre compte qu’on plonge dans celui de la géopolitique. ♦