Esprit du droit musulman
Esprit du droit musulman
En ces temps de révolutions arabes aux lendemains incertains, il n’est pas inutile de revenir sur ce livre, publié en 2008 à partir d’articles antérieurs. Jean-Paul Charnay se situe au carrefour de disciplines diverses, stratégie, histoire, droit, islamologie, philosophie. Placé à ce carrefour comme un agent de la circulation, il est ici à son affaire. C’est qu’aucun domaine n’est étranger à la religion du Prophète. C’est aussi que les doctes de l’islam sont contraints, pour l’exercice de leur magistère, à couper les cheveux en quatre.
Pourquoi donc cette prolifération juridique alors que, par la voix de son Prophète, Dieu a tout dit ? Les juristes musulmans, en effet, confrontés à l’épreuve du temps et désireux de s’y adapter, se heurtent sans cesse au butoir de la Révélation, comme mouches enfermées dans un bocal. C’est de cet enfermement même que résultent leurs « constructions raffinées », leurs ruses aussi (hiyal) permettant de contourner les interdits, tous efforts pathétiques déployés en vue de guider les croyants assaillis par la modernité. L’islam, résume l’auteur, est une « logocratie » et le juriste consciencieux devrait se contenter de vérifier la conformité coranique des idées et des actes. Certes, dans les tout premiers siècles de l’Islam, les ulémas ont exercé leur jugement personnel, ijtihâd dont, effarés de leur propre audace, ils ont vite « fermé la porte », figeant le droit en quatre écoles canoniques. Il est vrai qu’ils avaient beaucoup travaillé et fait de leur foi une « religion du modèle », recueillant ou fabriquant actes et dits du Prophète, hadith dont l’énorme collection vint, sous le nom de sunna, enrichir la Révélation. Dieu restant le seul vrai législateur, trois siècles d’effervescence studieuse ont dressé une échelle sur laquelle prennent place les œuvres et les choses. Du harâm au halâl, de l’interdit au licite, un dégradé subtil permet au musulman ordinaire de choisir comment se comporter. Reste qu’en ces temps galopants, les juristes ont du grain à moudre. Leurs fatwa se multiplient par lesquelles, Internet aidant, ils répondent aux angoisses du bon peuple. Jean-Paul Charnay se donne bien du mal pour fonder en raison ce code de bonne conduite. Les « nouveaux penseurs de l’islam » sont eux-mêmes à la peine, désireux qu’ils sont d’offrir au monde l’image d’une religion d’ouverture et de paix.
L’essentiel ainsi résumé, maladroitement tant l’affaire est complexe, on trouvera dans ce texte dense maintes notations de grand intérêt et grande actualité. Ainsi sur les querelles de compétence entre le savant et le prince, sur le soufisme comme échappatoire au carcan de la Loi, sur la condition féminine, sur l’économie moderne terrain privilégié des « ruses » dont nous parlions, sur les peines de sang dont l’amputation est la plus cruelle, sur les droits de l’homme que l’auteur, provocant, oppose aux droits de Dieu. On se permettra de regretter pourtant la faible part faite au jihâd, concept bien encombrant. Après un si bel effort, Jean-Paul Charnay n’est pas optimiste. L’islam, au défi de la modernité, est en crise et, pour s’en tenir au sujet ici traité, en voie de « déjuridicisation ». Celle-ci, imprudemment poussée au bout, mettrait en cause le statut du Coran. Alors, dit-il, « l’islam demeurerait-il ? ». ♦